— Alors, cette soirée avec Robert ?

— Très agréable.

J'ai occulté le sourire de connivence d'Elizabeth. Les œillades de Sandra et de Karine. Elles voulaient des détails, des précisions. Mais j'ai prétexté un travail urgent à finir. Le regard vissé à l'écran de mon ordinateur, je n'ai plus dit un mot. À vrai dire, je n'avais plus pensé à Robert. À ce qu'il m'avait dit. Hier soir, il était parti très vite. En claquant la porte, il était déjà sorti de ma tête, de ma vie. Qu'importe ! Il n'était pas important. Je n'allais pas le revoir. D'autres choses, bien plus essentielles, me préoccupaient.

Les jeunes filles… Leurs maisons… Pourquoi, au fond, avais je envie d'effectuer ce parcours ? Pourquoi le poursuivre ? Quelle satisfaction, quel soulagement pouvais je en tirer ? Je n'avais connu aucune de ces jeunes filles. Je n'arrivais pas à comprendre ce qui me poussait à me rendre devant les maisons.

J'ai tergiversé, pour l'immeuble de Marie. Je me suis trouvée toutes les raisons du monde pour ne pas y aller. Mais j'y pensais sans cesse. Et puis, bien plus tard, tandis que je marchais malgré moi vers la rue de Marie, je me suis dit que mon pèlerinage était autre. Je leur rendais hommage, à ces jeunes filles. Je venais leur dire à ma façon que je ne les oubliais pas. Qu'elles m'habitaient, toutes.

En passant devant un fleuriste, j'ai acheté une longue rose blanche. Munie de ma fleur, je me suis sentie investie d'une mission. Je n'avais plus les mains vides. J'allais faire quelque chose d'utile. D'important.

L'immeuble de Marie était grand et moderne. Je me suis aventurée dans un hall bas de plafond qui sentait la pisse de chat. Une gardienne somnolait devant sa télévision. Elle me jeta à peine un coup d'œil.

J'ai essayé d'imaginer ce qu'elle avait entr'aperçu de moi. Une femme de quarante ans, une rose à la main. Grande, mince, avec des lunettes. Rien d'un cambrioleur. Une voix intérieure m'a poussée. Je me suis entendue demander à la gardienne où était l'appartement de la jeune fille qui avait été tuée ici, il y a quelques années.

Marie, une étudiante en droit. Une grande rouquine, aux taches de rousseur. L'homme s'était caché dans la cage d'escalier. Il avait repéré l'appartement de Marie. Il avait écouté sa voix derrière la porte, tandis qu'elle parlait au téléphone avec une amie. Pendant une demi-heure, il avait attendu qu'elle ressorte, car il avait compris qu'elle donnait rendez-vous à son amie.

— Cinquième gauche, marmonna la gardienne, sans ôter son regard de l'écran.

Elle n'a pas eu l'air étonné. Elle s'en fichait.

L'ascenseur m'a emmenée au cinquième. Un long boyau obscur, une série de portes. Mon cœur battait très fort. La rose m'a piqué le doigt d'une épine coriace, mais je n'ai rien senti.

J'avançais sur les pas de l'homme. Je regardais ce qu'il avait vu, le soir où il avait tué Marie. Le linoléum fissuré, les plinthes ébréchées. Les appliques qui clignotaient. J'écoutais ce que ses oreilles à lui avaient dû capter : le brouhaha sourd de l'immeuble, la radio, la télévision, la sonnerie d'un téléphone, les éclats de voix, le vrombissement d'un lave-vaisselle.

Marie était sortie par cette porte, insouciante, pressée de retrouver son amie, et l'homme l'avait poussée dans le studio. Comme d'habitude, personne n'avait rien vu, personne n'avait rien entendu.

Lentement, j'ai déposé la rose sur le paillasson. Peu importe qui habitait là maintenant. La rose était pour Marie, même si quelqu'un d'autre, un inconnu, allait la ramasser, et la garder.

Tout à coup, j'ai pensé à la maman de Marie, qui avait dû venir souvent lorsque sa fille était encore en vie. Elle avait certainement dîné ici avec elle des dizaines de fois.

Elle avait dû se tenir exactement là où je me tenais à présent, quand on avait emmené le corps de son enfant.

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