Bon, puis voilà : je dors ; puis je me réveille, puis je me re-endors.
Tu comprends ?
Tout ça en pointillés. Des tirets. Un coup j’ sus là, un coup j’y suis plus.
Un rêve me vient. D’autres aussi, probable, mais je me rappelle seulement de celui dans lequel Malnourry se fait tailler des pipes follettes par la belle gonzesse blonde imaginaire, tu sais, la fausse journaliste ? Et d’abord, pourquoi fausse ? Du moment qu’elle n’a existé que dans mon délire, elle pouvait se payer le luxe d’y être une vraie journaleuse, tu conviens ?
Sacré Malnourry ! Dans mon rêve, tu sais quoi ? Il est assis sur un trône de big monarque, bien doré, avec des incrustations scintillantes. À poil. N’a gardé que ses chaussettes, l’O.P. Jambes écartées, il reçoit l’offrande de mademoiselle. Il grimpe au panard. Quand il virgule de bonheur, on perçoit les cris d’une foule en liesse qui brame à l’exploit. La fille blonde se rince la clape à l’eau de Bottot et lui remet le couvert. Ça réitère commak une vingtaine de fois, si bien que Malnourry finit par être plus pipé que des dés de tripot et qu’il s’effondre.
Curieux, no ?
— On vient faire le lit du grand bébé polisson, déclare une voix.
Dors-je ou lucidé-je ?
Un grand effort me permet de soulever mes stores. Dans les demi-teintes de la reprise de conscience, j’avise deux infirmières, de blanc vêtues. Il y a là la jument acariâtre et une fille blonde qui n’est autre que ma journaliste de Paris-Gazette… Donc, cette gosse est une infirmière et je ne l’avais qu’à demi inventée. Les cauchemars, les délirades, tout le bataclan subconsciencieux ont leurs racines dans le réel, faut admettre.
La rossinante est plus verdâtre qu’une pelouse. Elle m’adresse un sourire qui mobiliserait un dentiste et me tapote la joue. Sa caresse pourrait passer pour une gifle sur la joue d’une jouvencelle hypersensible. N’étant ni une jouvencelle ni hypersensible, je me contente de la regarder avec l’aménité dont on use pour étudier sa feuille d’impôt.
— Il a bien dormi ? gazouille la jument (si on ose dire).
Elle est belle comme une chaussette trouée, cette femme.
— Qui ça, il ? je demande.
Son sourire fétide lui dégringole des lèvres avec un bruit mat.
— Ben : vous !
Je bâille.
— Il dort comme une escouade de marmottes, ma pauvre chérie, reprends-je quand l’art oratoire m’est rendu. Mais à présent qu’il est réveillé, il a envie de se lever et d’aller respirer la chlorophylle du parc.
— Oh, sûrement pas.
— À cause ?
— Repos complet, ordre du médecin.
— À quoi ressemble-t-il, au fait, ce toubib qui ne me visite que lorsque je suis out ?
— Vous allez pouvoir vous en faire une idée, dit la blonde, car, précisément, le voici.
Un gros mec vient d’entrer. Le bide pareil à un édredon qu’il planquerait sous sa blouse blanche. Il est brun, sanguin, sourcilleux, moustachu avec un regard malcommode et des lèvres en rebord de pot de chambre.
Il prend ma feuille de température accrochée au pied du plume, l’examine en renfrognant, puis vient m’emparer le pouls.
— Vous pensez que je vais pouvoir bientôt me lever, docteur ?
Sa lèvre inférieure s’humidifie.
— Y’ en a qui ne doutent de rien, dit-il aux deux femmes.
La jument lui vote un grand rire frileux, éperdu de servilité…
Le médecin repart.
— Hé, docteur !
Il est sorti. Ne revient pas. Se tamponne de mézigue comme de son premier abaisse-langue.
— Je voudrais téléphoner, décidé-je.
— Rien que ça ! pouffe la blonde que je déguise en journaliste en mes périodes phantasmatiques.
Ces dadames ont achevé de lisser mon drap. La cavale prépare une seringue, devant la fenêtre dont les voilages blancs contiennent mal un éclatant soleil. La blonde relève la manche de ma limouille d’hosto. Chloc ! Piquouzette expresse. Une confuse sensation de froid parcourt mon avant-bras. La jument s’en va dans un hennissement pégasique.
— Alors, vous avez laissé tomber le journalisme ? demandé-je à la jolie blonde, laquelle s’attarde pour mettre de l’ordre dans ma piaule.
Elle sourcille.
— Pardon ?
— Non, rien, je me racontais une histoire que je ne connaissais pas. Je rêve beaucoup à vous.
— Vraiment.
— Le dernier songe était du tonnerre, bien qu’hélas je n’en sois pas l’heureux bénéficiaire.
— Que faisais-je ?
— Le bonheur d’un de mes subordonnés.
— De quelle manière ?
— Difficile à raconter sans choquer.
— Essayez tout de même.
Ça paraît l’amuser, ce petit jeu.
— Eh bien, heu, disons que… qu’il était très absorbé par vous.
Elle reste un petit paquet de secondes sans réagir, puis elle éclate de rire.
— Oh, bon, je crois comprendre… Il est beau gosse au moins, ce monsieur ?
— Question d’appréciation, il s’agit du maigrichon qui accompagnait mon gros copain.
— Quel gros copain ?
Brève description de Bérurier.
Elle hoche négativement la tête.
— Je ne vois pas. D’ailleurs personne ne vous a rendu visite depuis que vous êtes ici. Le docteur ne l’aurait pas permis.
Je décide de ne plus m’étonner à haute voix. Dorénavant, j’ai intérêt à entreposer mes stupeurs sur une voie de garage.
— C’est comment, votre prénom, douce présence ?
— Evelyne.
Elle saisit mon drap, le rabat sur mes genoux. Hé, dis, pas de ça, Lisette : les suppositoires je me les téléphone moi-même. C’est pas une jolie fille comme Evelyne qui va me compucter la bagouze, tout de même ! Plutôt le contraire !
Mais y’ a gourance. C’est pas au rectum de mon univers cité qu’elle s’en prend, la délicieuse. Elle s’adresse à Popaul. De main de maîtresse. Esprit de décision. Tu verrais comme elle dextert, Tudieu la vaqua ! Me débigougne le ramoneur de ma limace de roi-mage. Le dégage bien de sa position de repli où il croquevillait, le pauvre chou. Une zézette désœuvrée, tu sais comme elle est négligente ? Emmolusquée d’importance sur ses toisonnements, la chère.
— Que faites-vous ? j’y demande puis.
Elle me répond rien, ayant la bouche pleine, et de plus en plus, espère ! Et puis pourquoi elle répondrait, dis, maflure ? À quoi bon le son, quand déjà on a l’ivresse ?
Mon rêve de naguère, quoi. Sauf que j’occupe la place de Malnourry, ce qui est la toute grande aubaine du siècle. Tu penses qu’un connaisseur de mon acabit se fait illico-dard-dard une idée de la technicienne.
Pas besoin de sortir de science-pot pour piger qu’elle appartient à la race des seigneuses, Evelyne. Du premier coup, tu la devines infatigable, cette chérie chérie. La manière qu’elle respire bien dans l’effort. Et puis sa belle cadence langoureuse et précise, sans la moins désordonnance. Tzioup, glaoup ! Tzioup, glaoup ! Plongée, contre-plongée. À moi, à toi la paille de fer. Tzioup, glaoup ! Dans le moelleux. On spongesque de conserve, de concert, plutôt, car cet instant fait de la musique. L’application, dans ces pareils cas, irremplaçable. Le sérieux domine la situation, l’embellit pleinement. J’ai toujours été profondément ému par la gravité d’une femme qui suce. Cet air appliqué, hautement consciencieux. Ce regard à la fois flou et fixe sur l’instrument dont elle joue, vaguement inquiet aussi, comme si elle craignait qu’il ne se bouche ou fasse des couacs indépendamment de l’interprète, toute virtuosité mise à part.
La pompeuse est réfléchie, qu’elle soit amoureuse ou bêtement professionnelle. Sérieuse et nostalgique, soucieuse du parfait aboutissement de sa mission, en appréhendant, sans doute, les conséquences gastronomiques, et — qui sait ? — rêvant de n’avoir point à tant ouvrir la bouche et moins longtemps, ce qui entraîne inévitablement une désagréable fatigue du maxillaire. L’homme se livre, confiant. Cette engouffrance le comble. Il s’en remet à la technique, ne se pose pas de questions dégodantes qui altéreraient sa glorieuse libération. Il a des mots brefs de commandement pour rectifier la cadence, la calmer ou, au contraire, l’accélérer. Il est debout sur sa dunette de volupté, l’homme, à driver la manœuvre sans faille. « Pare à virer ! En avant toute ! » Le navigateur du désir, sûr de soi. Il a mis le cap sur l’archipel de la jouissance. Il sait contourner les écueils, contre vents et marées. Louvoyer en eau calme, ou bien foncer droit dans la tempête. C’est l’instant où la femme retrouve sa soumission originelle. Elle est simple mousse sur la galère de l’amour. Ses aspirations, si tu me permets, sont ravalées à celle du julot. Tzioup, glaoup !
Je suis tellement faiblard, que je capte un panard de gala. C’est bénéficiaire, l’épuisement, lorsqu’on t’éponge le Monseigneur. Tu pars dans des extases supra-terrestres. T’achèves en nuage. C’est de la pure décamouillanche authentifiée. T’ as le cachet de cire Cartier. Le paradis te pose les scellés. Une vibrante, chaude, mousseuse sensation de mourir bien, en extrême douceur, t’empare. Ton souffle se fait évanescent, ton regard chavire ; tu t’allèges à n’y pas croire, comme si la densité du foutre était mille fois celle du plomb. Un ballon rouge dans l’azur, qui file en remuant la queue dans des courants ensoleillés.
Evelyne me remet en place avant de partir.
Cette fois, je ne dors pas.
Ce qui me berce, m’ensevelit, c’est une félicité incertaine, douce et légère comme l’haleine d’une jeune fille venant de se confesser.
Mon regard languissant contemple les rideaux de tulle illuminés. C’est bath, la lumière. J’aime les grandes basculées solaires, quand le mahomed généreux arrose au grand jet un monde soudain purifié. Voilà que le besoin me prend de me chauffer à ses rayons. Sentir sa dure caresse sur ma gueule fatiguée… Bonnard ! Je m’arrache, véry flasque de mon pucier. La mignonne pipe à l’Evelyne m’a un peu déchiqueté l’énergie. Ramollo des flutes, Sana ! J’ai les cannes en mou de veau. Me souviens plus très bien comment on marche. Je sais qu’il faut mettre un paturon en avant. Ça oui, ça m’est resté. Mais after ? Au bout d’une période indécise et réadaptatrice, j’atteins la fenêtre. L’espagnolette-olé- est vioque, ouvragée, en forme un peu de pipe bavaroise. Je tire dessus. Les deux battants s’ouvrent. Bon, j’ai besoin d’un certain temps pour piger. C’est tellement surprenant. Tellement inattendu, étourdissant en fait de gag.
Derrière la croisée, à moins de dix centimètres, il y a un mur de briques. Entre la fenêtre et le mur, une barre de néon balance du voltage à tout va, créant cette sensation d’ensoleillement qui m’a attiré, tel un gentil papillon. Je reste là, debout, figé, béant de stupeur, de lassitude mentale, de détresse physique, d’anéantissement affectif, de ceci, de cela, de tout ce que tu voudras, m’emmerde surtout pas, le moment serait plus inopportun que jamais.
— Eh bien, eh bien, que vois-je ! mugit la cavale qui vient d’entrer. On se permet des promenades, dans son état !
Elle me bondit sur la coloquinte. Me saisit aux épaules afin de m’arracher.
— Ça veut dire quoi ? je balbutie.
Je désigne le mur de briques aveuglant la fenêtre.
— Qu’est-ce qu’il raconte, ce polisson ! glapitouille dame donzelle au teint verdâtreux.
— Ça !
Elle a un regard pour la croisée.
— Beau temps, hé. Le jardinier vient de planter les pensées dans le grand massif, c’est un artiste, vous ne trouvez pas ?
— V’ f’tez de ma gueule ! articulé-je péniblement.
Elle m’entraîne vers ma couche que je réintègre avec soulagement. Je pelotonne dans les draps. Ma tête bandée sous l’oreiller cherche l’oubli de tout. Ma raison s’en va en lambeaux. Elle pourrit, je sens bien. Se décompose… Tout à l’heure, Béru n’a-t-il pas appelé Malnourry par cette même fenêtre murée.
Je sens une sorte de doux bercement. Je dois dormir encore. Peut-être ma pauvre tête se videra-t-elle enfin de tous ces mirages, de ces illuses inquiétantes. Mais j’ai besoin de Félicie. C’est cela la clé de tout, le vrai mystère : l’absence de ma vieille. Pourquoi n’est-elle point à mon chevet ?