Cette même nuit, je n'ai pas pu dormir. Je suis revenue dans le salon, le chat sur mes genoux, penser à ce que m'avait dit maman. J'ai pensé à l'ombre noire, à ce qu'elle avait de maléfique, de puissant. À l'épouvante qu'elle faisait encore naître en moi. Je me souvenais de l'immeuble des meurtres d'enfants, enfoui dans ma mémoire, et de l'horreur qui se projetait sur moi lorsque je passais devant avec maman. J'ai pensé à Anna, au vertige que j'avais ressenti dans « sa » chambre, dans l'endroit où elle avait perdu la vie.

Lorsque j'ai enfin sombré dans le sommeil, le froid de la chambre d'Anna s'était mêlé à l'ombre noire, et je me suis réveillée glacée, le cœur dans la gorge. Anna et l'ombre noire qui avançait sur elle, qui la soumettait à elle, Anna et les enfants qu'on torturait, qu'on tuait.

J'ai allumé toutes les lumières du salon, et j'ai écouté le bruit du trafic le long du boulevard. Les minutes s'écoulaient et je suis parvenue petit à petit à me calmer. Longtemps je suis restée assise devant la fenêtre, le dos courbé, brisée. L'idée de me remettre au lit me révulsait. Je préférais attendre le matin, que maman se réveille.

En contemplant le quartier endormi, j'ai compris que ma vie ne serait plus jamais pareille. Que m'arrivait-il ? J'avais conscience de subir une métamorphose, mais en même temps, je sentais que cette sensibilité qui me paraissait nouvelle prenait en moi des racines profondes et anciennes.


J'avais peur. Chaque lieu avait désormais une histoire, son histoire, ses drames, ses peines. J'avais peur, une peur bleue, peur du bagage émotionnel d'un lieu de vie, peur de la mémoire des murs. Il me semblait que j'étais devenue une sorte d'éponge, de buvard, une antenne qui captait de façon surnaturelle tout ce qui s'était passé dans une maison. En pénétrant dans un appartement inconnu, j'ai constaté une chose étonnante : j'étais sensible aux odeurs, et ce que mon odorat débusquait en franchissant un palier étranger reflétait aussi, à sa façon, un pan du passé. Des relents sucrés, lourds, fanés, faisaient surgir des histoires d'alcôve flétries, répugnantes, usées par les années ; des effluves poussiéreux, faussement propres, mêlés à des substances de cire liquide pour parquets, de nettoyant javellisé pour cuisines, ressuscitaient des intimités dont je ne voulais rien savoir : des cohortes de ménagères acariâtres, des conflits familiaux le matin au petit déjeuner, des maris grognons et nonchalants, comme le mien l'avait été, et une armada d'adolescents bruyants aux doigts gras qui maculaient les murs des couloirs. Il y avait aussi des odeurs qui me prenaient à la gorge, des exhalaisons de renfermé, de vie figée, de mouvements pétrifiés, et c'étaient ces odeurs-là, ces odeurs étouffantes que j'avais appris à craindre, car je me doutais qu'elles avaient un lien avec un drame. Des odeurs accompagnées de couleurs : noir pour le mal et rouge pour le sang, un rouge violent, épais, luisant, qui laissait des traces indélébiles à l'intérieur de ma tête.

Tout ça, toutes ces choses nouvelles, si peu en accord avec mon caractère de femme « dénuée d'imagination », sans fantaisie, à qui pouvais je les avouer ? Pascaline Malon, tu pètes les plombs. Pascaline Malon, tu pètes les plombs. Je me le répétais souvent, en tournant les talons une fois de plus devant un appartement qui semblait parfait, au nez et à la barbe d'un propriétaire éberlué. Même dans le cadre banal de mon hôtel, entre ces murs aseptisés, ces meubles aux lignes lourdes, je n'avais pu m'empêcher de penser à ce qui s'était déroulé ici. Dans cette chambre. Des scènes belles, gaies, tristes, ou horribles ? Qui avait pleuré ici, aimé ici, ri, chanté, rêvé, et pourquoi ? Que s'était-il passé en moi depuis Anna et la rue Dambre ?

La fragilité de la vie m'impressionnait. Je pensais à Anna, à sa courte trajectoire, et je frémissais. Qu'avait-elle connu de la vie, elle, et les six autres jeunes filles assassinées par l'homme ? Elles avaient toutes entre dix-sept et vingt ans. Elles étaient jolies. Elles étaient à l'aube de leur vie.

J'ai trouvé sur Internet tout ce qui concernait leur meurtrier. Il était né d'un père inconnu et d'une fille facile. Il avait été conçu à la hâte sur la banquette arrière d'une voiture. Quelques secondes de plaisir furtif, et deux personnes qui se voyaient pour la première et la dernière fois de leur vie avaient, sans le savoir, engendré le mal. J'y pensais souvent, à cette rencontre éclair aux conséquences désastreuses. Comment se fabriquait le mal ? Dès la rencontre entre le spermatozoïde et l'ovule ? Dès l'embryogenèse ? Dès la première minute de vie, la première heure, embusqué derrière le front plissé d'un nourrisson ? Ou venait-il plus tard, charrié par les pulsions de la puberté, du ressentiment, de la solitude ?

La mère avait mené sa grossesse à terme, en réussissant à la cacher à son entourage. Le bébé avait été confié à la DASS le jour de sa naissance. Il n'avait jamais revu sa mère.

Désormais, je n'ignorais rien du parcours chaotique de cet homme, de ses errances, de sa perversion. J'aurais pu le reconnaître dans la rue. Pourquoi cela me touchait-il autant ? Pourquoi le visage d'Anna s'imprimait-il sur mes paupières lorsque je fermais les yeux ? La mort d'Anna pesait sur moi. Je ne la voyais jamais vivante, mais morte, la gorge béante. Je ne pouvais plus supporter cette vision, la vision d'une jeune fille assassinée, les visions des six autres destins brisés.

Anna, le premier meurtre. Rebecca, le dernier. Sept crimes, tous avoués, tous racontés dans le détail lors du procès. Je n'avais pas d'enfant. Mais quand je pensais à ces jeunes filles tuées, j'étais comme une mère. Je me sentais vide d'elles, comme si on avait arraché mes entrailles.

Je me sentais vide de la petite fille que j'avais perdue.


J'avais des pensées incongrues, bizarres. Je me demandais si, dans les autres appartements où les meurtres avaient eu lieu, des personnes venant vivre là après avaient ressenti les mêmes frayeurs que moi. Il existait dans la ville sept appartements marqués par le passage sanglant de cet homme, sept chambres à coucher dans lesquelles on avait retrouvé une jeune fille poignardée, les mains attachées dans le dos. Sept appartements estampillés par l'horreur du crime, sept portes d'entrée mises sous scellés, sept levées de corps sous le regard bouleversé d'une mère, d'un père. Sept endroits où il ne restait de la jeune fille que ses affaires, ses vêtements, ses livres, ses objets, où un ménage morbide avait dû être fait – par qui ? comment ? –, car il avait bien fallu éponger le sang, laver les taches sur le mur, ôter la literie maculée de rouge.

Et pourtant, j'en étais certaine, ces appartements étaient habités aujourd'hui. On y dormait, on y mangeait, on y vivait, on y faisait l'amour. Là, exactement là où la mort avait frappé sous sa forme la plus abominable. Je me demandais si les gens qui vivaient là savaient ce qui s'était passé chez eux. Je ne parvenais pas à croire que j'étais la seule à vouloir partir, la seule à posséder cette sensibilité-là. La seule à avoir froid dans le dos.

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