CHAPITRE XIX

Tout de même, ils ne m’estiment pas dangereux dans la taule, puisqu’ils m’installent dans une salle commune.

Peu commune, d’ailleurs, car nous ne sommes que quatre « malades ».

Il y a là un gros bonhomme blond avec une barbe frisée étalée sur ses draps. Il ressemble à Peter Ustinov. Il est britiche, cézigue, et sa folie est mystique. En effet, il passe son temps à prier à haute voix. Il implore le « god » de sauver le monde en péril, ce qui procède d’un sentiment élevé. Deux autres sont des naturels du pays, genre mal dégrossis. Ils restent assis dans leur fauteuil d’osier et marmonnent des trucs inintelligibles. Le plus jeune, par instants, se met à causer cul. Mais très véhémentement. Il dit qu’il va rencontrer une dame du nom de Dolorès et lui enfoncer un manche de charrue dans l’oigne pour se ménager un passage apte à l’accueillir, ce qui inciterait à faire croire, soit que ce personnage a la folie des grosseurs, soit qu’il est chibré Jumbo, avec un chapeau d’évêque large commak.

Drôle de compagnie.

Je m’étends. J’en aurai passé des heures à l’horizontale ces derniers temps. Je dois prendre du kilogramme, mine de rien. Encore que certains médecins prétendent que le lit fait maigrir.

Mon sort bascule. Je suis comme sur une escarpolette suspendue au-dessus du néant. Je me balance. Poussez ! Poussez ! nani, nanèèèère…

Un coup je me crois dans le réel, un autre coup dans le coltar. Pas une sinécure… Le gros fading, en fait, me vient de ce lâchage de Béru et de mes chefs. C’est bien la preuve que je suis en état second, que je macère dans le débigochage mental, sinon, ils n’iraient pas affirmer, tous, que je suis Walter Klozett.

Walter Klozett, moi ! Je te demande un peu.

Le barbu pousse une exclamation, comme quoi il voit Dieu ! Je l’envie. J’aimerais fortement avoir une conversation avec Lui. Qu’Il m’affranchisse sur ce micmac, le doux Seigneur. Savoir ce qui Lui prend de malmener ainsi Ses créatures.

Suis-je Walter Klozett ?

Suis-je San-Antonio ?

Duquel ai-je entendu parler, de l’un ou de l’autre ?

Lequel des deux ai-je l’honneur d’être ?

Au dîner, y’a du poisson, et puis des calamars frits. Tout ça, c’est du phosphore, ça va peut-être me requinquer la matière grise ? Nous sommes servis par des infirmiers à larges épaules, peu bavards, mais pas brutaux. Quand on leur cause, ils répondent gentiment… Moi, je leur demande si on peut recevoir des visites dans cet établissement dingologique. Ils m’assurent que oui, certainement. Je m’informe aussi pour s’il est admis d’écrire des lettres et si icelles sont acheminées. La réponse est également affirmative. Alors je veux du papelard et une pointe du Baron. On m’apporte. Tu me verrais bafouiller à ma Félicie d’amour. Lui raconter en gros, en schématisé, ce qui m’arrive. Pas trop l’alarmer, mais lui demander pourtant d’aller voir le Vieux. Lui expliquer : l’asile, près de Malaga. Réclamer son intervention prompte. Comme quoi je vais tout droit à une liquéfaction des cellules, mézigue. Je crie « pouce ! » du fond de mes Espagne.

Je ne me fais pas d’illusions au sujet de cette lettre. Je devine qu’elle va enrichir mon dossier, dans le bureau au barbichu ; pourtant elle me soulage. Parler à ma vieille, c’est renouer avec mon âme. Et mon âme existe, elle, si mon corps est indécis…

La nuit vient. Mes compagnons finissent par taire leur pauvre gueule radoteuse. Ils ronflent. Car ça ronfle, un fou.

Je me lève pour aller à la porte. Mais je connais le topo, à présent. Elle n’a pas de poignée à l’intérieur. Elle est lisse, verrouillée de l’autre côté. Quant à la croisée, tiens, fume ! Des barreaux. Un volet métallique qu’on a descendu pour la nuit et dont ces vaches ont emporté la manivelle. T’es dans une boîte, Sana. Dans un coffre à dingues, avec trois autres pèlerins qui boitillent de la cervelle.

Si dans un an et un jour personne n’est venu me réclamer, je suis à toi, mon gars. À toi tout seul. Je ferai la vaisselle à ton domicile, j’encaustiquerai tes meubles et filerai des tornades blanches dans tes gogues.

* * *

Si t’es fou, rêve !

En rêvant tu risqueras de redevenir normal puisque le rêve nous entraîne de l’autre côté de nous-mêmes.

Alors voilà, je rêve que je veux franchir un pont dynamité. Il lui manque dix mètres en son milieu, à ce pont-là. Je me penche. Sous moi, il y a des profondeurs monstrueuses tout au fond desquelles bouillonnent des laves infernales. Il faut que je franchisse cet abîme. À tout prix… Mais comment ? Un saut de dix mètres ! Derrière moi, s’opère un moutonnement atroce, comme si une inondation fracassante, issue d’un barrage rompu, m’arrivait sur le râble… Je dois franchir la brèche effrayante. Alors je décide d’employer une perche, pour réussir le saut impossible. Je reviens en arrière. Et il y a précisément une perche de sauteur, une vraie, officielle, homologuée, qui semble n’attendre que mon bon plaisir. Je m’en empare. Je la braque en position, comme une lance. Je me mets à courir éperdument. Parvenu à l’orée de la brèche, je la plante au sol, mais le bout de la perche dérape et je pique dans l’abîme, la tête la première, sans avoir lâché la canne.

Plongée effroyable. Mon cœur cesse de battre. Je suffoque. Me réveille.

— Chut ! me fait-on.

Une femme est penchée sur moi. J’éprouve une sensation de froid à la saignée du bras. Un picotis violent. On vient de m’enfiler une seringue dans une veine.

Ils sont deux : la piqueuse, et un type qui éclaire son action au moyen d’une lampe électrique.

À un moment donné, le faisceau fait une embardée et accroche le visage de l’infirmière. Je reconnais la Jument verte.

— Ah, c’est vous, je balbudrouille.

— Oui, c’est moi, répond la chère femme.

Et puis mon entendement se referme comme un parapluie.

* * *

Oxygène ! Oxygène ! Oxygène !

Le mot ricoche sur ma difficulté d’être. Je meurs… Faute précisément de cet oxygène dont il est question, autour de moi. On crie le mot ! Il se répercute comme en chambre d’échos. Ooooxygèèèèn’ !

J’en veux, je suis preneur, à n’importe quel prix. Mettez-m’en un ballon, un grand, pas le ballon dégustation, le tout vrai, format montgolfière. Je coince. Mes poumons prennent feu. Pourtant, le feu aussi a besoin d’oxygène ! Je meurs ! Maman ! Tout ! Dieu ! Moi ! Fini !

Et un miracle survient, qui dissipe brusquement cette asphyxie. Je suis oxygéné, donc régénéré, pour tout dire : sauvé.

Provisoirement sauvé. Prends, mon fils ! Renifle, gobe, avale, mets-t’en plein les soufflets. Ton sang réclamait. Il tournait vinaigre. Respire bien à bloc. Jusqu’au bout.

Hummm, quel délice ! Il est à la verveine, cet air-là. Au pollen. À l’été ! Fichtre, on me paie du luxe, en réanimation ! C’est le grand nectar surchoix. La toute belle résurrection, princière ! À qui dois-je mes remerciements ?

À vous, docteur ? Tiens, vous n’êtes plus cinéaste ? Vous avez troqué le blouson contre la blouse blanche ?

Et la petite Evelyne-Jeanne ? La voici, plus belle que toujours, avec ses merveilleux cheveux, blonds comme la réserve d’or de la Banque de France et son sourire éclatant. Elle a fini de scripter ? Re-infirmière, miss ? Bonjour, tout le monde !

La Jument verte, la mal Aymé du lot. Dont la verdâtrie semble s’être accentuée, me tient un masque appliqué contre la bouche. Il était temps qu’on me refile un bon tuyau : j’allais défunter.

Je respire voluptueusement. Ça repart… Bien. Comme un moteur après le coup de starter. Je tourne rond.

Alors je constate une chose…

On est en avion.

Ça manquait.

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