CHAPITRE XXIII

Quand je dis que c’est moi, je parle de San-Antonio. Ce qui revient à admettre, une bonne fois pour toutes, que je ne suis pas San-Antonio, mais Walter Klozett.

Me fallait la preuve des preuves. Je l’ai enfin. Merci bien m’sieurs-dames.

— Montez ! m’enjoint la voix impatientée du docteur. Je finis de me hisser. Le toubib arrange le fil du micro pour pas qu’il soit sectionné par la fermeture de la portière.

Un bing. C’est fait. Me voici seul avec « ces messieurs »…

Je voudrais parler à Béru, lui demander des choses… Mais dans l’unique écouteur plaqué sur mon oreille droite, la voix de femme, si insinueuse, murmure :

« Laisse… Méfie-toi. Tu sais qui ils sont, n’est-ce pas ? Alors prudence…

Et je me tais.

San-Antonio met le moteur en marche. Ça ronronne. Le camion se fout à trépider. Devant nous, sur l’écran, un paysage se déroule, en couleur. La route… La route où ils m’ont ramassé le jour de ma sortie de prison…

Bérurier me tend un paquet de cigarettes.

J’en prends une.

— Où qu’ tu vas, l’ami ? me demande-t-il.

La voix de femme, précipitamment :

« Attention ! Ils te veulent quelque chose… Tu le sais qu’ils te veulent quelque chose ? Hein que tu le sais, Walter ? Réponds !

— Oui, balbutié-je, je le sais…

« Alors méfie-toi bien. Méfie-toi bien, Walter. »

— Je me méfie…

En des contrées lointaines, une musique orientale. La mélopée venue d’une autre galaxie…

Bérurier me propose la flamme de son briquet.

On voit la route… La campagne. Un corbeau perché sur un piquet et qui ressemble à un oiseau exotique, ainsi juché… Des métairies dans le lointain, dont les cheminées fument. Des tracteurs…

« Tu sais ce qu’ils veulent savoir, n’est-ce pas, Walter ?

— Oui, je le sais.

« Ne leur dis pas…

— Non, non, je ne leur dirai rien.

Je tire une goulée. C’est du tabac français. Rude. Acre…

— Alors, où qu’ tu vas, l’ami ?

— Je ne sais pas, réponds-je.

Bérurier ricane :

— Tu sais pas où qu’ tu vas, l’ami ?

Je secoue la tête.

« Tu vois, ils cherchent à savoir ? reprend la voix, par-dessus le ronflement du moteur, par-dessus la musique… Ne te laisse pas avoir, hein, Walter ?

— Non, non…

La cigarette m’échappe. Roule sur le plancher. Je ne me baisse pas pour la ramasser.

« Tu sais ce qu’il ne faut pas dire ?

— Je sais.

« Et qu’est-ce que tu ne dois pas dire, Walter ?

— Pourquoi j’ai endossé le meurtre de mon frère.

« Parfaitement. Ne leur dis jamais.

— Non, jamais !

« Pourquoi ne leur diras-tu pas ?

— Parce que…

« Oui ?

— Parce qu’ils sauraient mon secret.

« Voilà, tu as compris, Walter : ils sauraient ton secret. Ton secret… Tu te rappelles ?

— Je…

« Il faut que tu te le rappelles si tu veux le préserver. Sinon tu risques de te trahir… Tu comprends, Walter ?

— Heu… oui.

« Alors souviens-t’en, Walter. Absolument… Souviens-t’en…

— Oui, j’essaie…

« Il le faut ! Rassemble toute ton énergie mentale. Ferme les yeux…

Je ferme les yeux. Je me sens évanescent, de plus en plus. Encore un peu et je vais cesser.

J’ai dans l’âme un grand hurlement de loup ; mais il est contenu. Il s’enfle sans jaillir. Il me comprime la pensée. Il m’étouffe physiquement. Je voudrais…

« Ne t’affole pas, sois calme…

— Je ne peux pas…

« Mais si. Réfléchis. Ils veulent savoir quoi ?

— Où je l’ai mis.

« Où tu as mis quoi, Walter ?

— Le…

« Oui ?…

— Le…

« Dis ! Parle, Walter…

— Je…

Un brouillard qui fait comme du sang dans l’eau m’envahit.

— Le sable…

« C’est cela… Alors ?

— Le sable…

« Tu l’as enterré dans le sable ?

— Eh bien… je… peut-être…

« Et c’était quoi, Walter ?

— Je ne sais pas…

« Mais si, tu sais. C’était quoi ?

— Non, je… Du sable…

« C’était gros, ce que tu as enfoui dans le sable ?

— Je…

« Dis, c’était gros, Walter ?…

— Je… Pas tellement… Je… je ne me rappelle plus…

« À quel endroit l’as-tu enterré ?

— Je ne sais pas.

« Cherche ! Tu vas trouver… Il faut que tu trouves ! Cherche bien. Ça va te revenir…

Je cherche, je cherche à en crever. Du blanc infini… Blanc ! Blanc ! Un peu jaune… Jaune comme le sable blanc… Du sable blanc qui coule comme un ruisseau… Sur mon dos… Mes jambes…

— Je ne sais rien.

« Mais si…

— Non, non !

« Ne perds pas patience… Ça va te revenir. Tu l’as enfoui dans le sable… Très bien… Dans le sable… Ce n’était pas tellement volumineux. Quand tu as eu achevé, tu es reparti… Où es-tu allé ?

— Je ne sais pas…

Et voilà que ce cri qui se ramassait, dans j’ignore quelle partie de mon être, explose. Je me renverse en arrière. Je le lance à tout va.

J’ai l’impression de me dégonfler. De devenir minuscule, flétri, tire-bouchonné comme une baudruche crevée. De me vider… Je n’étais que de l’air comprimé, et qui fait du bruit en s’échappant.

Voilà, ça va un peu mieux. Mais je tremble. Je claque des dents. Alors un truc s’opère. Un relais dans le vacarme. Il me faut un temps pour comprendre que c’est mon voisin de banquette qui explose à son tour.

— Marre ! Classe ! Stop ! Fini ! Terminate ! Mon zob ! Mes fesses, bande de gredins ! Bande de fumiers ! Salopards ! Assassins ! Décerveleurs ! Pourris ! Enc… à sec ! Vous m’aurez plus ! Je vous ch… dessus ! Je vous pisse dans la gueule ! Je vous z’hais, compris ? Je fais mieux : je vous z’haïs ! Vendus ! Lopes ! Démons ! Cinnoqués de mes c… ! Écraseurs de cerveau ! Et d’abord, descends de là, endoffé de mes deux !

Il balance une bourrade monstre à San-Antonio, lequel choit du camion. Béru descend en force. Il trépigne. Il fait sur place des sauts hauts commakzar. Il écume. On dirait qu’il vient de bouffer un tube géant de crème à raser.

— Vos manèges monstrueux, c’est l’honte de l’humanité. Si Dieu existerait, il vous cracherait t’à la figure, de la manière que vous martyrisez c’t’ homme, tantes ! Culs daubés ! Visqueux ! Naufrageurs !

Il se penche sur San-Antonio, étourdi par sa chute et qui, à genoux, s’ébroue. Il l’empoigne de la tignasse, tire comme un forcené. San-Antonio gueule un grand coup. Et cesse d’être San-Antonio parce que le masque extra fin plaqué sur sa frime reste dans la patte plantigradesque au Mammouth. Dessous, y’ a tu sais qui ? Merde, si je m’attendais : Malnourry ! Tout péteux. Tout minus. Tout nœud volant-sans-ailes !

Le docteur Baloche (voilà, c’est Baloche) se précipite sur le Gros, mais pour neutraliser mon Alexandre-Benoît en cet instant, il faudrait : une division d’infanterie non en grève, quatre chars AMX 30, seize mitrailleuses lourdes, et une pièce de beaujolais nouveau. À peu près.

Il cueille le toubib d’un coup de tatane dans les joyeuses. Le doc se répand, mais pas suffisamment prompto pour éviter un uppercut au bouc qui ferait un trou dans la muraille de Chine.

Le K. O du doc n’apaise pas le Mastar pour autant.

Il se jette sur la table supportant le matériel, la renverse, piétine le tout d’un pied de bulldozer.

— Vampires ! Négrieurs ! Fliquicides ! qu’il repart. Je te vas vous en fout’ de vos espériences à la mords-ma-bite-si-t’aurais-le-clapoir-assez-grand ! Te vous en fournirai du lessivage de citron, mézigpâte ! Bougez pas, que je te vous la répare vot’ usine à rend’ gâteux ! Et lui, là-haut, le pire, le sale paf moisi, qu’ose pas radiner sa vilaine bouille de colique hépatique…

Il désigne la petite tribune surplombant le manège. Elle est plongée dans l’obscurité. Pourtant, on distingue une silhouette.

— … lui, là-haut, qu’est l’ordurerie faite tome ! Qui se planque comme un montreur de marionnettes ! Annonce un peu ton nez, gueule de bite !

« Viens que t’ fasse ta fête, vidangé ! Jus de bidet ! Tarte molle ! Chaude-pisse en vadrouille ! Peau de burnes ! Engelure ! Garcerie ! Diarrhée ! Fond de poubelle ! Glave de tubar ! Radine, que je te dis, avariure ! Trou de chiottes ! Viens la montrer, ta triste bouille, elle est belle comme du foutre dans un mouchoir !

La silhouette se dresse. S’approche de la balustrade.

Le temps de reconnaître le Vieux.

Et je perds connaissance.

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