CHAPITRE V

Je t’ai souvent répété ma sensibilité aux parfums, et combien j’ai su tirer parti de mon sens olfactif. C’est un peu lui, je crois bien, qui m’a confirmé dans mes doutes quant à la dégueulasserie universelle. Les sons et les couleurs sont camouflables, pas les odeurs. Verse du 5 de Chanel sur une merde, ça se mettra à sentir le 5 de Chanel ET la merde.

Là, c’est un parfum qui m’arrache aux vapes. Un parfum insistant, mais point désagréable. Pourtant, en général, c’est contradictoire, non ? Moi, je ne tolère, comme odeur forte, que celle des lis. Faudrait que je me fasse psychanaliser un jour pour découvrir l’origine. Je crois que ça me vient de l’enfance, comme tout le reste. J’étais tout momaque, en vacances dans un village des bords du Rhône que les travaux d’aménagement ont saccagé depuis. J’allais livrer le pain avec la fille du boulanger, une solide luronne cuissue, fessue, rouge-pomme. Dans le fond, elle devait me troubler les glandouillettes, cette gonzesse. Je ressentais de l’émoi, près d’elle, sur la banquette de moleskine noire, dans l’odeur de pain frais. On livrait dans un château à tours pointues, recouvert de lierre. Les vipères grouillaient dans les plantes qui le cernaient. On en voyait presque chaque fois une ou deux, traverser l’allée, peinardes. Juste contre le mur de l’office, un massif de lis. Tu saisis, l’ahuri ? Cette épaisse senteur, pour moi, à présent, ça veut dire le mystérieux château de mon enfance, la fille du boulanger et sa blouse bleue pleine de miettes et de farine.

C’est dur de s’arracher. On ne se dépote pas vraiment. On tourne en rond. Si tu ne ramasses pas le fruit tombé, il risque de donner un autre arbre contre son arbre d’origine. Les forêts sont nées comme ça, par instinct de la meute…

Bon, attends, on va pas se mettre en branlette tout de go. Faut que je reprenne mon fil, qu’autrement mon propre courant m’entraînera à dache. Le parfum insistant. Je me décapsule les mirettes et à travers la brume flottante des réalités renouées, j’aperçois une extrêmement bioutifoule mémé. Pas du lot à brader. Oh Dieu que non ! Du first. Du must ! Du nanan. Pur nectar. Objet primable. Opprimant. T’es intimidé de regarder. Ça te déshydrate un peu partout. Elle est grande, blonde, belle, élégante, sourieuse, avec une poitrine qu’a pas besoin d’être sous-titrée. Elle est coiffée chouette, bouffant sur le devant, avec du flou de côté, si tu vois ce que je cause ? Elle porte un manteau de drap dans les tons feuille-morte, avec un col de renard roux. Son regard est bleu foncé. Ses lèvres d’un rouge éclatant, vernissé ; quand tu lui roules une pelle, t’es obligé d’aller prendre un bain ensuite pour te remettre en état.

En plus, cette personne porte une expression intelligente sur son agréable physionomie.

Sa voix ? Attends, justement, elle va parler, je te dirai.

— Ce n’est pas moi qui vous ai réveillé ?

Du Vivaldi ! Si tu établissais un barême de comparaison entre les voix des gens qui s’adressent à toi et la musique, elle, d’emblée, tu dirais Vivaldi, parole d’homme !

— Je ne pourrais pas l’être mieux que par vous, articulé-je péniblement, tout en étant parfaitement conscient de proférer une platitude en comparaison de laquelle la Hollande passerait pour le Tibet.

Elle me fait l’aumône d’un sourire un peu plus large.

— Vous permettez ?

Elle empare un fauteuil d’hosto (tubulure et fils blancs tressés), l’approche de mon lit, s’y assoit et croise les jambes, ce dont je lui sais un grand gré.

— Vous devez vous demander qui je suis ?

— À peine.

— Ah, oui ?

— Quand on vous regarde, c’est tellement secondaire.

Elle se marre franchement.

— Vous, alors, vous êtes à la hauteur de votre réputation.

— C’est quoi, ma réputation ?

— Vous ne le savez pas ?

— Je n’ai pas lu les dernières nouvelles.

— Elles sont fraîches et joyeuses, annonce-t-elle en ouvrant son grand sac de croco posé à terre.

Elle y prend un journal plié en j’ sais-pas-combien et me le tend. Je vois tout d’abord mon portrait. Une photo assez ancienne qui me représente dans une boîte de nuit (moi qui m’y rends si peu souvent) en compagnie d’une bergère d’un soir au décolleté insondable. Titre : « L’AMOUR… FOU ! ; sous-titre : Le fameux commissaire San-Antonio joue les passe-muraille pour séduire des aliénées. Assez faiblard, le Vieux avait trouvé mieux !

Suit tout une tartine bien croustillante, mais qui se veut objective, dans laquelle le rédacteur relate mes avatars avec une ironie mordante. De quoi acculer à la démission un fonctionnaire aussi brillant que mézigue.

Ayant ligoté, tant bien que mal, car j’ai de la mollasse sous la touffe, je rends le baveux à ma visiteuse.

— Vous pouvez le garder, dit-elle.

— Merci, mais je n’en ai pas l’usage, réponds-je, ici, ils ont un papier hygiénique de première qualité. C’est pour me faire lire ce passionnant article que vous êtes venue ?

— Non, c’est pour en écrire un autre.

— Vous êtes journaliste ?

Paris-Gazette.

— Bidets, alcôves, préservatifs, filatures ?

— Oui. Mon rédacteur en chef m’a chargée de vous arracher une interview exclusive.

— Vous êtes la plus belle fille de la rédaction, je suppose ?

Elle rit. Et son rire fait l’effet d’une photo en couleur chargée d’évoquer les vacances.

— Peut-être pas, mais je me suis portée volontaire.

— Vous n’avez pas froid aux yeux.

— Nulle part.

Son regard tranquille me détaille avec une certaine complaisance hardie. Me prend-elle vraiment pour un obsédé sexuel ? Je le lui demande. Elle hausse les épaules.

— J’espère bien que vous l’êtes. Dites, la vie est tellement grise, avec tous ces gens consternés qui ressemblent à des parapluies en train de sécher.

— Ce serait quoi, cet article ? Mes confessions ? La façon dont je m’envoie en l’air, mes trucs de plumard, les dimensions de mon sexe ?

— En gros, oui. Et puis des détails… Surtout les détails.

— Exemple ?

— Exemple, vous êtes commissaire mais vous pilotiez une bétaillère au moment de l’accident, et il y avait à bord un type qu’on venait de libérer de Maison Centrale.

— Bon, alors ?

— C’était quoi, ce camion de porcs ?

— Mes provisions pour l’hiver. J’ai offert un congélateur à Maman pour la Fête des Mères, si on ne le remplit pas, comment allons-nous l’amortir ?

— Et l’ancien détenu ?

— Un stoppeur. J’ignorais d’où il venait. On ne réclame pas son curriculum à un mec qui lève le pouce sur un talus ; vous, si ?

Elle sourit.

— L’accident, c’était quoi ?

— Un accident.

— La folle abusive ?

— Une folle, ça ne se voyait pas, vous savez. D’autant que j’ignorais où je me trouvais. Et puis j’étais commotionné par le choc. Elle m’a prié de la suivre, alléguant que cela urgeait, j’ai foncé. Un flic, c’est fait pour voler au secours des gens, non ?

— En somme, vous allez vous en tenir à cette version des événements ?

— Puisque c’est la bonne, la seule…

— Il va falloir que j’invente le reste ?

— Ben, vous êtes journaliste, non ? C’est quoi, Paris-Gazette ? Un transformateur qui transforme les courants d’air en vérités. Vous prenez une supposition et vous en faites une croustillante tranche de vie. Votre boulot, c’est pas de me questionner, seulement de me regarder dans ce plumard avec mes pansements sur la gueule. Moi, dans ce lit, c’est authentique. Je constitue l’élément réel autour duquel vont se cristalliser les produits de votre imagination stimulée par les exigences de vos lecteurs. Il aura suffi que vous m’ayez physiquement rencontré pour que se trouve accrédité irrémédiablement tout ce que vous aurez la fantaisie d’écrire à mon propos. Me trompé-je ?

— Voilà qui est un résumé parfait de la situation, cher commissaire. Vos blessures sont-elles graves ?

— Sérieuses tout au plus. Mais, dites-moi, douce visiteuse, comment se fait-il qu’on vous ait laissée rentrer ? Je suppose que les médecins ont donné des instructions très strictes concernant mon isolement ?

— Aucune instruction ne résiste à une grève du personnel hospitalier, cher San-Antonio.

— Ce qui veut dire ?

— Que depuis ce matin, l’on entre dans les cliniques comme aux Galeries Lafayette. Les extrêmes urgences exceptées, tous les hospitalisés de France sont livrés à leurs maux, les gardes-malades ne gardent que leurs privilèges. On va beaucoup mourir ces jours-ci.

Un moment s’écoule. Je tends l’oreille. Le couloir est silencieux. Pourtant une rumeur bourdonne dans le lointain. La journaliste me renseigne :

— Un groupe d’aliénés a investi les cuisines et a organisé un orchestre grâce aux ustensiles ; j’ai vaguement aperçu cette formation, je puis vous affirmer qu’elle ne manque pas de pittoresque.

— L’anarchie, quoi !

— Ne soyez pas anti-social, mon cher.

Là-dessus, ma porte s’ouvre comme au fond des forêts le loup l’emporte et puis le mange. Surgit l’officier de police Malnourry, déguisé en lui-même pour une fois. Tête allongée, chevelure poivre et sel, petite moustache de subalterne bien payé, complet à la sobriété tout-azimut.

Il entre prestement, sourcille en me voyant visité par une jolie fille.

— Pardon, je dérange ? demande-t-il.

— Que non point, mon bon, tout au contraire, riposté-je, vous tombez à pic pour faire décamper cette personne. Présentement mes forces me trahissent et je n’aurais même pas la force de lui dégrafer son soutien-gorge si elle en portait un, ce que je ne pense pas.

Malnourry pince les lèvres.

— Qui est-elle ?

— Une envoyée très spéciale de Paris-Gazette, la revue du voyeur élégant. Elle va rédiger un tombereau de ragots sur mon compte et il me faut préalablement prendre position. Bien que je préférerais l’héberger dans mon lit plutôt que de la foutre à la porte, chassez-la comme une pute du stylo-feutre qu’elle est, je vous en saurai gré plus tard.

Malnourry appartient à cette catégorie de zélés qui ont la passion de l’obéissance comme d’autres ont celle des filles en bas noirs.

Pour lui, un ordre est un ordre et il ne saurait pas plus le discuter que s’il émanait de son épouse. Alors il marche sur la belle nana blonde, la prend par le bras, et avec détermination, force et courage, la conduit à la porte.

— Vous n’êtes pas beau joueur, monsieur le commissaire ! me lance cette greluse avant de sortir.

Son sourire a disparu.

Elle en fait autant.

Ouf.

Je me remonte tant mal que bien sur mon oreiller pour attendre la suite de ma vie, laquelle vie se met à ressembler à la fuite d’une conduite de gogues.

Malnourry ne tarde pas à revenir.

— Comment vous sentez-vous, monsieur le commissaire ? s’inquiète l’O.P.

— Je devrais me faire sentir par quelqu’un d’autre, car je me sens plutôt mal, riposté-je, en puisant dans les réparties béruréennes, vu un manque très net de phosphore.

— Cet asile est en folie, ronchonne l’aimable policier.

— N’est-ce point là sa vocation, mon bon ?

Lui, l’humour, c’est au compte-gouttes et dans beaucoup d’eau ; aussi ne réagit-il pas.

— Je venais vous apporter un message d’Alexandre-Benoît Bérurier, me dit-il en tirant de sa poche une enveloppe grise tachée de café au lait, de vin rouge, de beurre et de jaune d’œuf. Sur l’enveloppe on peut lire la raison sociale de l’expéditeur : Gaz de France, celle du destinataire : « Bérurier ». Elle contient une lettre rédigée sur la nappe de papier gaufré d’un restaurant à prix fixe (comme s’il restait des prix fixes à notre époque, mais va-t-en rebecqueter le vocabulaire, toi !). Soucieux de sceller ce pli malgré que la gomme du rabat soit inutilisable, ayant déjà servi, le Gros l’a clos avec une épingle de… sûreté, ce qui confère une certaine noblesse dix-septième siècle à son message.

Je libère la lettre de son sceau et la déroule. Le parchemin me déclare très exactement ceci :

Mon vieu Paf,


Il a pas tors, le pohète qui dit que « Qui aime le vant récolte la trompette. » Magine toi que moi et l’arbi que j’ t’ai causer, on n’a retrouvait la gonzaisse cavait la blouze blenche. Ile s’agite de une sècreterre de l’incompatibilité. Attens, contourne la groce tache de gras qu’é la, saillet ? Bon. La gonzaisse elle dit come sa qu’ cé un môssieu dont elle l’a prix pour un nain-gêneur des travots qui l’eusse priait d’avertire l’arbi vu qu’elle sans n’allé cheu z’elle étante à la fin de son sairvisse. J’i ai demender le cygne alleman du mec, ce don t’elle m’a fourni. Pour comble ed bonne heure un fou d’isi quétaient en sien policié et qu’en n’a gardait les marotes et qui samuse a relevait les numéraux miralojiques de toutes les z’autos qui vient t’isi, attens, contourne le ron de la boutaille, t’i yet ? Bon.

Un vrai décryptage. Je préfèrerais étudier des hiéroglyphes égyptiens plutôt que de traduire une babille du Dodu. J’en chope mal au bol, à force de surattention.

Je marque un temps de repos. Malnourry qui vient de sortir une boîte à pilules de sa vague me demande :

— M’autoriseriez-vous à boire un peu de votre Évian, monsieur le commissaire, c’est l’heure de mon Colargol-infrademeuré ?

— Faites, mon vieux…

Il se verse une rasade de flotte et gobe sa grosse pastille jaune en prenant des mines.

Moi, je retourne à mes décodages :

Le fou m’a fourny t’une litz dai numéraux don il a noter. Je m’ai mets t’en chasse pour si dé fouas sa donné quéquechosse. Fé-toi du lard en m’attendre et inquète-toi pa : dan 100 t’ans on n’ parlerat plu dé tousse sa. Ton paute :

Béru.

Brave toutou. Les chiens de chasse, y’a que ça de vrai.

Je dépose la missive dans le tiroir de ma table de chevet métallique. En moi itou, il reprend le dessus, l’esprit combatif. Je pense au pauvre Walter Klozett. Il savait qu’on allait le liquider très vite et il en était tellement certain qu’il s’offrait au danger en circulant à pied, en rase campagne. Effectivement, des gens voulaient lui faire sa fiesta. Des gens qui eux aussi le surveillaient et donc, avaient pigé notre manège.

À distance… À grande distance. Sans doute disposaient-ils d’un équipement radio aussi perfectionné que le nôtre et captaient-ils nos messages ? Quand ils nous ont vus lever le libéré, ils ont pris peur et ont décidé d’en finir. Alors ils ont préparé cette embuscade. Ils espéraient, à la faveur d’un accident sans gravité, avoir l’occasion de neutraliser leur homme. Je ne prétends pas que les choses se sont déroulées ainsi, mais je pense que c’est infiniment possible…

— Monsieur le commissaire ! appelle Malnourry.

— Oui ?

— Il faut que je vous fasse un aveu.

Rare pour un flic, de faire des aveux. Même lorsqu’il est en état d’arrestation, le poulaga a tendance à ergoter. Orfèvre comme il est, tu parles s’il l’a belle de battre à niort.

— Un aveu de quel ordre, ma vieille ?

— J’ai tripoté un petit garçon dans un cinéma, la semaine dernière. Disons, un tout jeune homme. Ce fut plus fort que moi. Et puis, il faut que je vous avoue une chose : je trompe beaucoup ma femme. Tous les jours. Avec notre voisine impotente, si je disais. Une femme pas mal d’ailleurs. La cinquantaine, des traits réguliers. Elle a des rhumatismes et ne peut pratiquement pas se mouvoir. Le matin, je l’aide à faire son lit. Je n’ai jamais pu résister à la vue d’un matelas. D’un matelas nu, sans drap. C’est plus fort que moi. Un matelas et je bande, commissaire. Tous les jours, en arrivant, je suis décidé à garder mon self-contrôle. Mais sitôt que je rabats le drap pour retourner ce foutu matelas. D’autant qu’il est rigoureusement mon genre, comprenez-vous ? Dans les tons beiges, à gros carreaux bleu foncé et blancs. Et c’est son capitonnage surtout, qui me porte aux sens. À l’ancienne. Avec d’énormes points en forme de pompons. Je peux pas résister. Alors, de ce fait, ma paralytique : rrran ! Elle m’insulte, ça m’excite de plus belle. « Dégoûtant personnage, me dit-elle. Vilain dégueulasse ! Goret ! » Une extase, commissaire ! Un bonheur ! Le pied, quoi. J’ai des instincts sexuels très bas. Et je m’en réjouis. Je ne peux pas arriver à le déplorer. Le vice, c’est une manière d’être vraiment soi-même, comprenez-vous ? Notez que j’en ai d’autres. Tenez, mon grand plaisir, c’est de donner des coups de fil anonymes. Si vous saviez comme c’est bon. Je fais un numéro, pris au hasard dans l’annuaire. J’entends une voix de femme. « Madame Untel ? — Oui. Ici quelqu’un qui vous veut du bien, votre mari est-il là ? — Non, c’est à quel propos ? — Au sien. J’ai le regret de vous informer qu’il a une maîtresse. — Mon Dieu, mais qui êtes-vous ? — Le mari de la dame en question. Je les observe parfois, sans qu’ils s’en doutent, par un trou de la cloison. Ce qu’il lui met, le bandit. D’abord, il la broute, ensuite il se fait déguster. Mais le tout beau, c’est leur étreinte en soi. C’est un casse-sommier, cet homme. Ma femme gueule de plaisir… » Oui, et cœtera, tout ça, plein d’inventions. Parfois la personne réagit. « Monsieur, mon mari a soixante-quinze ans ! » Ou bien raccroche, purement et simplement. Mais dites, quand ça biche, ce régal ! Je sens monter l’angoisse, le chagrin. Il est des crédules, malléables, vite à point, sur lesquelles on peut travailler en artiste, aller loin dans les précisions ; qu’on chauffe comme de la cire et qui ramollissent. J’ai obtenu des sanglots, moi qui vous parle, commissaire. Des vrais, très profonds. Je suis certain d’être à l’origine de divorces, moi qui vous cause, et qui sait : de suicide peut-être ?

« Vous ne me pensiez pas fumier à ce point, hein ? Ça vous en bouche un coin. Si je vous racontais tout, va… Ma jalousie. Ça aussi : ma jalousie. Vous, par exemple, combien vous pouvez m’exaspérer avec votre belle gueule et votre petit côté cascadeur. Pauvre con ! Vous vous prenez pour quoi ? Vous mijotez dans vos dégueulasseries comme un gratin au four. Je regrette que la folle que vous vous êtes tapée ne vous ait pas franchement massacré, bien en plein. Je serais allé à vos funérailles pour le plaisir de marcher derrière votre carcasse de salopard. Bon, qu’est-ce que je pourrais vous apprendre encore sur mon compte ? »

Il semble chercher, puis sa tête dodeline et il part en avant sur mon plumard. Son souffle est saccadé, son regard révulsé. Un léger tremblement agite ses membres. Y’a vraiment pas moyen d’agoniser tranquille, t’avoueras ?

Quand c’est pas le Vieux qui vient m’injurier, c’est une bêcheuse qui m’apporte des articles démoralisants, ou alors un collaborateur qui, sous prétexte que nous nous trouvons dans un asile psychiatrique en grève, pique une crise du genre délirium. Je parviens à me couler hors de mon lit. Bandant mes forces, j’achève d’y coller Malnourry, lequel grelotte de plus en plus fort. J’empare le verre dans lequel il a éclusé l’eau pour son cachet. L’hume. Une légère, très légère odeur indéfinissable me parvient. Elle m’apprend que je n’aurai pas d’article faisandé dans Paris-Gazette vu que la petite mignonne de tout à l’heure n’appartient pas à cette honorable maison. Elle est venue me trouver uniquement dans l’intention de me droguer afin de me faire parler. Et tu sais quoi ? Elle était chargée de me faire dire ce que j’aurais pu arracher à Walter Klozett pendant notre balade en camion.

Qu’est-ce que je vais fiche, moi, avec mon collègue dans le sirop et personne pour me prêter aide et assistance ?

Faut que je dégauchisse un téléphone.

Tu parles d’un chemin de croix, mon louloup ! Chaque mètre franchi est un calvaire. J’ai la tête qui tourne, les jambes qui cèdent sous mon poids, la vue qui se brouille…

Bon, enfin, quoi, me voici dans le couloir. M’appuyant à la cloison, je me dirige vers une porte, au fond, sur le verre dépoli de laquelle y’a écrit Bureau de l’infirmière-chef.

Combien de temps mets-je pour l’atteindre ? Impossible à définir. Enfin, j’y parviens. Je laisse la lourde grande ouverte et me jette littéralement dans un fauteuil d’osier. Le bignou… C’est un appareil sans cadran, relié à un central téléphonique. Je soulève le combiné de sa fourche. Ce serait des haltères de cent kilos, je n’en baverais pas davantage.

La faiblesse, c’est le désarroi du mec d’action. Ne plus pouvoir dévaste un individu en le contraignant au renoncement. Il contrôlait et ne contrôle plus. Une partie de son territoire humain lui est de ce fait repris. Il abdique.

Un bruit de tonalité retentit, continu. Personne ne répond. M’est avis que la standardiste s’est foutue en grève également. Bien ma veine. Me faire hospitaliser dans un établissement déserté par son personnel ! J’insiste, espérant qu’elle est seulement allée faire pipi ou bien qu’elle taille un petit calumet à un toubib.

Pendant que le fluiiit fluiiit résonne, je vois s’annoncer un mec à l’autre bout du couloir. Un fleuriste. Il a une veste de cuir noir, une casquette genre irlandais et il trimbale une gerbe de roses pour Arc de Triomphe de 11 novembre. Il avance en ligotant les blazes sur les lourdes. Et le voilà qui stoppe devant la mienne. Toque. Entre.

Le Vieux fait amende honorable et me balance quelques végétaux de luxe pour se réhabiliter. Lui, quand il a surmonté sa cocarde, il n’est pas mauvais bourrin.

Le bigophone obstine à rester muet. Va falloir que je trouve quelqu’un. Tiens, le fleuriste va pouvoir m’aider. Je me dresse. À cet instant, je perçois un bruit significatif pour mes tympans avertis. Cela ressemble à un formidable raclement de gorge dans une église. Le fleuriste repart en courant. Chose curieuse : il remporte sa gerbe. Et chose ahurissante : sa gerbe fume !

* * *

Du boulot de technicien. Propre, bien torché, voire élégant. Une belle douzaine de balles groupées dans le burlingue de Malnourry. Y’a pas quinze centimètres d’espacement entre les deux plus éloignées. Ça lui constitue un bath terrier dans le bustier. Maintenant, cézigue, il chercherait son portefeuille, il attraperait son cœur.

Malgré que ma pensée manque de netteté, je me dis sans ambage les choses suivantes : « Mon Tonio, la Providence vient de s’occuper de toi une fois de plus. Et elle a joué serré, cette darlinge. Si la fille blonde n’avait pas voulu te médicamenter pour t’inciter aux confidences, si le pauvre Malnourry n’était point arrivé opportunément pour écluser la drogue, et si celle-ci ne l’avait pas mis K.O. sur mon lit, c’est toi, bel amour, qui serais muni d’une bouche d’aération supplémentaire et c’est ta belle âme qui foncerait en non-stop sur le Paradis. »

Je me traîne à nouveau dans le couloir. La vieille bique jaunasse surgit, en costume de ville.

Son nez me semble un peu plus long qu’à sa première apparition.

— Tiens, on profite de la grève pour faire des escapades, grince cette girouette rouillée. Faites, mon garçon, faites, et vous m’en direz des nouvelles.

Son regard faisandé ressemble à une analyse de selles.

— Ta gueule, Créature ! bafouillé-je. Envoie-moi du monde d’urgence, sinon ça bardera pour ton matricule de sorcière.

Elle libère quelques glapissements et ses mâchoires anguleuses lui font comme si elle se collait un os de gigot en travers de la bouche, tu vois le topo ?

— Ah, il veut du monde ! Il veut du monde, ce dégoûtant personnage. Eh bien, il va en avoir !

Elle se barre en courant.

— Hé, pas si vite, Pétronille ! Écoutez un peu !

Mais elle trace comme si elle avait le feu aux miches, la guenuche. Elle engouffre dans un couloir perpendiculaire et disparaît.

Je suis tellement épuisé, vanné, interloqué, nettoyé, râpé, piétiné par le misérabilisme des événements, que force m’est de poser mon cul sur le carrelage. Le dos au mur, je regarde le triste décor environnant, avec des grilles, des portes brunâtres, des globes piquetés de chiures de mouches. Huis clos !

Et soudain, des hurlements se font entendre. On croirait une bande de Sioux dans un vouesterne d’avant-guerre, époque à laquelle les Indiens étaient tous méchants, cruels, tortionnaires, scalpeurs et zinzin, alors que dorénavant, par la grâce de la vague anti-raciste, ils sont devenus pauvres opprimés, gentils coopérateurs, génocidés de frais avec de la grandeur d’âme plein les plumes.

Une petite troupe effrayante déboule dans le couloir. Deux femmes en longue chemise de nuit, décoiffées, le regard en lance-flammes, les mains en avant, pareilles à des ceps de vigne séchés. Trois hommes plus bizarres encore, calmes par rapport aux donzelles, mais hagards, pâles, le teint ciré, ayant aux lèvres des sourires d’enfer comme on en voit sur certaines eaux-fortes, des sourires de suppliciés ou de bourreau. Ils portent des espèces de pyjamas rayés qui les font ressembler à des forçats. Ces personnages me cernent. Ils me contemplent fixement, avec cet air épouvantable de décider de mon destin, de peser le pour et le contre au sujet de ma vie, se demandant si elle est vraiment opportune et s’il ne conviendrait pas d’y mettre fin, comme si ma mort pouvait régulariser l’on ne sait quelle équivoque situation d’attente.

L’un des hommes, un quasi-vieillard, sans cheveux ni poils, avance un pied savaté vers ma poitrine et le promène sur mon corps, un peu comme s’il entendait en vérifier la consistance. Mais, brusquement, l’une des deux houris le bouscule d’un coup d’épaule et se place à califourchon sur moi. J’ai une vue imprenable sur son sexe velu de noir, comme l’écrivait la marquise de Sévigné dans sa Lettre Ouverte au Cul de Lucette. Et puis soudain, plus rien qu’une cataracte mousseuse. La folle me pisse sur la figure.

Je sais des messieurs qui raffolent de la chose et qui vont même jusqu’à implorer de gentilles dames complaisantes des vertus laxatives complémentaires. J’ébroue sous la trombe. Ça me dégouline de partout : dans les cheveux, les oreilles, le long du cou. Je voudrais fuir la rude averse. Impossible. Il semble que cet acte de vandalisme commis sur ma personne ait donné le signal du rush. Une grappe humaine (dirait un styliste affilié au syndicat des cordonniers) me tombe dessus, me noue, me roue, me roule, m’enclenche, me protube, m’éphémère. J’étouffe. Je subis des horions dispersatoires. Ma pensée s’étale comme de la pâte à tarte sous un rouleau. Un rouleau compresseur. Voilà, je suis un compressé. Le gros cylindre jaune barrant la route est une dernière évocation cohérente. Je crois entendre le grondement d’un train lancé à pleine vitesse et qui me vient contre. Le bruit de mon sang à mes tempes ? Possible.

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