CHAPITRE XXII

— Si vous voudrez qu’ j’ vous dise : v’ s’ êtes t’une bande de foutus dégueulasses !

C’est le cri, la clameur que pousse Béru pour me réveiller. Il obtient satisfaction, car je bondis sur ma couche. Je bats des ramasse-miettes.

Il fait jour. La chambre est éclairée par cette lumière de neige des jours d’hiver en montagne. Une lumière argentée et mate.

Je sens la main tiède de ma vieille sur mon poignet. Elle est là, Félicie. Ma vraie. Elle, pour de bon… Avec son doux sourire un peu triste. Il me semble qu’elle a les larmes aux yeux. Mon état doit empirer, probable.

— Qu’est-ce qui t’a réveillé, Walter ?

J’avale ma salive.

— Mais, M’man…

— Mon grand ?

— Pourquoi m’appelles-tu Walter ?

— Oh, Walter, voyons…

Bon, je referme les yeux.

— J’ai entendu crier Bérurier.

— Qui ça ?

— Bérurier…

— Je ne connais pas…

Je rouvre mes falots. M’man se penche pour m’embrasser. La porte s’ouvre et la Jument Verte se la radine, portant un plateau pour le petit déjeuner. Ça sent le chocolat chaud, le croissant au beurre…

— Vous devriez nous laisser, madame Klozett, je vais lui faire sa toilette.

Ma vieille quitte la pièce.

La Jument Verte installe mon plateau sur mes jambes. Remonte mes oreillers.

— Bien dormi ?

— Très bien, je vous remercie.

Elle s’active un instant, avec précision, dans la chambre.

— J’adore ce chalet, fait-elle.

— Moi aussi, réponds-je.

Et je suis surpris de m’entendre parler ainsi, sans ironie.

— Dites, Walter ?

— Oui ?

— Je pense que vous serez sur pied très bientôt.

— Dieu vous entende.

— Il m’entendra.

Elle remet de l’ordre dans la pièce. Puis s’approche de moi avec un nécessaire à toilette. L’eau savonneuse mousse dans une cuvette. Le gant de toilette est à fleurs oranges et jaunes et il fait joyeux comme un bouquet.

— Vous n’avez pas mangé vos croissants ?

— Pas faim.

— Il faut vous forcer. Quand on veut guérir, si le malade n’y met pas du sien…

— Qu’est-ce que j’ai, au juste ?

— Encore quelques troubles, mais vous tenez le bon bout. Faisons vite. Le docteur vous attend…

* * *

Comme la veille, je marque un temps d’arrêt devant le miroir à cadre de bois noir. J’y retrouve la même gueule grisâtre, abattue, aux grands yeux cernés.

L’infirmière attend patiemment la fin de mon examen.

— Vous voyez bien qu’il va falloir vous remonter. Vous faites dix ans de plus que votre âge. On vous donnerait soixante-cinq ans !

— Mais je n’ai pas…

— Comment ?

— Non, rien.

Et c’est la même séance que la veille, exactement. Le casque, le bandeau noir, la musique douce. Le bruit de moteur, la musique arabe, et la voix chuchoteuse « Qu’est-ce qu’ils te veulent ? » Jusqu’à ce que je ne puisse plus la supporter et que je me foute à hurler. Alors on me reconduit dans ma chambre.

M’man s’y trouve. Elle tricote. Ça lui arrive peu d’ordinaire. Elle a tellement de travaux ménagers qui la mobilisent…

Je l’embrasse.

— Ta séance t’a fait du bien, mon Grand ?

— Je l’ignore. Dis-moi, M’man ?

— Mon chéri ?

— On ne te retient pas ici contre ta volonté ?

— Moi ! Quelle idée !

Elle paraît sincère ; surprise même par ma question.

— Tu ne m’as pas parlé du petit Antoine, il va bien ?

— Très bien…

— Donc tu n’es pas madame Klozett !

— Pourquoi dis-tu ça, Walter ?

La porte s’ouvre à la volée sur Evelyne-Jeanne. La belle blonde lance à ma vieille, d’une voix rapide :

— Le docteur aimerait vous parler, madame Klozett !

M’man pose son tricot et quitte la pièce sans me regarder. Je suis las. La fille s’assoit sur mon lit. Elle me prend la main.

— Vous êtes un chic type, Walter, me fait-elle tout de go.

— Sur quoi vous basez-vous pour dire ça ?

En guise de réponse elle me file ses lèvres sur les miennes. N’en faut pas davantage pour me couper la parole. P’t’être que je suis Walter Klozett, après tout, et que j’ai plus de cinquante-cinq carats. N’empêche que je trique aussi véhémentement que le premier commissaire San-Antonio venu. Tiens, à preuve : soulève le drap et tu verras Montmartre. En tout cas le Sacré-Cœur.

C’est bien ce qu’elle fait, la coquinette. D’un grand mouvement vorace. Vzoum ! Elle me dévoile le chauve à col roulé. Salut aux couleurs ! Elle est de ces demoiselles qu’aiment la bruyère. Elle pourrait s’engager chez Ropp ou Dunhill, cette chérie. Une des reines de la pipe ! Toutes catégories. Elle me lapsus et me linguae que c’en est tout sublime, du début à la fin qu’elle retarde savamment.

Une fois déjà, là-bas, à l’hôpital, tu te rappelles ? J’étais San-Antonio à c’t’ époque. La mistoune est une vraie fumeuse. Elle craint pas le chouf du soufflet et se goinfre la nicotine de première. Comment qu’elle avale la fumée, chérie ! C’est ça une dévorante authentique.

Une sonnerie retentit.

Elle se tamponne les labiales avec un mouchoir, pas qu’elles restent amidonnées, sinon elle causera du bout des dents, comme les miss angliches.

— Venez !

— Où, encore ?

— Un autre traitement…

— Vous ne trouvez pas que ça commence à bien faire ? Je suis épuisé, moi.

— C’est ce qu’il faut pour que cela ait des chances de réussir. Vous devez vous laisser aller complètement.

— Écoutez, chérie, je veux bien reconnaître que je suis Walter Klozett, mais j’entends qu’on me foute la paix.

Elle me caresse la joue.

— Ne faites pas la mauvaise tête, Walter. Je vous promets que tout va être très vite fini.

Vaincu par son ton enjôleur et son sourire de même facture, je la suis.

Elle me force à passer une grande houppelande, de gros chaussons et nous sortons. Un froid vif me mord le museau.

La montagne étincelle dans un ciel presque bleu dans lequel les nuages ressemblent à des sommets enneigés.

Le chalet est cerné de sapins aux branches lourdes, un grand terre-plein s’étend, au-delà des arbres. De l’autre côté de cette esplanade, se dresse une construction assez vaste qui ressemble à un manège d’équitation. C’est fait de briques, avec un vitrage circulaire à partir d’une certaine hauteur. Nous y pénétrons. C’est bien d’un manège qu’il s’agit en effet. Les murs sont revêtus de planches appliquées en biais, le sol est de terre mêlée de crottin. Ça pue le bourrin et le cuir.

Anachronique dans ce lieu, au beau milieu du manège, l’occupant presque entièrement, il y a un camion. Un camion bétailler, empli de porcs vociférants. Face au pare-brise du gros véhicule, on a tendu un immense écran de cinéma.

Le docteur Monpaf (je finirai bien par lui retrouver le nom, n’ t’inquiète !) s’active devant une table chargée de son fourbi habituel. Il me pose les deux mains aux épaules.

— Walter, je vais vous demander un gros effort de décontraction. Nous allons tenter une petite expérience. Laissez-vous aller. Mais exprimez vos pensées telles qu’elles se présentent, sans chercher à les coordonner.

Il me passe un petit micro cravate au cou. Ensuite un casque muni d’un seul écouteur. Après quoi, Evelyne me fait une nouvelle piqûre qui, instantanément, me rend tout chose, tout moelleux, tout heureux surtout…

— Vous allez monter dans ce camion ! Par la portière de droite.

J’obéis. Il est obligé de m’aider à escalader le marche-pied car la cabine du véhicule est très surélevée par rapport au sol.

Je me hisse en flageolant.

Et je me cabre, dès que ma tronche atteint le niveau de la banquette.

Car il y a déjà du monde à bord.

Deux personnes.

Et quelles personnes ! Tu veux le savoir ? Faut vraiment que je te les dise ? À quoi bon, tu vas gueuler au louftingue ! Te répandre tout azimut comme quoi je suis irrécupérable. Siphonné à outrance. Le cervelet en compote avariée.

Enfin, du moment que t’insistes…

La première, qui se tient assise au milieu de l’habitacle, c’est Bérurier.

La seconde, au volant, eh ben… c’est moi !

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