CHAPITRE XI

— Écoute, Grand…

La voix insiste, cordiale, familière. Celle du Gros.

Je trémulse au fond de mon engourdissement. Les poils de la peau de chèvre me chatouillent les narines et j’éternue. Ça achève de m’arracher aux langueurs de ce sommeil nauséeux. J’ai froid aux pieds. Mal à la gorge. Ça me rappelle quand je démarre une grippe, chez nous, à Saint-Cloud et que M’man met en place son dispositif d’urgence : grogs, aspirine, inhalations à l’eucalyptus…

— Oui, quoi ?

Dans l’épaisse pénombre du logement-grotte, la silhouette familière de mon vieux complice.

— Toi ici, Béru, mais comment se peut-ce ?

Il ne répond pas tout de suite. Puis, brusquement :

— T’es en plein coltar, Gars. Rentre à l’hosto. Si tu ne te laisses pas soigner, tu ne guériras jamais, quoi, merde ! T’as envie de boquiller de la pensarde jusqu’au restant de la fin de tes jours ? Allez, suis-moi ! D’abord, tu vas prendre froid dans le parc.

J’écarquille les vasistas. Je vois les branches d’un fort sapin, au-dessus de ma tête.

Bérurier est là, debout, l’air navré. Il ne me regarde pas dans les yeux, contrairement à son habitude. Ses prunelles jambonneuses se dispersent sur la pelouse où je gis. L’on dirait qu’il a honte.

De moi, tu penses ?

Probable.

— Allez, oust, suis-moi !

Je me regroupe pour un effort duraille. Lui tends la main pour qu’il m’aide, mais il feint de ne la pas voir. Au contraire, il enfouit ses battoirs dans ses vagues. Force m’est de me relever seul. Il fait gris. Des corbeaux se croisent en croassant dans le croissant de ciel qu’on voit entre les arbres du parc. Là-bas, les murs blafards de l’hospice. La jument à une fenêtre du premier. Elle semble guetter nos faits et gestes.

— Viens. Tu ne peux pas marcher plus vite ?

— Merde, y’a pas le feu !

— Plus vite, bon Dieu !

Je suis docile comme un toutou frétillant. Il me demanderait de lever la papatte, aussi sec, j’arroserais le pied du gros sapin.

Un brouillard léger m’ouate le chef, derechef. Là-haut, la jument verte a disparu de la fenêtre. Un vieil infirmier me regarde et pousse un cri, comme si j’étais un mort vivant.

— Grouille, grouille ! répète Béru…

Bon Dieu, je rêvais donc cette escapade en Libye ? Cela s’estompe de ma pensée, comme la buée sur la vitre de ta salle de bains quand t’ouvres la fenêtre. Je me rappelle tout juste la maison mauresque dans la nuit, avec le couloir éclairé, les dunes, la fille qui me conduisait par la main et bredouillait des mots d’italien, et aussi la petite fille endormie, avec ses cheveux noirs bouclés…

Quelqu’un se dresse tout à coup entre Béru et moi. Une forme blanche. Il s’agit d’une femme. C’est la fille blonde Jeanne-Evelyne, l’infirmière.

Elle me parle véhémentement, mais je suis sourdingue ou quoi, voilà que je ne perçois plus ses paroles. C’est une bouillie de phrases précipitées dans laquelle, pourtant, je pêche çà et là des mots italiens. « Momente ! No partire ! No partire ! Niente ! Niente ! » Qu’est-ce qui lui prend à user de cette langue, comme dans mon délire, naguère, la jolie Libyenne ?

Elle me saisit. Se pend à moi, me tire farouchement en arrière.

— Béru !

Il a disparu… Les murs de l’asile paraissent reculer comme quand tu te paies un zoom arrière. Ça filoche, filoche… Le parc suit. Puis ça se brouille. Je me sens mou de partout… Un vertige intense. Un tourniquet en folie. Me faut un point d’appui. Je n’ai plus que les bras frêles de Jeanne-Evelyne… Ils freinent ma chute. Je m’écroule. Le vieil infirmier accourt. Tiens, au fait, il est toujours là, lui. Mais… On dirait le vieillard aperçu en rêve dans le grand trou, devant l’une des ouvertures de la maison troglodyte. Mais oui, c’est lui. Et les deux bras de femme qui se bandent pour freiner mon écroulade paraissent bronzer à toute vibure. Ils prennent une teinte dorée pleine de reflets. Dans un effort, je parviens à regarder derrière moi. Yamilé, c’est Yamilé…

— T’arrives, oui ? lance au loin l’organe de Bérurier. Bouge-toi le cul, sacré nom d’ Dieu !

La voix de mon pote s’enfle.

— Viens, Sana ! Viens… Marche !

Il me gueule dans les oreilles. Insoutenable. Et pourtant, il n’est pas là. Je me trouve dans l’excavation de Kabôchâr.

— Allez, allez, oust ! Remue-toi, eh, pantoufle !

Trop fort. Ma tête éclate. Je porte mes mains à mes oreilles, par-dessus le pansement. Et je hurle…

* * *

Yamilé me prend la tête contre elle, en un geste sédatif. Le vieux et elle m’ont traîné dans la pièce enfumée qui sent la peau de bique et le bois brûlé. La petite fille est réveillée, elle me regarde avec curiosité. La voix du Gros continue de mugir comme mille sirènes détraquées dans mes oreilles. « Voilà, me dis-je, par-delà l’intolérable souffrance qui en résulte, cette fois, je suis totalement fou. Hallucinations auditives. Visuelles aussi… Mais les auditives me tuent. » Alors je secoue la tête en me la comprimant. Je voudrais m’arracher les tympans, tirer des coups de pétard dans mes trompes d’Eustache pour tuer ce bruit atroce. D’un geste péremptoire, la jeune femme m’oblige à baisser les mains. Elle pense probablement que je souffre de ma blessure car elle défait mon pansement. Un long serpent de gaze s’entortille sur le sol de terre. Et tout à coup, le mugissement paraît tomber de moi. J’éprouve un intense soulagement, proche du bonheur. Un allégement bizarre. Je suis bien… Yamilé discute avec le vieux, dans leur langue. Elle examine mes plaies en hochant la tête… Puis va quérir des petits pots de grès sur une étagère… Pendant qu’elle active, j’examine les deux trucs inattendus qui gisent à mes pieds. Deux espèces d’écouteurs ronds, reliés par un fil. Au milieu du fil, un petit bloc de métal. Drôle d’attirail. J’approche l’un des écouteurs de ma portugaise. La voix du Gravos continue de hululer. Nouvelle fantasmagorie ? Je ne sais plus sur quelle réalité danser, moi. Mais pourtant, un personnage nouveau qui avait fermé sa petite gueule jusqu’alors entre dans la ronde : mon instinct. Il est présent, soudain, le bougre, comme si on venait de le libérer. En ôtant le pansement, on lui a ouvert sa cage.

La fille m’oint le crâne de choses malodorantes. Des onguents fétides qui sentent le bouc et les chiottes obstruées. Ayant achevé sa tâche guérisseuse, elle me montre les écouteurs et me récite en italo-libyen un point d’interrogation auquel je réponds en franco-italien par un merveilleux point d’exclamation (mon vice[2]).

Elle ramasse l’attirail. Le porte à ses oreilles. Puis l’en éloigne, épouvantée par les sons féroces qu’en échappent. Donc, elle entend Béru ! En supposant que je sois encore dans un délire, ce dernier obéit à une logique. Ma main avance vers son bras. Sa chair est d’une étrange fraîcheur, sa peau douce comme l’entrecuisse d’une petite fille. Je sens un léger frémissement parcourir ses muscles. Elle ne se dégage pas. Ses yeux pareils à l’or de certains scarabées quittent les miens.

La petite fille dit j’ sais pas quoi en arabe juvénile. La femme répond brièvement. La gosse sort. Le vieux, quant à lui, a déjà mis les adjas.

Sorella ? je demande.

Elle secoue la tête :

Figlia.

Sa fille ! Bon Dieu, à quel âge l’a-t-elle eue ? Vachètement précoce, cette mousmé.

Le bien-être qui m’habite me pousse aux tendresses reconnaissantes. Alors je passe mon bras sur l’épaule de la môme. Elle se laisse happer. Je cherche sa bouche, mais elle détourne ses lèvres en gloussant. Elle doit pas raffoler de la bisouille mouillée. Question de mœurs. Chacun take son fade comme il peut. Le sensoriel diffère un brin, selon les races. Mais ça reste superficiel car dans le fond, t’ sais, depuis Adam et sa souris, et sous toutes les latitudes, la lonche finit par s’opérer de la même unique manière. Y’a que les préliminaires qui diffèrent, la garniture. Sinon Blanc, Jaune, Noir ou Huguenot, on sombre dans la pratique que tu sais, même les Anglais, alors tu vois. Et pourtant, un Anglais, quand tu le regardes exister, t’arrives pas à te figurer qu’il fonctionne à l’embroque, lui aussi, hein ? Tu conviendrais mieux qu’il soit né dans un chou et ça te paraîtrait plus rationnel qu’il prenne son foot simplement en s’agitant l’auriculaire dans une oreille ou en buvant une tasse de thé un peu fort. Eh ben, non, mon loupiot : il reluit kif-kif ton voisin de palier avec ta bonne femme. Même la couine lime façon humains. Le grand beau Philippe que tu lui vois marcher derrière dans les espositions, les mains au dos, façon piège à zob, le grand Philippe y va à l’escalade tout comme ton plombier, mon lapin. Il s’attelle dans les brancards courageusement pour lui fignoler la dynastie Windsor à la Babeth. La chevauchée fantasque. Et sans rechigner. Consort ? Tu parles ! Qu’on rentre, oui ! C’est de l’homme intègre, Philippe, courageux. Il livre cash. Boulot-boulot. Un contrat, fût-il de mariage, c’est un contrat. Il a mis sa jolie gueule dans la corbeille, et sa zézette princière là qu’il fallait. Ça ne lui a pas empêché de toucher des chiares à frime de bourrin à l’arrivée, parce qu’un Ouinesort et un Blanc, ça fait comme un Noir et un Blanc : le Noir l’emporte. Bon, attends que je me contrôle un peu le dérapage que sinon mes traducteurs britiches vont aller aux fraises au lieu de me convertir en sterlinges. Y sont monarchistes incorrigibles, ces mecs-là. Sans leur ménagerie armoriale, ils se sentiraient orphelins. On causait de quoi ? Oh, si : Yamilé. Elle refuse la galoche, mais se laisse palucher de première. Elle porte pas de slip, c’est pas la mode dans les grands ensembles troglodytes. Une fois que tu lui as retroussé la jupaille, elle est disponible pour les manœuvres de chair. Et contente, si tu savais. J’ai, pour tout t’avouer, un moment d’appréhension, because mon olfactif dont je redoute les méfaits. Moi, il me faut de belles et bonnes fragrances pour m’inciter. Combien de fois j’ai connu la panique sensorielle pour un zéphir mal venu. L’effluve qui te poignarde la félicité. Poum ! Au suivant ! Et faut convenir que c’est ce qu’il y a de redoutable avec les gerces dans ces pays-là. La sordide reniflance impromptue. Tu mirlifles une sublime déesse, et au moment de déboucher le flacon, v’là que tu tombes sur une mère fouettarde. Catastrophe ! Te deum pour une trique défunte !

Eh ben, mon petitout, Yamilé, ou je la rêve, ou c’est l’oiseau rare. Je devrais plutôt dire, la chatte rare. Malgré que ni Jacob et pas davantage Delafond se soient risqués dans ces contrées, elle est impec du caravansérail autonome, cette frangine. Pourtant, la flotte est rarissime à Kabôchâr, espère. Comment elle s’arrange pour s’arroser le figuier, Ninette, j’ignore et veux pas le savoir. Ce ne sont pas mes oignons, mais le sien. Et il est propret comme un souk neuf. T’irais chez Mamy Claude, tu trouverais pas plus délicat. Même la Suisse accorderait son visa d’importation, tu juges ?

D’enthousiasme j’opère une plongée. Elle en est sidérée. Ne comprend pas à quel jeu de l’amour je me livre, croit plutôt que c’est à celui du hasard et que j’ai dû glisser sur un noyau de datte. Mais lorsqu’elle pige mon action, alors là elle confuse extrême. Oublie son peu d’italien, étant trop sollicitée par la nouvelle langue vivante que je viens lui enseigner dans son mignon domicile particulier. Elle regimbe. Cherche à s’expatrier le fignedé. Moi, dopé à mort, je la cramponne ferme par la ceinture abdominale. Et pour le coup, vaincue, puis convaincue, elle s’abandonne. Elle savait rien de la tyrolienne, Yami. Jamais entendu causer. Inconnue depuis des millénaires au bataillon. Tu parles d’une découverte ! Christophe Colomb, Pasteur, Fleming, le premier pas d’Armstrong[3], Ariel ? Rigolade. Elle en est épouvantée de plaisir, la mignonne. Une telle intensité, qu’aucun texte coranique n’a jamais annoncée, elle en déduit que c’est sûrement la mort. Comment veux-tu ? La culture, pour l’implanter franchement à l’orée des déserts, faut du temps… En ce moment je précurce, jalonne pour le futur. Dans cinquante berges, cent au plus, les dames arabes connaîtront les joies tonifiantes de la minette gloupée. Et qui sait, une plaque commémorative, rédigée en vermicelle sous-titré, sera-t-elle apposée sur la mairie de Kabôchâr pour annoncer aux filles émancipées que la première minette de l’Islam a été implantée par San-Antonio.

* * *

Chez Yamilé, la cuisine ne vaut pas la fesse, ni même un détour. Mais enfin, tu ne peux pas demander à des gens qui habitent un trou de te confectionner des blanquettes à l’ancienne ou des filets de sole au vermouth, soyons logiques, et je sais que tu l’es.

Pour réparer de mes forces l’inoubliable outrage, la chérie me confectionne un plat de je ne sais quoi de dégueulasse, avec de la charognerie comme sauce, le tout très épicé. J’en consomme un brin, je crache quelques flammes intempestives et me déclare comblé. Bon, tu vois, ça se passe aimablement, à preuve c’est que tout de suite après le repas, je lui remets le couvert de manière classique, sans doute pour réagir contre son menu affreux, et également afin qu’elle sache que je suis capable de classicisme. Car les gonzesses, c’est comme les critiques littéraires : si tu veux leur démontrer des fantaisies haute voltige, faut parallèlement (et même perpendiculairement), leur administrer aussi la preuve que tu sais œuvrer à la papa. Car enfin, je vais te remarquer une chose : prends mon cas. Si je suis capable de te pondre un bouquin dans le style Maurice Druon, Maurice Druon, en revanche, ne serait pas foutu de t’écrire un San-Antonio. Je suis prêt à nous faire enfermer, lui et moi, dans une cage du zoo de Vincennes pour t’en administrer la preuve absolue.

Alors, oui, très bien, on rebelote à tout va sur les peaux de bique qui me donnent envie d’éternuer. La Yamilé, elle est pas sous les cèdres, mais ça ne l’empêche pas de grimper en pâmade comme toute une chacune.

Elle chope un panard dans le plus pur style bête à deux dos. Vlan, rran ! Simple et de bon ton. Le coït genre petits-commerçants-en-vacances, si tu vois ? Bonnetiers au Croisic ; ou marchands de couleurs à la Ciotat.

Quand on a terminé cette démonstration de tendresse, on s’aperçoit que la fillette de mon hôtesse est là, assise à nos côtés. Moi, j’en morticole d’honte, mais pas du tout Yamilé qui paraît trouver la chose normale. Ici, la nature s’accomplit dans l’honneur et la simplicité. Elle a ses droits, les met en application, bravo, o.k, vive monsieur le maire ! La mignonnette pousse la gentillesse jusqu’à aller chercher un seau d’eau à sa petite maman pour que celle-ci se rablutionne le cramouillard, c’est te dire la simplicité de tout ça. On ne se cache pas pour boire ni pour bouffer, pour dormir non plus. Alors pourquoi veux-tu qu’on aille s’encabaner dans des lieux ombreusement hermétiques ?

Tout en se rinçant le fricouzoff, Yamilé m’explique tant bien que mal qu’elle est mariée avec un gus travaillant à Tripoli (pour être au net). Il vient de temps à autre, une fois par an, plomber sa bergère. D’où son manque glandulaire, à Yamiloche. Une maison fermée, les charançons s’y foutent en trombe. Ça cloporte de partout : toujours cette invasion inexorable de la nature triomphante, belliqueuse. Alors, pour lutter contre la délabrance de son chaglinglin, elle se respire un julot, quand l’occase se présente, ma belle déesse. Un étranger si possible. Elle préfère. Jusqu’ici, elle a eu droit à quelques Égyptiens, un Irakien, un Syrien (il avait l’air d’un saint). Mais le colonel Kadafi, tu sais la manière farouche qu’il drive son bled ? Pas le genre liant. Il verrouille, cézigue. À outrance. Il est pour le circuit fermé. L’austère repli. Le Coran respecté. Le pétrole à tarif monstrueux.

Si bien que, de moins en moins il s’en pointe, des lurons, dans cette région dunesque. Autant en emporte le vent des sables ! Je constitue l’aubaine toute belle. Je suis le messager d’Allah, son porte-étendard. Elle tient à se profiter de moi, ma reine troglodyte. Elle va me faire écluser des décoctions spéciales, héréditaires, dont on se transmet la recette de mère en fille par ici. Y’a de l’écorce de Chybre macérée dans du Stûpre là-dedans, plus de l’extrait de cantharide au piment rouge. Effet garanti. T’en bois dix gouttes, illico tu te retrouves avec un compucteur gros comme le bras, qui semble sortir du congélateur, tellement il est dur. Ça promet, non ?

Seulement, mécollepâte, j’ai d’autres chats à fouetter.

Moins mignons que le sien, certes, mais autrement importants. Je gamberge…

À perte d’idées. Car, maintenant que je n’ai plus ces fumasseries d’écouteurs plaqués contre les étagères à Lissac la certitude m’envahit comme quoi je ne délire plus. Je me sens infiniment lucide, présent dans mon présent, en puissance de futur. Je veux m’arracher à cette incroyable histoire. Les ténèbres, les limbes, le brouillard, bon, d’accord, mais ça n’a qu’un temps. J’ai besoin de lumière, moi. D’action.

Et j’en aurai.

Загрузка...