CHAPITRE IX

Un train se rue sur moi. Monstrueux est son ferraillement. J’ai un terrible sursaut. Je m’éveille… Retrouve la chambre, nocturne de Chopin. Le fracas du train continue malgré que je sois éveillé, ponctué de son sifflet féroce. On dirait que le convoi me déferle sur la tête. Et puis le bruit diminue et cesse.

J’essaie de me dresser sur mon séant. Impossible. Des sangles m’entravent. Je suis rivé à mon matelas. Jésus sur sa Croix. Il pouvait quoi, le seigneur, avec ses clous dans les mains et dans les pieds ? Tourner la tête pour mater les larrons. Je tourne la tête… Mais je n’ai pas de larrons. Je suis seul. La pièce est presque obscure. Un fort clair de lune parvient à passer outre les rideaux et garde à ma chambre ses volumes en les estompant un brin…

Pourquoi m’a-t-on ligoté ?

Je me fous à gueuler.

— Quelqu’un ! S’il vous plaît !

Mais t’entendrais ma pauvre voix, tu ne la reconnaîtrais pas. Une fourmi qui appellerait à l’aide ferait plus de boucan. Je mesure ma faiblesse à la pauvreté en décibels de mes cris.

— Quelqu’un ! ! ! ! !

Personne.

Dedieu, je vais pas rester commako, immobile, saucissonné sur ce plumard comme une tête de veau mise à cuire dans son court-bouillon !

Je soulève ma nuque. Ça je peux… Avec les dents, je chope mon oreiller. Lui imprime un balancement de plus en plus rapide en secouant la tronche, puis je lâche tout. L’oreiller choit sur ma table de chevet métallique, balayant les fioles qui s’y trouvent. Fracas de verre pilé. Dans le silence entier de l’hospice endormi, sonnent comme des cloches tous ces verres et leur bris. Clinggg, dringgg, plinggg (et autres rimes en « inggg »).

L’effet escompté ne se fait pas attendre.

La jument radine au triple galop, plus vénéneuse que jamais, et Dieu sait combien jamais l’est !

— Qu’arrive-t-il ? Qu’avez-vous fait ? postillonne cette pernicieuse dame…

— Pourquoi m’a-t-on attaché ?

— Parce que vous vous agitiez si fort que vous risquiez de tomber du lit.

— Enlevez-moi ça, maintenant…

— Jamais de la vie. Le docteur a dit…

— J’enc… le docteur, riposté-je sans terminer le mot par des points suspensifs, ce qui le rendrait incompréhensif, comme quoi tu constates l’avantage du langage écrit sur le langage parlé. Il est souverain, le langage écrit. Les grands bavards de la création : les politicards, les avocaillons, ne feraient pas carrière s’ils présentaient leurs boniments noirs sur blanc. Ce sont des mecs acoustiques. D’ailleurs, ne les appelle-t-on pas des « ténors » ? Ils chantent, et la badauderie imagine qu’ils pensent. Moi, je leur préférerais un instrument à cordes ou à vent pour s’exprimer. La parole est à la défense. Tu vois le Floriot dégainer une flûte de son étui et en jouer un air au prétoire. Ou bien le Mitterrand, à la tribune, avec sa rose rouge démocratique au revers pour pas faire romantique, il pose son menton sur son violon et te mélode « Nuits de Chine, nuits câlines, nuits d’amour » à la manière de Stéphane Grapelli. Ça, oui, ça serait autrement vibrant que les mots qui court-bouillonnent dans toutes les professions de foi de gauche à droite : union, justice, démocratie, social, société, socialement, nani nanère, vive la France, l’arrêt public, la raie publique, l’art est pudique, mon cul, la commode, le peuple, Françaises-Français (une invention à de Gaulle, ça : Françaises, Français ; manière de faire mouiller les mémères, bien les annexer. Avant lui, on disait Français tout court, ce qui était très français quand même. Mais Pifadingue s’est pointé avec ses étoiles et ses grandes bafles hifies ; ses belles manières à particule par défaut ; alors vite : « Françaises, Français ». Il en a trempé des slips, le cher grand bougre, avec cette inventerie. L’œuf de Christoeuf Colomb en meurette, ce fut. Françaises, Français. Quand je l’ai entendu, la première fois, j’ai compris que c’était râpé. La France, il l’a conquise au féminin, tout simplement. Derrière t’avais les Mollet et consort qu’obstinaient à dire « Français ». Juste Français… Zob ! Dans le culte la balayette ! Les nanas ont fait tilt. Leurs bonshommes aussi, flattés jusqu’à l’os qu’on respectât ainsi leurs dadames, qu’on se montrât si parfaitement galant dans un pays où l’on jetait ses mégots dans les plantes vertes. Ah oui : la musique ! Bioutifoule. Y’a que ça de vrai.

Tiens, le Giscard, quand il t’affirme droit au fond des yeux que la France est le plus beau pays du monde. Comme ça, tout de go en blanc. Le plus beau pays du monde. Son peuple irremplaçable, si fier, si altier, qu’envoie chier tout un chacun, qui rouscaille à propos de tout, qui sait rien et méprise le reste. Je m’en pisse dessus, d’entendre ça !

Tout de suite, ma réaction, c’est de vérifier qu’on a bien fermé la porte de la frontière avant qu’il cause, pas que les voisins entendent cette calembredaine, que ça me ferait trop honte de les voir se poiler à nos dépens, en rire jusqu’à l’explosion de leurs rates non françaises, donc de mauvaise qualité. Charogne, le plus beau pays du monde ! Faut du culot pour affirmer un machin semblable, droit dans les caméras. Pas chipoter avec la démagogie. Pas rebuter au vaselinage. Aimer oindre. Beurrer les oignes pour l’empétardage somptueux. Rrran ! Baisse-toi un peu, que je t’ foute la grosse, toi qu’es le plus beau pays du monde. Tiens, mon mignon, t’es le plus beau du plus beau. Prends bien du rond, sans cris, et gare ! La barre, c’est à ça qu’elle sert. Sodomie française ! La must. À s’en faire péter la charnière, celle de Sedan, celle du rectum ! Rrran, rrran ! La Marseillaise à la parisienne… Tu sais qu’ t’es belle, toi, dans ton genre ? La plus beaucoup de toutes. Vive la France ! C’est la plus belle France du monde, voilà, il avait linguœ, le Valéry. C’est ça qu’il voulait dire : la France est la plus belle France du monde. Les Françaises-Français sont les plus beaux Françaises-Français du monde, parole ! Sors-te là que je te lapsus. On peut se gourrer, non ? Bifider de la menteuse ? Grand fou, va !

Quand j’annonce ces mauvaises intentions par rapports sexuels au docteur moustachu, la jument en hennit d’horreur. Elle me traite de goujat, comme s’il y avait goujaterie à embroquer un pékin, alors que c’est la plus exquise et totale des politesses.

— Et pourquoi voudriez-vous que je vous détache ? Alors que vous risquez de tomber du lit, petit malin ? Tout à l’heure, vous étiez dans un tel état d’agitation que tout l’étage en tremblait.

C’est dès lors qu’enfin, oui, très enfin, je me sens redevenir Santonio. Le vrai, çui qu’ a du cassis, des idées, de la suite dedans, du jus de nerfs, de l’énergie branchée sur le 220. Tu sais ce que je crois ? La dernière piquouze calmante est à bout d’effet et je raccroche avec la lucidité. Y’ a du mieux, partout en moi. Du calme objectif. De la clairvoyance.

Comme dans les bons moments, je décide des choses nettes et précises. Fomente un plan, l’ourdis rapidos.

— Ma jolie dame, je voudrais que vous me détachiez parce que je ne me vois guère aller à la toilette en ressemblant à l’un de ces valeureux saucissons sans lesquels la ville de Lyon ne serait que ce qu’elle est !

Elle claptoche :

— Oh, bon, fallait le dire tout de suite au lieu de regimber. Je vais vous passer le bassin.

— Quelle horreur ! Je peux, avec votre aide, gagner la salle de bains.

— Non !

C’est catégorique et cela me ravage le moral. Ce non, en coup de fouet, m’annonce que je ne fais qu’attaquer une ère de vilaines brimades médicales. Elle empare un bassin gris émaillé, gris écaillé, vilain tout plein, sordide d’aspect. Moi, Santonio, le bassin ! Le bassin aquitain, oui. Le bassin parisien ! Le bassin minier. N’importe, mais pas celui-là qui raconte le renoncement suprême : flouzer au lit !

Elle désarrime mes sangles pour me donner du mou. Aussitôt qu’elle a relâché celles de la poitrine, je dégage mon bras droit, ce vaillant compagnon des bons et des mauvais jours. Ce qui suit, c’est comme si un autre l’accomplissait. Ça se passe indépendamment de ma volonté. Ma main se glisse jusqu’au fameux bassin que la vieille donzelle a posé sur mon ventre, composant sans préméditation une sinistre allégorie. Je pose mon poignet sur la partie pointue, là où le récipient possède une sorte de pontage. Mes doigts se replient sur l’intérieur. Je lève le bassin et l’abats aussi fort qu’il m’est permis sur la nuque de la jument qui se trouvait inclinée sur mon lit. Elle pousse un bout de cri d’effroi. Ce cri me dope. Je lui remets un parpin au cigare. La vieille verdâtre s’écroule.

Bon, je me dis que je viens d’avoir une réaction qui ne plaidera guère en faveur de ma sortie de l’hosto. Par terre, Mémère geint doucement et ses doigts raclent le lino. Elle ne va pas tarder à rameuter la garde, cette salope. Grouille ta couenne, Sana. Oublie ta faiblesse, y’a urgerie. Je ne perds pas mon temps à me désangler, mais repte par le haut pour mettre à profit l’espèce d’entonnoir que forment mes draps. À force de trémousser je parviens à m’extraire du pucier et à me laisser couler à terre, près de la vioque. J’ai son visage contre le mien, je mate son regard cloaqueux qui récupère, qui réalise, qui s’affermit.

— Si tu ouvres ta sale gueule de musaraigne, je te tords le cou, tu m’entends, vieille déjection ?

Ça ne l’impressionne pas, car, précisément, elle part dans une bramance, la cheftaine.

Juste ce qu’il fallait pour me donner le survoltage souhaité. Je ferme les yeux et bling, lui file un coup de boule dans le portrait. J’entends claquer sa mâchoire. Mince, j’ai dû lui démolir le tiroir. En tout cas, sûr et certain, son râtelier lui a explosé dans la bargoulette.

Bien, parfait, banco. Je me redresse. Curieux comme je me sens fort, soudain… Indomptable. C’est l’action, tu comprends ? Délirer pour délirer, je préfère délirer en agissant. La réaction m’est venue de ces sangles. J’ai jamais pu supporter des liens, d’aucune sorte…

J’achève de déboucler ceux de mon pucier, puis j’ hisse la jument à ma place dans le plumzingue et la saucissonne à son tour. Je tire sur un coin du drap, le lui enfonce dans la gargouille, puis j’arrache le sparadrap maintenant le sommet de mon pansement à la tête, manière de la museler complet, cette Carabosse. Ouf, me voici débarrassé d’elle. J’ignore l’heure qu’il est, mais le jour est loin de se lever.

Haletant, je m’adosse au mur de la chambre. Suis-je en train de rêver cette scène, ou bien s’accomplit-elle vraiment ? Comment savoir si je délire, si tout cela n’est qu’un cauchemar de plus ?

Mes fringues ! Je dois récupérer mes loques, coûte que coûte, car je ne puis me tailler en bannière, le premier petit dégourdi venu donnerait l’alerte. Près d’un hospice de dingues, tu parles ! J’ouvre un placard, le seul de la pièce. Misère : il est vide. Je vais à la salle de bains. Plume dans le prose ! Y’a plus de salle de bains. Donc je cauchemarde bel et bien, ou plutôt moche et mal ! La porte donne sur un réduit vide, blanchi à la chaux, mais vide…

Je bombe jusqu’au couloir. Une nervouze carabinée me fait grelotter. Je ressemble à un moteur emballé au point mort. Toute ma carcasse tremble, tout ronfle éperdûment en moi. Comme si j’allais éclater, me disloquer, tomber en carafe.

Bien, la porte.

Le couloir…

Misère. Ça n’est plus le couloir que j’ai connu, ce long corridor semé de portes dans lequel prenaient d’autres couloirs secondaires. Celui-ci ne mesure pas plus de trois mètres. Il s’agit en fait d’un petit vestibule. En face de ma porte, on a plaqué un panneau ripoliné, pour conserver l’aspect de l’autre. Ensuite c’est peint en rose praline.

Je m’avance. Une grande ouverture en arc de cercle, sans porte. J’avise une espèce de living. C’est assez chichement meublé d’un canapé ravagé, garni de coussins, d’une table basse mauresque, au plateau de cuivre martelé. Il y a une espèce de kitchenette dans un angle, avec son réchaud, son évier… Une bouteille de scotch est posée sur une étagère. Elle me fascine, cette chérie. Je vais lui dire deux mots. C’est bon, grelouteux. Ça me brûle, me râpe, me stimule. Y’a un feu de joie, soudain, dans ma tronche. Cauchemar, soit, hallucination, certes, mais j’aime autant rêver ça que mon admission à l’U.N.R.

Je poursuis mon étrange exploration. Une porte donne dans ce minable séjour. Je crois entendre des bruits de respiration, et même des ronflements… J’écarte doucettement la lourde. La lumière de la pièce principale développe un rectangle de clarté jusqu’à deux matelas posés au sol sur lesquels roupillent la fille blonde : Evelyne-Jeanne, et un mec à moustache : le toubib. L’un et l’autre sont en slip. Je relourde. Inutile de les réveiller, même dans mon rêve.

Si on ne vivait pas ses cauchemars à sa guise, y’aurait plus qu’à se tenir éveillé, non ?

À l’autre extrémité du vestibule, une dernière porte. Elle donne sur une rudimentaire salle d’eau : un lavabo, une douche. Une vaste armoire métallique aux portes vitrées renferme des médicaments et autres ustensiles plus ou moins médicaux. À un crochet se trouve un peignoir de bain, en tissu éponge brun. Mieux que rien. Je le passe. Il est trop grand pour moi, mais grâce à la ceinture je peux tenir le bas soulevé. Dans l’obscurité il passera pour un manteau ou un imper.

Allez, Santonio, vis ton mirage jusqu’au bout.

La porte, la vraie, d’entrée, est solide, fermée au verrou de l’intérieur. Je fais coulisser ce dernier. Un tour de clé arrière. J’ouvre. Une bouffée de chaleur oppressante m’enveloppe instantanément. C’est si inattendu, si brutal que je recule. C’est alors que j’aperçois dans le vestibule un gros appareil caractéristique, destiné à fournir de l’air conditionné. Because mon pansement, je n’en avais pas perçu le ronronnement.

Soucieux d’en finir avec ce rêve saugrenu, je me jette littéralement à l’extérieur. J’avise alors des palmiers, nombreux, en touffes généreuses, quelques maisons géométriques disséminées au clair de lune. Il y a, tout proche, des dunes de sable, le ciel est d’une extraordinaire brillance.

Il serait p’t’être temps que je me réveille, non ?

Je voudrais qu’on remonte mon oreiller et aussi qu’on me donne quelque chose à boire.

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