CHAPITRE XII

— Tu es sublime ! lui déclaré-je en pur français.

Elle pige pas, mais elle devine le compliment à mon expression, et me sourit un remerciement.

Faut dire que je l’ai aidée à s’attifer. Dans le cœur de tout Français, y’a un Dior ou un Balmain qui sommeille. L’homme, le plus rude, le plus éloigné du falbala, s’il veut s’en donner la peine, il trouve le moyen de rendre belle une sœur. Fouillant dans ses voiles, ses châles, ses fanfreluches mauresques, je te l’ai sapée bayadère, la chérie. Et du khôl par-ci, un peu de rouge par-là ; tu la verrais ! Sa chevelure brillante, coiffée à ma manière, avec une perlouze de verre sur le front. Elle fait plus hindoue que libyenne. Pour rester insensible à ses charmes, faudrait être statue de marbre, cheval de bois ou académicien.

Ainsi parée, elle ramasse son couffin et part.

Ne me reste plus qu’à attendre.

Le vieux martèle une plaque de cuivre, sur le seuil. Il est pittoresque, ce bonhomme plein de barbe. On dirait un griffon blanchi. La petite gosse tisse un tapis avec une patience forcenée. Ils sont silencieux, tous les deux, grand-papa et la môme. N’échangent que de rares paroles pour se dire des trucs précis, nécessaires à leur vie.

Je porte l’écouteur à mon oreille. Maintenant, il est silencieux ; « ils » ont renoncé à me récupérer par ce moyen. Je touche ma tête dépansée. Des croûtes émaillent mes cheveux. Je cicatrise bien. Certaines plaies sont même à peu près guéries. Combien de temps s’est écoulé depuis le moment où je me trouvais au volant d’un camion, avec Béru et Walter Klozett près de moi ? Et que s’est-il passé, depuis lors ? Je revois le Vieux, en train de m’engueuler. Le cadavre de Malnourry. La journaliste devenue infirmière. La jument verte. Le gros médecin à moustache. La fenêtre murée ; puis plus murée… Tout ça, dis, c’était quoi ? Du cauchemar au L.S.D ?

J’aimerais bien comprendre. Savoir… J’en peux plus de mystère, moi. J’éclate de trop d’énigmes accumulées. L’invraisemblance me dilate le cigare. Pourtant je me sens apaisé. J’ai confiance en moi, donc en la vie.

Et puis, que j’ t’apprenne une chose : mes forces reviennent. En force ! Le bouffement de Yamilé est inhumain, mais il te redresse un mec. Du sirop de feu, j’ingurgite. Me v’là tout en piment rouge ou poivre vert. Bourré d’élixirs miracles, oint d’onguents magiques. Les Mille et une Noyes, mon pote ! Je chique les Ali Baba.

Le tapis de la fillette, c’est un peu comme la vie : ça se constitue, brin à brin. Tu ne piges pas le motif sur le moment. Faut du temps pour qu’une démarche s’affirme, que le dessin naisse. Mais ça vient par minuscules surfaces…

Les doigts agiles jouent avec la trame comme avec une harpe aux cordes rapprochées. C’est fascinant. Ça m’hypnotise. Tant tellement que les minutes passent et que revient Yamilé, avec son couffin vide et l’œil triomphant.

Bene ? je lui demande.

Bene ! elle me répond.

Questa notte ?

Si.

Au poil.

* * *

La gamine est allée en tu sais quoi ? Éclaireuse ! Oui, en éclaireuse, c’est le cas d’y dire, puisqu’elle porte une espèce de flambeau fait avec une vessie de mouton.

Le vieux a regagné sa grotte privée. Yamilé s’est mise en tenue d’intérieur et je lui ai composé une attitude très « fastes du second empire » (colonial) sur ses tapis.

Embusqué dans le fond de la pièce, derrière le chevalet du tapis en cours d’exécution, j’attends. Par l’encadrement arrondi de la porte, seule ouverture de notre caverne-logement, je vois la cour circulaire, le chemin en pente raide qui permet de refaire surface et qui plonge sous une sorte d’étroit tunnel.

Enfin, la lumière jaune et dansante surgit de la voûte obscure. Deux silhouettes l’encadrent : une massive et une fluette.

— Ecco ! dis-je à mi-voix.

Yamilé me sourit, au jugé, car elle ne peut m’apercevoir, depuis son divan à voluptés.

Des pas sur le sol rêche.

Des pas gravissant les marches. L’homme se courbe pour pouvoir passer par l’ouverture. Il cligne des yeux, cherchant à se repérer dans la pénombre. C’est plein de fumée, ici. On s’y habitue, mais de prime abord, ça taquine les châsses. Une sorte de chandelle qui pue le fort donne une pauvre flammette vacillante. L’arrivant finit par aviser la belle Yamilé sur ses tapis, sorte de Madame Récamier mauresque. Il s’accroupit auprès d’elle. Il grommelle, en français :

— Et alors, mon petit bijou…

Il a la tête posée à même les épaules. Son pif paraît être carré du bout et sa forte moustache forme, au-dessus de sa bouche sensuelle, comme un immense ramasse-miettes.

Yamilé ne dit rien.

— C’est beau, ce bijou-là, reprend le sagouin, en promenant sa vilaine patte sur les jolis seins de ma sauveuse, crénom que c’est beau !

Lui, il cause comme les paysans dans les contes de Maupassant.

Et, comme eux, il n’y va pas par quatre chemins. Un sanguin, tu parles !

Pas le temps de dire bonjour, que lui voilà déjà le bénouze sur les targettes. Droit au but, le gros toubib. Salles de garde, dans son style. Vive les étudiants, ma mère, vive les étudiants. Il dégaine sa rapière et te me trousse gentille Yamilé en un geste de soudard. S’énerve dans les étoffes. Lui rabat le blot sur la frimousse, au risque de l’étouffer. Même mon Béru ne comporte pas de cette brutale manière. Quel paillard, ce veau ! Il souffle déjà comme un scieur de long, le moustachu. Valdingue du prose à grands coups de reins appliqués. Bon gu de bon gu ! Charogne ! Vlan, vlan, vlan ! On dirait un qui veut charrier tout seul sa cuisinière à gaz, comme il arc-boute.

— Tiens ! qu’il lui fait. Tiens donc, salope !

Un vrai galant, quoi.

Encore que l’invective, en amour, les grossièretés, sont en réalité des élans de tendresse. Aller au bout d’un sentiment vous fait souvent basculer dans un autre qui lui est contraire. Quand une maman a débité tous les petits noms à son bébé, elle lui en sort de vilains. CF V. Hugo : « Te voilà réveillé, horreur, lui dit sa mère. » Ah, il en a déballé des trucs, Alexandrins-le-Grand.

Mais c’est pas l’instant d’égarer.

Je ne suis pas ici pour bonimenter, moi. Un cul-de-sac comme celui où je me trouve, pour s’en dépêtrer, faut manœuvrer au plus juste.

À pas de mouche (elles font moins de bruit que les loups, les mouches), je m’approche du couple plus entrelacé que les deux premières lettres du mot « œuf ». Je mate un instant le gros cul poilu du docteur, pas par vice, mais y’a déjà longtemps que je n’ai pas visionné un Laurel et Hardy.

Cependant qu’il ahane en mimant le rugissement du lion en rut. Il est sur le point de décarrer dans les apothéoses lorsque je lui tapote l’épaule.

Tu verrais la scène. Emporté par sa furia, il continue de limailler encore, trois quatre petits coups avant que ses freins répondent. Puis son monstre dargif s’immobilise sur sa voie de garage et le moustachu détourne la tête.

De la main, je lui fais un petit signe mutin. Tu sais ? Juste avec le bout des doigts, comme j’aurais des mitaines.

Alors il se déplante et veut se redresser. L’hic, c’est son foutu falzoche que, dans sa hâte, il n’a pas pris le temps de déjamber. La vraie entrave esclavageuse. Il en retombe assis sur la gente Yamilé. Moi, laisse que je te fasse rigoler, voilà-t-il pas que je me prends pour Pélé et lui tire un shoot superbe au bouc. Bon, j’ai que des babouches aux lattes, j’en conviens, n’empêche, comme disait Melba, qu’il éclabousse des chailles, le gros doc. Une pétée pareille, ça vaut toutes les anesthésies du monde.

Son regard part dans son front et il devient pareil à un goret saigné. J’ai des cordes toutes prêtes. Deux mailles à l’endroit, le nœud à l’envers, zou ! Une fois cézigue ligoté, je m’accroupis en face de lui, sur d’autres coussins. Yamilé me sourit gentiment. Elle n’a peur de rien, cette gosse. Les conséquences de ses actes l’indiffèrent. Le futur ? Connaît pas. Elle n’y voit pas plus loin que son pubis.

Je lui désigne la cheminée rudimentaire. Docile, elle va jeter quelques morceaux de faux bois sur les brandons qui vert-luisantent dans l’âtre. Ça pétille gaiement et l’on se met à y voir plus clair dans la pièce. Le moustachu se réveille. Du sang mousse à ses lèvres. Il éructe et glaviote quelques incisives de qualité inférieure.

— Vous n’avez pas pris le pied prévu, n’est-ce pas, docteur ?

Il pourrait rire. Maussade, il s’abstient. Faut dire qu’il n’est rien de plus pénible à encaisser qu’un coup avorté. Un éternuement différé, déjà, souviens-toi comme t’as du mal à surmonter. Alors une crampette sur le point d’aboutir, oh là là, sœur Angélique, à moi la sainte paluche des dames du Bon Secours ! T’as la sensation de prendre du fer rouillé dans le bas-ventre. Ton système nerveux télescope le glandulaire et il se produit un court-jus au niveau de ta moelle épinière.

— Savez-vous que je vais beaucoup mieux ? j’enchaîne. Vous pouvez me considérer comme guéri et me délivrer mon bon de sortie.

Là, il ricane.

— Vous iriez où ? Nous nous trouvons…

— En Libye, je sais.

— C’est vous dire. Moi-même, je ne pourrais parcourir un kilomètre sans escorte.

— Il faut tout de même que je tente quelque chose, mon bon ami.

— Quoi ?

— Je vais voir.

— C’est tout vu. Vous êtes prisonnier de ce pays. Essayez de filer, vous verrez bien.

— Comptez que je vais essayer, en effet. Seulement, auparavant, vous allez m’affranchir.

— Sur quoi, mon pauvre vieux ?

Oh, dis, j’aime pas sa manière de retrouver son assurance. Y’a une hiérarchie à respecter dans la vie. Lorsque t’es ligoté, avec le pantalon sur les chevilles, la zézette à l’air libre et quatre dents posées sur le plastron, faut pas te prendre pour de Gaulle descendant les Champs-Élysées à la Libé, quoi, merde ! Où ça irait, sinon ?

Je mijote un plan de représailles. Quelque chose qui me fasse en outre progresser l’action, tu piges ? Pas nécessairement de la torture, qu’encore l’autre blèche va m’écrire que je sème le sadisme et vais récolter le fascisme. Non, je veux du subtil. Du langoureux.

— Écoutez, doc, dans ces cas-là, c’est toujours la même affaire qui recommence. Un type veut savoir ce qu’un autre ne veut pas lui dire. Si celui qui se tait est neutralisé, si celui qui veut savoir est gonflé à bloc, ça donne quoi ? Hmmm ? Vous donnez votre langue au chat de Yamilé ? Du vilain, doc ! Des taches ! Tout ça très malpropre, nettement indigne de l’espèce humaine qui continue de se ravaler au rang de la bête. J’ai pas raison ?

Il essaie de sourire en dessous de ses baffies-balayette. Mais lorsque t’as une brèche dans le concasseur, ton sourire tourne grimace. Rictus, quoi ! Tout ce qu’il réussit, c’est à se faire saigner de plus belle.

— Je cause, je cause, n’est-ce pas ? poursuis-je, mais je sais faire autre chose. Je cause parce que j’ai le temps, doc. Inestimable à notre époque d’avoir le temps.

L’idée me vient, que j’espérais. Dans l’espoir de laquelle je faisais brûler un cierge… Simple, chouette.

— Dites, toubib, on me croyait mort, n’est-ce pas ?

— En effet.

— Vous savez pourquoi ?

— Le peignoir, près du puits Arouâménah, il ricane.

— Exact.

— Bonne astuce, convient mon ex-geôlier.

Je me penche. Je biche son grimpant à deux mains, achève de le lui ôter et le tends à Yamilé. En quelques mots, elle pige. On se comprend d’ailleurs de mieux en mieux depuis qu’on s’envoie dans les délices et orgues, nous deux. Rien qui facilite autant les échanges qu’une bonne tringlée.

Yamilé se taille avec le bénouze de mon compagnon.

— Pas besoin de vous faire un dessin, doc, vous avez déjà pigé, je gage ? Elle va filer votre falzar dans le puits. On croira que vous vous y êtes noyé, ou que quelqu’un vous a précipité dedans, ce qui revient au même ; bref, que vous êtes mort.

« Vous voyez bien que nous avons le temps. Car c’est pas ici qu’on viendra vous chercher ».

Là-dessus, je me roule dans une couvrante et me mets en position de ronflette.

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