Ainsi donc, j’ai failli crever ?
Ça, au moins, c’est sûr. Ce masque à oxygène existe et j’éprouve encore les horreurs de l’asphyxie.
La blonde Evelyne-Jeanne me vote un sourire rassurant. Le « docteur » surveille mon comportement avec attention, en vrai praticien.
Il murmure des mots… Je crois qu’il fait état d’une dose trop forte de j’ sais pas quoi à laquelle je serais allergique, ce qui aurait provoqué un coma machinchose…
Ma respiration est très régule maintenant. Peinarde… Je sens que je suis reparti du bon pied, ou plutôt, du bon souffle. Alors l’espèce de panique viscérale qui me poignait lâche prise et s’envole pour aller m’attendre plus loin, à un autre tournant de mon destin.
Ils m’ôtent le masque. Ça va, je continue de bien fonctionner.
J’ai même besoin de parler. Pas pour dire, pas pour demander, seulement pour communiquer.
— Je vais mieux, dis-je.
Houyouyouille ! C’est à moi de nouveau, cette voix de souris ? Toute minarde, chuchoteuse. Une voix pour dernier soupir. Là que le calancheur révèle aux siens rassemblés la planque du magot.
— Bien sûr, fait le docteur (comment c’est, son nom, déjà ? Sacaburnes ?).
Sa rude main, épaisse, cherche mon pouls, l’apprivoise en le pétrissant très légèrement.
— J’ai eu une syncope ?
— À peu près.
Un temps… La Jument verte va s’asseoir sur un siège proche. Elle paraît souffrir du mal de l’air. Faut dire que le zavion valse un peu dans le bleu. Il a des cabrades brusques, des plongées agaçantes.
C’est un petit Jet d’une douzaine de places. On m’a fait un lit en plaçant un brancard sur des dossiers, si bien que je suis, par rapport au toubib, beaucoup plus haut que si j’occupais un pucier normal.
— Vous m’avez enlevé ?
— Souhaitiez-vous rester indéfiniment dans cet asile, monsieur Klozett ?
— Je ne suis pas Walter Klozett.
— D’où vous vient cette marotte de nier votre identité ?
— Je suis le commissaire San-Antonio.
— Vous avez tort de vous obstiner.
Il prononce ces mots sur un ton qui renferme une obscure menace. Et des regrets, aussi.
— Où m’emmenez-vous ?
— Chez votre mère.
Je tressaille.
— Vraiment ?
— Parole !
Son regard ne faiblit pas. Il ajoute :
— Sa présence vous fera beaucoup de bien, j’en suis persuadé.
Et moi, donc !
Ils m’ont refait une piqûre et j’ai dormi. Encore dormi. Beaucoup dormi…
Dans mon sommeil, j’ai senti les vibrations de l’avion, ses ploufs et ses ruades de coursier céleste. Et puis on s’est posé. J’ai tenté d’ouvrir les yeux, mais que tchi ! Des paupières de plomb comme on dit puis. Pour les soulever, me faudrait une manivelle et tout un système d’engrenages.
Je n’insiste pas. On me ballotte sur le brancard. On dispose une couverture assez rêche sur mon corps. Elle m’arrive sous les trous de nez et ses poils me grattent. Un air glacial me mord le haut du visage. Ça sent le mouillé. Je devine qu’on m’engage dans une ambulance. Il y flotte des relents pharmaceutiques. Le patin du brancard racle dans une gorge métallique. Claquements de portières… Le véhicule démarre. Il n’a pas déclenché sa sirène. Néanmoins nous roulons rapidement, comme s’il y avait très peu de circulation. Les sensations s’estompent. Probable que le doux mouvement de la voiture me neutralise tout à fait ?
Un lit ! Mon lit ! Le vrai bonheur. Je reconnais l’odeur des draps de ma vieille : lavande des Alpes, et puis autre chose de plus ténu, de plus secret qui est son odeur à elle, l’odeur de son territoire.
Ma chambre. Ouf !
Mes mains me paraissent infiniment légères sur la soie du couvre-lit. Une soie plus douce que la soie. Et ma tête a trouvé automatiquement le creux en forme de nid de l’oreiller de crin, car j’aime dormir sur du ferme.
Quelque chose de frémissant, de suave, se pose sur le dos de ma patte droite. Et c’est la main de Félicie. Sa chère main tiède.
— M’mmm…
J’ai pas la force d’articuler les deux syllabes pourtant si faciles, si spontanées. Maman… Juste un léger grognement en forme de « m ».
— Repose-toi bien, mon Grand.
Elle, enfin ! Si jamais il est avéré que je rêve, je deviendrai fou furax.
— M’mmm…
— Oui, mon chéri. Ne t’agite pas. Je suis là.
Elle est là ! Vraiment là. Je rassemble mes forces pour décoller mes cils. Un brouillard mauve… Félicie ! Sa blouse grise à fleurettes violettes. Ses cheveux gris-presque-blanc, tirés. La tache claire de son merveilleux visage de veilleuse attentive.
Qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive à présent ? Dingue ou pas dingue, malade ou bien portant. Hein ?
Sa tête se penche au-dessus de moi. Ses lèvres effleurent mon front.
— Détends-toi tout à fait, mon chéri.
Au lieu de lui obéir, je mets la gomme pour pouvoir déboucler mes vasistas tout à fait. J’ai tant besoin de la regarder en plein, ma bonne poule.
Tu sais qu’elle est franchement belle. Il a dû être heureux, papa.
Elle me sourit tendre.
Je crois que si je parvenais à chialer un coup, ça me ferait du bien. Ça me purgerait de toutes ses épreuves.
J’essaierai plus tard. Je suis trop fatigué. Pour une nouvelle séance de dorme, en voiture siouplaît !
Le coup d’après, c’est comme pour un réveil normal. Je délanguis et m’ouvre, tel le volubilis au matin. Elle a toujours sa main sur la mienne.
— J’ai dormi longtemps ? murmuré-je.
— Une petite heure, cela t’a fait du bien ?
— Oui. Je voudrais manger, j’ai très faim…
— C’est une bonne maladie, mon petit. Je vais sonner…
Sonner qui ? Ne sommes-nous pas dans ma chambre ? Je mate devant moi. Au lieu du papier de ma tapisserie habituelle, dans les motifs duquel je vois habituellement des choses qui ne sont perceptibles que par moi, mon regard bute contre un mur blanc décoré d’une gravure inconnue.
L’œuvre représente des chasseurs, au coin du feu. Ils portent des bottes, leurs chiens épuisés dorment à leurs pieds, les fusils sont accrochés aux dossiers de leurs chaises et ils trinquent avec des chopes de bière.
— Mais où sommes-nous, M’man ?
— Mais… chez nous, mon grand !
— Tu rigoles !
— Voyons, Walter, pourquoi plaisanterais-je ?
Walter !
Je me tords la nuque pour regarder M’man.
Cette vieille dame aux cheveux blancs qui porte la blouse à fleurs mauves de ma Félicie n’est pas Félicie.
Alors les larmes que je souhaitais tout à l’heure me viennent.
En abondance.