La principale faculté que possède l’homme, c’est de s’habituer à tout, y compris à la fantasmagorie.
Dans ce domaine particulier, il faut un peu plus de temps pour s’y accoutumer qu’au tiercé ou au régime sans sel, surtout lorsque t’es flic et cartésien, mais enfin, on retrousse les manches de son cerveau, et on s’y met.
Après avoir zyeuté le panneau une bonne minute, être descendu de ma chignole pour le palper, je soupire un « Bon, ben voilà » qui contient plus de résignation qu’un camion de dix tonnes ne pourrait t’en livrer.
Adieu la Libye…
Arriba España !
Il me semblerait que mon mental soit aussi délabré qu’un poste de douane yougoslave. À chaque instant, la réalité bascule pour devenir autre. Et cette nouvelle réalité fait long feu, puis se mue en une autre, aussi évidente que les précédentes et que force m’est d’accepter, comprends-tu, puisque je n’ai pas d’autres références que ma mémoire pour prendre appui.
Comme je suis loin de ma pêche à Walter Klozett !
Loin de l’instant fatidique où mon camion chargé de gorets est allé embugner ce mur d’asile…
Le film déferle, en accéléré sous ma houppe. Des images fulgurantes et barbares s’enchaînent, désordonnent, me roulent les méninges dans la farine.
La femme qui m’a entraîné dans la cabane à outils. Ses coups de sarcloir sur mon massif de cheveux. Mon réveil dans la chambre… Le Vieux mélodramatique, mélodrôlatique. Le courroux de Bérurier. La vieille Carne jumentale… Bon, ensuite ? Oh, yes : l’arrivée de la journaliste blonde, tu te souviens ? Elle me donne à lire un perfide article à mon propos… Et puis Malnourry se pointe, vire la fille. Il boit de l’eau de ma bouteille. S’écroule…
Je le fourre dans mon plume. Me traîne dans le couloir pour tenter de bigophoner. À ce moment-là, si ce que j’ai vécu n’était pas un cauchemar — sait-on jamais —, à ce moment-là, je me trouvais bien dans un établissement hospitalier.
Pendant que j’essayais en vain de tubophoner, un livreur de fleurs s’est pointé dans ma turne. Lorsque j’ai eu regagné ma base, j’ai trouvé Malnourry assassiné dans mon plumard. La jument est passée. Je me gourre pas, non ? On a eu des mots. Elle est allée ouvrir la porte à des dingues qui se sont jetés sur moi et m’ont massacré.
Le soleil s’élève au-dessus de la mer. Bien rond, bien gros, florissant. Et tout s’embrase : les montagnes, la plaine avec ses orangers, les grands immeubles vacanciards dans les cloisons desquels il n’est pas recommandé de planter un clou si tu ne veux pas surprendre ta voisine en train de se faire embroquer par le plombier, lequel est toréador, le dimanche après-midi. Belle Andalousie. Vive Francis Lopez !
Attends que je nomancle encore…
J’en étais aux fous furieux qui se sont jetés sur moi, à bras raccourcis, à jambes allongées…
Oui, ensuite je me réveille avec le Mastar à mon chevet. Malnourry radine. Pimpant. Pas mort pour un clou de cercueil. Réfutant la blonde journaliste. Qui — ô miracle — est devenue infirmière. Alors j’admets que, bon, parfait, j’ai la cigorgne qui clapote. Que je me projette des diapos dans le sub. Que je me vaporise la cervelle à l’extrait d’hallucination. Comment réfuter l’irréfutable ? Malnourry n’est point mort assassiné, il est là, qui me parle…
Allez, continuons…
Marrant de se broder une tapisserie pareille devant la vue générale de Malaga, au loin, dans les aurores lumineuses.
Il y a eu, donc, ensuite une période indécise. Ma fenêtre murée. Evelyne me taillant une plume. Suivie d’une période où elle niait la plume, ou n’y avait pas de mur de briques devant ma fenêtre… Elle m’appelait Walter Klozett. C’était, tout comme le Port-Salut, écrit sur ma feuille de température…
J’ai sombré dans un petit cosmos visqueux.
Me suis retrouvé saucissonné.
Évadé…
Seulement, ma chambre, tout en restant LA MÊME CHAMBRE, ne se trouvait plus dans un hôpital, mais dans une maison mauresque perdue aux confins du désert libyen. J’enfuis…
Me planque dans le sable. Des militaires me coursent en jeep, avec des projos…
Une fée surgit de l’ombre : Yamilé… Elle m’entraîne dans sa maison troglodyte (le avec des fleurs). Son vieux papa qui ciselait du cuivre, sa petite môme aux cheveux bouclés… La cheminée fumasseuse… La feinte pour attirer le gros docteur moustachu (tiens, je l’avais pas encore mentionné, Baloche). Je le neutralise. L’incite à me causer. Il finit par le faire. Me raconte ses expériences… Tu te rappelles ce qu’il m’a bonni ? Curieux, hé ? Comment, je te l’ai pas répété ! Dis, ça ne va pas. Tu me concurrences, côté citron en roue libre ! Si tu t’y mets aussi, je baisse les bras…
Mon coup de force au poste libyen… J’endors les archers de Kadafi. Découvre Bérurier. Dis bye-bye à la gente Yamilé qui joue un épisode de la Bible au bord du chemin…
Et puis je roule… Combien ai-je parcouru de kilomètres ? J’aurais dû vérifier…
« Malaga 38 km. »
Après ça, je te vends quoi, mon frère ? Des capotes anglaises ou des couteaux pour se racler le tibia quand on a de l’eczéma ?
Je me tourne vers le Gros. M’attendant à trouver à sa place un fox à poils durs ou trois kilos de choucroute. Mais il est toujours là, qui roupille. On dirait qu’il a repris des couleurs, l’amour. Vivement qu’il se réveille, il pourra peut-être m’aider à sortir de ce magma de données confuses.
Un bruit de tuture…
Une Renault 16 passe en trombe. J’ai le temps de voir qu’elle est immatriculée en Espagne. Les chiffres noirs sur la plaque blanche. La lettre « E » à l’arrière…
Je repars…
Tu ne sais pas ? On va bien voir.
La route descend mollement vers une agglomération.
Bientôt, on quitte la nature pelée pour toucher des cultures, des vergers luxumarrants. Puis v’là des maisons espanches, telles que je les aime, avec des balcons aux chouettes balustres, des grilles en fer forgé, des portes et des volets à caissons. L’Espagne merveilleuse, olé ! Je ralentis en parvenant dans la rue principale. Ce qu’il me faut, c’est un toubib, car la léthargie prolongée du Mammouth commence à m’inquiéter. Y’a des mots : Police, Hôtel, Docteur, qu’on peut considérer comme internationaux. Tu les retrouves de partout, intacts ou à peine modifiés. La plaque de cuivre du Doctor Sanchez y Safàl Sulcarro brille dans le matin neuf. Irrésistible.
Je descends de ma Land Rover pour carillonner.
Du temps s’écoule, et puis un volet s’écarte et une merveilleuse dame au visage constellé de belles verrues noires paraît. La personne ressemble un peu à la jument verte. Elle a l’œil flétrisseur, la raie au milieu, l’air d’être contre, sans savoir.
Me voyant, elle éructe un cri et referme.
Je sonne de nouveau, bien décidé à obtenir aide et assistance pour personne en danger.
Cette fois, c’est un visage de señor qui se montre.
Je pige, soudain, qu’avec ma gandoura, je ne dois pas inspirer la confiance en un pays ou depuis lulure on a perdu les mœurs arabes. J’ôte le capuchon, découvrant ma belle tête de séducteur civilisé jusqu’au bout du gnoufazing, et explique en souriant et en espagnol de lycée au docteur Sanchez y Safàl Sulcarro que j’ai besoin de lui rapport à un monsieur victime d’un malaise que je redoute cardiaque.
Ma belle mine, mon air d’intellectuel repeint, mon regard franc et massif lui en imposent pis qu’un Ministre des Finances français.
Il répond qu’il va ouvrir et que je prépare le blessé.
Ce que je.
Mais ce vieux hippocrate hypocrite tarde à m’ouvrir. J’espère qu’il ne prend pas un bain, ni ne se rase, ni ne se met en jaquette et futal rayé pour m’accueillir, dis ?
Alors, Bérurier étant affalé sur le trottoir, le dos au mur crépi du docteur, je carillonne une troisième fois.
Mais au lieu de lui, c’est quelqu’un d’autre qui se manifeste.
Une voiture noire marquée Policia en blanc, arrive en trombe, stoppe devant moi, et deux gaillards à poil noir et zyeux de braise incandescente me réclament mes papelards.
La façon dont je suis en peine de les leur montrer ne t’échappera pas. Aussi m’intiment-ils de les suivre.
Auparavant, ils matent le contenu de ma chignole. Et tu devines la réaction de ces messieurs pandores lorsqu’ils découvrent mon arsenal.
Pour lors, c’est sans ménagement qu’ils me déménagent.
Le fumier de docteur s’est hasardé hors de son cabinet maudit et ausculte Alexandre-Benoît.
Je n’ai pas l’heur de connaître son diagnostic, vu que me voici, menottes aux poings, entraîné vers la suite de mon tumultueux destin que, franchement, merci, je t’en laisserais volontiers coltiner un pacsif manière de me soulager un peu, qu’avec des conneries pareilles je serai vieux avant mon temps, comme dit Signoret, parce qu’à la longue, de coups foireux en coups fourrés, tes artères finissent par ne plus avoir ton âge.
On me geôle d’autor.
Pouf ! Le cachot vilain, avec pierres apparentes, toiles d’araignée, salpêtre rampant, insectes volants non identifiés, grabat moisi, lucarne à grille inaccessible.
Je m’allonge, les mains sous ma nuque positivement guérie.
Une lumière de serre filtre au niveau du plafond. Je me tiens un discours réconfortant. « Mon cher San-A. Compte tenu des données fondamentales du problème et nonobstant l’aspect particulièrement irréel de ta réalité, tu dois, bon gré mal gré, convenir que, dans l’hypothèse toute gratuite où tu n’es pas fou à lier serré, tu te trouves en Espagne, donc dans une certaine sécurité. Ta libération, ce n’est qu’un coup de téléphone à donner. Sitôt que le Vieux sera informé il interviendra et tu reverras très vite ta Maman, ton Paris, ta galerie de demoiselles saute au paf. L’explicance de ton incroyable odyssée te sera fournie. Tu n’auras qu’à l’écrire pour que ta descendance sache un jour qu’entre ta vie et celle d’un poinçonneur de métro il y aura eu une certaine différence…
Dors !
J’aurai beaucoup halluciné dans ce polar, mais également pas mal roupillé. Rien qui te refasse un mec autant que la dormissure.
Le bruit caractéristique d’un gros verrou peu utilisé me réveille.
Deux poulardins qui ne sont pas ceux du matin viennent me chercher. Menottes. Suivez-nous. Je suis d’autant volontiers que j’aimerais bien en finir. On me drive dans un bureau où trône une photographie du général Franco, de toute beauté, dans les tons vert-jaune, couleurs naturelles, quoi, tel qu’il se présente à l’heure que je raconte, mais qu’il faut se grouiller pendant qu’il en reste.
Sous le portrait du godillot, un type avec un costume gris foncé à rayures. Il a une chemise qui devait être blanche la dernière fois qu’on l’a lavée avec Omo, et une cravate qui, à partir du nœud s’offre à l’envers, ce qui permet de constater selon l’étiquette qu’elle est faite de pur nylon.
De côté, deux types mieux fringués sont assis, côte à côte, en visiteurs, semble-t-il. Ils portent des imperméables et ont les jambes croisées, avec chacun un chapeau de feutre taupé sur son genou le plus haut. Bien calamistrés, ces bons señors. Ils sentent la brillantine de luxe.
On devine qu’eux deux arrivent de la ville. Ils laissent opérer l’autochtone, mais par pure politesse administrative. D’ailleurs, Cravate-retournée n’est pas dupe de ce cérémonial, décollant son triste cul de son triste siège pour une amorce de révérence chaque fois que l’un des « observateurs » dit un mot.
Bon, ça va. On veut savoir qui je suis et d’où je viens, ce qui est élémentairement normal.
Je dis.
Pas tout, oh que non, car ils me shooteraient dare-dare dans un cabanon capitonné. « Commissaire San-Antonio de la police Parisienne. Kidnappé dans un hôpital où on l’avait conduit à la suite d’un accident de la route. Amené dans le désert espagnol où on lui a fait croire qu’il était prisonnier d’une organisation libyenne. Évadé en compagnie de son principal subordonné, l’officier de police Alexandre-Benoît Bérurier. Point à la ligne. »
Tout ça est griffonné à la volée sur un papier jaunissant. On me demande des précisions, sur les noms, les lieux, tout ça, la routine, quoi, qu’est-ce j’irais t’emmerder avec des précisions de ce tonneau, dis, peau de zob ? T’as déjà eu affaire aux bourdilles, toi aussi, ne serait-ce qu’à la faveur d’une contredanse.
À la fin, ils relisent à haute voix le papelard. Se le passent. Chacun en prend encore un coup connaissance. Puis l’un des gominés sort avec. Je l’entends tubophoner dans une pièce voisine. Probable qu’il réfère aux supérieurs. Ça jactouille rapidos. Puis il revient.
— Téléphone de votre chef, à Paris ? me demande-t-il.
Ce qu’avec empressement je communique. Le miteux à la baveuse retournée décroche son bignou, s’annonce et réclame Paris en priorité.
En attendant la communication, ces messieurs échangent des cigarettes. C’est un de la ville qui propose. Le fonctionnaire du bled pêche une cousue dans le paquet d’américaines comme tu prendrais un os de Saint Turlupin dans sa châsse pour mater comment il était calcifié, le bienheureux.
Drelinggg !
Enfin !
Le miteux décroche… Il demande à parler au Vioque, de la part de la police espagnole. Urgent…
Et puis, à l’ultime seconde, il flanche et passe désespérément le combiné au copain de la ville.
Le Dabe !
Tu ne peux pas savoir l’effet que ça me produit de reconnaître sa voix dans ce gargouillis.
L’interlocuteur espagnol s’exprime avec déférence, dans un français très convenable. Il explique qu’on vient d’appréhender, dans la province de Malaga, un type armé, qui convoyait un homme inanimé et que cet homme prétend être le commissaire San-Antonio.
Je ne sais pas ce que le Vioque rétorque. Mais c’est plutôt bref et sec. Ça fait comme ça :
— Preboulibrele ! Areprelibrileprele ! Brelele !
Et c’est tout.
Le flic de la ville se confond en excuses. Puis il raccroche avec d’infinies précautions, comme un secouriste dépose une jambe cassée dans une gouttière.
— Le chef de la police a dit que c’est une fumisterie et que le commissaire San-Antonio se trouvait précisément avec lui dans son bureau.
Après quoi, il traduit à ses collègues.
Les deux hochent la tête.
Ça pue vilain, non ?
Comme une odeur de brûlé, on dirait ?