CHAPITRE X

Seulement voilà : je ne me réveille pas. Le délire est impossible à contrôler. Il te prend, te lâche… Tu peux le déclencher, seulement, une fois qu’il a démarré, faut qu’il s’accomplisse la trajectoire.

Bon, moi je me figure dans un coin d’Afrique. Ces dunes, ces palmiers… Elle est plus vraie que nature, cette nature-là. Elle a une odeur aussi. Ça renifle le sable, la plante pourrissante et le piment en poudre…

Quelque part, dans le silence de la nuit, un animal lance un long cri triste. Il vient de blatérer, donc s’agit d’un dromadaire. Le braiement d’un âne lui répond. Et tout retombe dans une épaisse torpeur, limée en secret par des insectes affairés.

Il fait chaud. Je sors, nu-pieds… Des trucs me picotent les agacins. Je continue d’avancer, puis je me retourne. La construction que je viens de quitter est de style mauresque, comme les autres, c’est-à-dire qu’elle est cubique, avec de la dentelle au bord du toit et autour de la porte. La lampée de whisky que j’ai sifflée me tord un brin la tripe. Drôlement bien imité, mon mirage, tu ne trouves pas ?

Je marche… Le sol est évasif, mi-dur mi-sableux, et constellé de fétus piquants.

Je passe devant une maison obscure, puis devant une autre. L’âne nostalgique y va d’un nouvel appel de détresse. Ensuite, y’a le désert, ou assimilé, une étendue onduleuse, avec des touffes d’herbes, des palmiers isolés, une piste incertaine.

Je m’arrête. Les odeurs, les bruits secrets de la nuit, ce menu crépitement, sont-ce réellement des illusions ? Les accessoires d’un grand rêve comateux ?

Perplexe, ton San-A se dit : « Et si c’était du vrai ? Et si cela existait pour de bon ? »

Alors, quoi ? Où serait passé l’hospice psychiatrique de Normandie ? Dans un cas ou dans un autre, je me suis berluré, mais le sirop de songe, c’est maintenant ou avant ? Ici, ou ailleurs ? À quel moment de cette espèce de coma saugrenu ?

Je marche. À chaque pas une notion de danger naît et croît en moi. Comme je crois en toi !

Le sentiment perplexe que je dois fuir n’importe où, me planquer, car il y va de ma peau et de ma raison.

Je mate en arrière, comme le coureur échappé qui guette le déboulé féroce de ses poursuivants. Le rectangle de la porte ouverte. Je vois nettement le couloir éclairé. Vide… J’aurais dû relourder en m’en allant.

Où suis-je ? Cette piste qui largue l’agglomération part vers le mystère. Des dunes, et des dunes, en vagues stratifiées. Cela fait des plis, comme une pesante draperie, au clair de lune. Rien de fameux ne peut venir de cette voie.

Mais quoi ? Je marche dans la direction que j’ai adoptée inconsciemment. Tu poses un enfant au sol. Il se met à arquer, non ? C’est cela le destin : ce choix qui n’en est pas un. Cette option par éviction des autres possibilités. Spontanée.

J’atteins deux palmiers en « V » quand ça se déclenche. Un cri de femme me parvient. Net, malgré la distance. C’est la voix de la jument. Elle est parvenue à se dégager de son bâillon, et espère qu’elle te fait un solo de cordes vocales maison. Tout de suite, l’effervescence. La blonde jaillit, oui, tout là-bas, dans le couloir pas plus grand que comme ça, tu vois ce que je fais avec mes deux doigts ? Suivie du gros toubib à moustache. Les deux engouffrent la chambre. Et puis le toubib en ressort en gueulant comme cent un dalmatiens qui se seraient pris la queue dans une porte. Il est en pyjama. Sort. Court à une maison voisine dont il martyrise la porte à coups de poing. Le dromadaire y va au blablate. L’âne à la brayance. Des lumières paraissent. Et puis des hommes ahuris. Ça cause en arabe. Il parle l’arbi comme ton pompiste, le docteur. Les appels se répercutent. Des mecs radinent, sapés à l’hâte : juste un futiau et une limouille. Ils foncent à des jeeps. Déboulent, pleins phares. L’un des véhicules est même pourvu d’un projo fixé au pare-brise.

Alors, je rêve-t’y ou je rêve-t’y point ?

Combien y’avait de gus dans cette baraque voisine de mon « hôpital » ? Ils s’empilaient sur des rayonnages, c’est pas Dieu possible ! L’en débouche toujours. Lampes de poches… Une vraie sarabande. Tu croirais la descente aux flambeaux. Ils foncent un peu partout, principalement vers les autres maisons…

Certains se pointent dans ma direction. Alors, moi, Sana, je me dis textuellement : « Mon bijou, rêve ou pas, délire ou non, comporte ‘xactement comme s’il s’agissait d’une tranche de vie. » Ayant décidé, je me jette à plat ventre sur le sable… Je rampe jusqu’à me trouver dans un espace nu. La malice du mec. Je sais bien que lorsqu’on poursuit un évadé, on explore les endroits susceptibles de le dissimuler. Rien ne vaut l’étendue désertique. Faut que je m’y incorpore. Facile, le sable est fluide à cet endroit. En me trémoussant, j’y enfonce. Ça me dégouline dessus comme de l’eau râpeuse. Bientôt, j’ai que le visage qui affleure. Certes, de jour, je donnerais pas lerche de ma petite combine, mais quand t’as que le portrait de Mao pour t’éclairer, ça peut aller.

Ça va.

J’abstiens de broncher. Y’a grouillance tout azimut. À mon avis, ces gars sont des militaires. Leurs loupiotes vagabondent autour des palmiers, des buissons de cactus, des maisons… Les jeeps ronflent, passent. Le méchant projo balaie le paysage, me le révélant crûment. Je découvre des puits, des murets de pierres sèches, quelques oliviers biscornus.

Immobile comme la mort, le commissaire. Je te vas sentir bon le sable chaud, confiance. Pire que Messmer. Une belle assurance me fortifie. Chose étrange, je vis si intensément ce morceau de présent que je ne m’étonne même pas qu’il soit ainsi, ni qu’il ait lieu dans cette contrée lointaine… Dans les rêves, c’est du kif. Tu cherches pas, en les rêvant, d’en déterminer l’origine. Il se passe des choses que tu subis ou contrôles. Et c’est bien parce que c’est intense. Ça a la rigueur d’un tableau. Un tableau, il n’appartient pas à son environnement, mais concentre des émotions sensorielles sur une superficie donnée, hein ? Tu piges pas bien ? Tant pis, saute, on va se faire ch… la bite à t’éduquer en plein parcours, ça irait où, ça ? Moi, mon morceau de présent, il est placé dans mon existence comme un tableau sur le mur d’un musée. Y’en a d’autres avant, d’autres après, mais il est absolument autonome.

Les gonzes continuent de s’égailler en piaillant. Vont et viennent. Ils pigent que je n’ai pas pu aller loin. Faut qu’ils m’alpaguent en vitesse.

Moi, je donnerais cher pour, tu sais quoi ? Connaître l’heure qu’il est. Je me dis que si le jour est proche je serai fait marron. Me faut encore des heures de noye pour que ces bougres se fatiguent bien, s’enrognent, se découragent.

Alors j’attends. Le sable finit par me paraître froid. Très lourd. Écrasant. N’importe, je tiendrai. Au ciel immense, la madame lune et ses demoiselles d’honneur se font reluire à tout va, bien dans les aplombs. M’est avis qu’il reste beaucoup d’obscurité à user… Very much.

* * *

Je te dirais que je finis par roupiller, t’en reviendrais pas ? Eh ben, reviens-z’en, car c’est textuel. Un dodo étouffant provoqué par ma faiblesse extrême. Lorsque je me réveille, secoué par un frisson acéré comme un coin de ferraille, il fait encore nuit, mais le grouillement a cessé. Simplement, du feu filtre dans les deux maisons (celle que j’ai quittée et celle qui sert de poste).

Pourvu qu’ils ne fassent pas venir des clébards, cette pire engeance. Tu veux parier qu’ils ont dépêché une estafette à la ville la plus proche pour faire quérir un médor renifleur ?

La tête me tourne. Mes frissons sont de plus en plus nombreux et intenses. Que faire ? Je vais pas rester dans mon sable, à évoquer les mémoires du cardinal de Retz ? Mais aller où ? Quelle planque dégauchir dans ce coin désertique ?

Je me dégage et me mets à ramper lentement, lentement, m’arrêtant tous les deux mètres pour écouter et regarder. Calme plat.

J’accélère mon allure. Tout à coup, je retiens un juron, comme on te dit dans les livres d’aventure, car j’ai failli, en jouant au lézard pressé, me filer la pipe dans un petit ravin circulaire aux parois absolument abruptes. Cela ressemble à une ancienne carrière. Ç’a été, visiblement, creusé par la main de l’homme. Au fond de l’excavation je découvre du linge mis à sécher sur des morceaux de bois. La lune a du mal à se faufiler jusqu’au cœur de ce gouffre.

Vacheté, le valdingue que j’ai failli m’offrir, mon neveu !

En me retenant, j’ai libéré une grosse motte de terre, tiens oui, au fait, à cet endroit ce n’est plus sableux. La motte constitue une minuscule avalanche qui parvient à destination avec un bruit sourd. Pourvu qu’on ne l’ait pas perçu du village !

Et voilà qu’on remue dans les profondeurs du trou. Une forme s’agite, puis une autre. Des chuchotements. Je bats en retraite. Mais ne peux m’éloigner parce que, figure-toi, une patrouille revient d’expédition avec armes et loupiotes. J’ai juste le temps de me blottir derrière une touffe épineuse. Là-bas, au village, le dromadaire blatère derechef, troublé par tout ça, ou bien qu’il appelle sa camel pour lui faire fumer le dargif ? Bon, très bien, les chiens n’aboient pas, mais la caravane passe. Tout retombe dans un calme biblique, superbe et généreux. Y’a des odeurs étranges, des sons nouveaux que je regrette de ne pas parfaitement déguster à cause de mon pansement.

Je me dis que ma mésaventure risque de tourner court. Cette manière d’être coincé à l’orée du patelin perdu aux confins du désert, tu parles. Et puis de quel désert s’agit-il, à propos ? T’as une idée, tézigue ? Note que si je suis en train de rêver, la chose importe peu. Seulement, si je ne rêve pas, dis ? Hein ?

Un glissement. Je bondis pour une volte car ça se passe derrière moi. Je vois alors une forme sortir du sol à quelques mètres de là. Celle d’une femme drapée dans des voiles. O.K., d’accord, c’est bien d’un songe qu’il s’agit. Une fille splendide, à la peau sombre, cuivrée, aux yeux de jade, de jais, de braise, de velours, d’anthracite, de feu et encore tu peux en rajouter une tinée, elle le mérite, d’autant que les mots sont faits pour servir, t’admets. Faut jamais chialer sur les substantifs, les utiliser sans vergogne ni arrière-pensée, qu’autrement ils rancissent. Cette femme, tu croirais la sainte Vierge Marie pleine de grâces dont le Seigneur est avec elle ; tellement son visage est pur, d’une nobilité naturelle impressionnante, oh là là, je comprends, ben mon vieux, des comme ça, merde ! Elle me regarde. Je aussi. Me sourit, ce qui me conforte inexplicablement. Tout ça dans un magistral clair de lune que même au Châtelet t’auras jamais vu le pareil.

Dans ses voiles clairs, elle fait apparition. Elle est incomplètement sortie du sol. S’y trouve encore enfoncée jusqu’aux mollets. Un petit instant bizarre s’écoule. La femme m’oblitère un geste. Très simple. Très noble, qui signifie « Tu ne m’inspires nulle crainte, bel étranger, et les circonstances qui font de toi un homme traqué par les miens ne sont pas de mes oignons. Accorde-moi ta confiance et suis-moi au royaume souterrain d’où je sors et où je retourne. Garde l’espérance en ton cœur que je sens inquiet. Je veux être pour toi source d’espoir et de guérison. » Voilà à peu près ce que veut dire son geste, alors tu vois qu’il n’y a pas de quoi nous en chier une pendule Empire, hein ?

Fasciné, j’approche d’elle.

M’aperçois, pour lors, qu’elle a toutes les commodités pour jaillir du sol, vu qu’une rampe en pente douce est creusée, qui descend dans l’excavation mentionnée à très peu de paragraphes au-dessus.

Je lui cueille la menotte. Une main fraîche, lisse, nerveuse…

Et on dévalle ce raidillon à contre-sens. Qu’au bout d’un certain nombre de mètres, tu sais quoi ? Nous voilà parvenus dans le fond du cratère. Et je m’aperçois que des portes sont pratiquées dans la terre crayeuse. S’agit d’une habitation troglodyte, ni plus ni moins. Sur le seuil de l’une d’elles, un très vieux type barbu de blanc, strié de rides, guette notre retour. Il virgule un mot à la personne pas feignante, elle lui en répond deux, me désigne une porte surélevée par rapport à celle du gars Mathusalem dont on accède par cinq marches taillées en biais dans le roc tendre. Je m’annonce dans une pièce-caverne qui fouette la tanière. Des brindilles flambent dans un âtre de fortune, en dégageant simultanément une lueur de tableaux hollandais et une fumée qui l’estompe et te pique la gorge, le nez, les roupettes, tout partout, quoi. Sur un tas de hardes, un enfant dort. Une fillette aux cheveux frisés serrés, visage d’ange sombre. On est en plein mysticisme, tu vois : la vierge, les anges, toute la panoplie, quoi ! C’est marrant, non ? Moi, ça me plaît assez, comme histoire. Y’a mieux, je t’accorde (à sauter), mais c’est Blücher. Alors, la dame des Millunenuits me désigne quelques vieux tapis accumulés dans un angle de la pièce. J’y laisse choir ce pourquoi je me bats et débats avec tant de farouche énergie depuis des lustres : moi. Ouf ! Une impression de douce sécurité m’amollit. Je me sens comme après un bain prolongé… Tu te souviens : est-ce que les personnages des rêves parlent français, toi ?

Manière d’en avoir le cœur net, je demande à la belle hôtesse si elle cause la langue de Molière. Elle me bajaffe quèque chose en arabe. J’essaie alors de l’anglais. The bide. J’aurais ma méthode à six mille d’arabe, secco je la potasserais pour pouvoir allumer une converse, mais ta bibliothèque te suit rarement dans les délires, tu remarqueras.

Je m’apprête à désespérer un peu sur les bords lorsque la dame de mes songes orientaux gazouille :

Si, italiano ?

La chérie !

Et comment que je le jaspine, l’italoche. Je m’en voudrais de pas. Une langue pareille, que rien que de lire l’annuaire des chemins de fer romains ça équivaut à de la musique !

Par contre, elle, elle ne le parle pas vraiment. Le comprend un peu, oui, chipotons point ; balance quelques mots, ci de-là, mais c’est pas demain la veille qu’elle pourra engueuler son concessionnaire Fiat en rital. Force m’est de me contenter du peu. À force de persévérance, en ponctuant du geste, en compuctant du ton, en ergotant des châsses, je finis par à peu près apprendre les choses suivantes : je me trouve en Libye, aux frontières tunisiennes, dans un patelin qui s’appelle Kabôchâr. Une partie de ce délicieux village est troglodyte. Ces derniers jours, une garnison est venue s’y installer, dans les meilleures maisons du village. Tout à l’heure, des soldats ont fouillé tout le secteur, y compris l’étrange habitation de mon hôtesse qui répond (pas la maison, l’hôtesse, au doux nom de Yamilé). Elle est veuve et vit dans ses grottes en compagnie de sa petite fille et de son vieux père.

Nanti de ces précieux renseignements, je la remercie de m’avoir hébergé et lui demande pourquoi elle prend un tel risque. Elle me fournit l’explication la plus péremptoire qui soit : parce que. Heureux d’être éclairé sur ses mobiles, je me détends un peu. Tu me verrais, tu croirais que je suis un ressort (à boudin) lâché dans un escalier. Je tressaille de partout, trembille, nervouze, branloche, cigogne, comme un qu’emproie une forte fièvre (en anglais fever). Ce que se rendant compte, Yamilé me prépare une tisane à base d’écorce de katimini macérée dans du gamachar. Et puis, une fois que j’ai éclusé le breuvage, elle m’entreprend dans une série d’explicances laborieuses, desquelles il appert (de quoi, je me le demande) que je dois lui donner mon peignoir-éponge. Profitant du reste de nuit dont s’obscurcit la campagne, elle ira le jeter dans un puits voisin, réputé pour sa profondeur, après avoir pris soin de perdre intentionnellement la ceinture au bord de ce point d’eau. Ainsi, mes pourchasseurs penseront que j’y ai chu en m’enfuyant. L’astuce me paraît valable et je défère à sa proposition. Bon, tiens le peignoir, chérie. Après quoi je me mets en boule sur les tapis. Yamilé me recouvre d’un truc puant comme une ménagerie et qui doit être une peau de bique. Jette trois brindilles dans la cheminée et s’en va. Mon sort est entre ses mains, comme disait un hareng. Qu’importe. Quand tu ne peux plus rien pour toi, laisse pouvoir les autres en priant Dieu pour qu’ils ne t’arnaquent pas trop beaucoup…

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