CHAPITRE XVIII

Parfait, très bien, attends, qu’est-ce que j’avais à te dire ? Oh, oui : le lendemain, après une noye passée en cellote, le flic du pays revient en compagnie de deux messieurs habillés en espagnols distingués. L’un deux est pâle, avec des lunettes, une barbiche poivre et sel et l’air soucieux. L’autre est jaune, maigre, inquiet et de morphologie si typiquement ibérique qu’on ne peut s’empêcher de l’imaginer vêtu en toréador.

Le barbichu prend la chaise unique de ma geôle et s’installe face à moi qui suis pauvrettement assis sur mon bat-flanc. Je m’attends à des questions, mais au lieu de, il avance sa main blanche vers mon visage et abaisse ma paupière inférieure gauche, ce dont je déduis qu’il doit être médecin.

Je suis confirmé dans cette hypothèse quand il se met à me contrôler les réflexes à l’aide d’un petit maillet à tronche caoutchoutée. Il me demande, en vrai français de France, de lui tirer la langue, chose qui ne se refuse jamais, puisque le premier réflexe de l’enfant est d’exhiber cet organe charnu. Après quoi, il murmure, d’une voix frêle :

— Voulez-vous me raconter en détail ce qui vous est arrivé ?

Alors, je me concentre bien.

Et me tiens le raisonnement suivant : « San-A. Ou tu es fou, et alors, si tu es VRAIMENT fou, t’es fou, et peu importe tout. » Tu comprends dans les grandes lignes, dis, navet creux ? « Ou, par le plus stupéfiant des sortilèges, ce que tu vis existe bel et bien, et alors fais gaffe de ne pas PASSER pour fou, en tartinant sur TA vérité ? ». Tu suis toujours, avec ton crâne plein de visquosités malodorantes ? Conclusion, mon dear chéri, il faut faire simple, faire sobre, faire ferme pour faire vrai.

Sans doute l’auras-tu observé, malgré ton peu d’aptitude à toute concentration, mais le plus débilitant, dans l’existence, c’est de jouer les ânes de Buridan. L’expectative détruit l’équilibre. L’homme qui décide est un homme qui va de l’avant. Celui qui hésite va de l’arrière.

— Écoutez, docteur, avant de vous raconter quoi que ce soit, je tiens à ce que soit établie mon identité. Je prétends, j’affirme être le commissaire San-Antonio. Nous vivons au siècle de l’atome, non à celui des diligences, par conséquent, rien n’est plus facile à déterminer que l’identité d’un individu. Je tiens dix empreintes à votre disposition, plus un visage sans altérations notoires. Que mes collègues espagnols veuillent bien dépêcher mon dossier à Paris et la preuve sera faite. Cette première phase de l’opération accomplie, vous serez davantage enclin à entendre une histoire dont je reconnais qu’elle est à peine croyable. Voilà ce que j’avais à vous dire, voilà ce que je voulais faire savoir à la personne qui vous accompagne et que je devine être un magistrat.

Beau, hein ?

Solide. Bien exprimé. Impressionnant. Et encore, t’as pas eu le ton, toi qui te contentes de lire. Une voix grave, nette, qui s’articule comme au Théâtre Français, que pas une syllabe se perde. Du beau travail.

Le toubib toussote, renifle, file un léger coup de périscope au type qui assiste.

— Vous comprenez le français, monsieur le juge ? lui demande-t-il en espagnol.

Si ! répond l’interpellé.

Mon vis-à-vis masse ses genoux pointus de ses deux paumes.

— Je suis persuadé que ces messieurs de la Police feront droit à votre requête très légitime. D’ailleurs, croyez qu’ils auraient procédé à ces formalités, quand bien même vous ne les souhaiteriez pas, n’est-ce pas, monsieur le juge ?

Si ! répète l’autre.

— Il n’empêche, reprend le praticien, qu’un récit circonstancié des aventures dont vous parlez m’aiderait à poser un diagnostic.

Ça m’échappe. Le pébroque méchant. L’élan du cœur incontrôlable qui carbonise les arguments d’un aliéné supposé, toujours, toujours :

— Quel diagnostic, docteur ? Je ne suis pas fou !

Dernière sottise à proférer, mon fieux. Un gars qu’on suppose fou est automatiquement convaincu de folie s’il clame qu’il a toute sa raison. C’est la preuve par l’absurde. L’équivalent de la « question » d’autrefois.

Il doit avoir l’habitude, le barbichard, parce qu’il grommelle :

— Bien sûr, bien sûr, avec autant de conviction que peut en mettre un play-boy à déclarer à Mme Golda Meïr qu’elle est la femme la plus sexy du monde.

Et ce père Lapommade d’insister :

— Racontez-moi tout de même…

Tu me connais ? Ce qui pèche dans mon organisation cérébrale, c’est la glande à patience. Moi, je décolle à la verticale, à force qu’on me tartine trop les roustons.

— Pas la peine de jouer les vieux prélats, docteur. Je sens bien que vous ne me croyez pas. C’est pourquoi il est inutile d’insister. Je ne parlerai que lorsque mon identité sera établie. Merci de votre visite.

Les visiteurs se retirent dans un angle de mon manoir. Ils chuchotent. Puis se retirent pour de bon, sans se donner la peine de me saluer.

Pauvre Santonio ! Que t’arrive-t-il ? Pourquoi ce sort mauvais ? Pourquoi cette cascade de mouscailles ahurissantes ? Ces gens qui se sont mis en essaim pour te démanteler le cigare ? Tous ces gens, à commencer par ton fidèle Béru, à continuer par le Vieux… Des hommes, des femmes… Toujours les mêmes… Journaliste, infirmière, script-girl !

Oh, merde !

* * *

Une lueur d’espoir.

Des zigs m’emmènent dans un petit burlingue afin de me flasher la gueule, face et profil, et de me prendre les empreintes.

Donc, on va savoir qui je suis.

On ne peut pas ne pas savoir qui je suis.

Il suffit d’attendre…

Encore !

* * *

Une nouvelle nuit. Sur le soir, j’ai entendu des chants, des guitares. Des cris joyeux. Quel jour somme-t-on ? Quelle date ? Le temps s’enfuit, je demeure un demeuré.

Le matin, j’ai droit à un café très fort. Moi qui ai horreur du caoua lorsque la cuillère tient debout dedans. Une tartine de pain beurré. Grosse, bonne. Elle me rappelle mon enfance, les vacances à la campagne. J’en bouffais combien ?

Je fais ma toilette au lavabo de fer rouillé, dont l’unique robinet goutte à t’en écorcher les nerfs. Le savon est épais comme un os de seiche et des poils de quels culs sont restés après ? Noirs et frisés, latins.

À peine suis-je rhabillé (une gandoura, c’est facile à passer) qu’on vient me chercher.

Cette fois on m’emmène à bord d’une fourgonnette. Je ne peux pas mater à l’extérieur car elle n’est aérée que par des ouvertures horizontales dont chacune est surmontée d’un rebord plongeant.

On roule un bon moment. Difficile à apprécier. Peut-être une heure ? Peut-être un peu plus ?

À la résonance particulière, je sens qu’on pénètre dans une grande cour pavée et close de murs. Une nouvelle prison, une vraie, une grande, bien outillée, conçue pour beaucoup de pensionnaires ?

Effectivement, je descends devant un perron austère, malgré le soleil et le crépi blanc cru de la façade. La construction est à deux étages. Il y a des barreaux aux fenêtres, mais des stores bleus corrigent l’angoissante sévérité des lieux…

On me fait descendre. Je grimpe les marches. Voici un hall avec du sol synthétique, des boiseries claires, des portes en verre. Un petit bureau à gauche de l’entrée. L’un des perdreaux qui m’escortent va parlementer, un dossier sous le bras.

Ça dure un bout de moment. Je perçois des coups de tampon. Ensuite, le poulet réapparaît, il fait un signe à celui, en uniforme, qui m’a tenu compagnie. Ce dernier me débarrasse de mon cabriolet grand sport. Dès lors, les choses se précipitent. Deux infirmiers athlétiques, noirs de peau, poilus comme des gorilles, viennent m’emparer et m’emmènent.

On suit un large couloir désert.

Une porte. Un des gorilles toque.

C’est le bureau du docteur barbichu qui est venu me voir dans ma cellule. Ici, il porte une longue blouse blanche, ouverte sur le devant. On voit son gilet à rayures fines, sa chaîne de montre, sa cravate de soie grise.

— Asseyez-vous !

Je cherche machinalement. Un fauteuil de moleskine s’offre. Je m’y laisse tomber. Le médecin fait pivoter le sien pour se trouver face à moi. Au-dessus de lui, sur le mur du fond, s’épanouit la photo d’un mec qui pourrait presque être lui, mais qui n’est pas lui. Un type ayant à peu près son âge, avec un air plus amène. À la qualité de l’image, je comprends qu’il s’agit d’un vieux cliché.

— Monsieur votre père, je suppose ? fais-je en montrant le portrait.

Il opine.

— Oui, en effet.

— Il était également médecin ?

— C’est lui qui a fondé cet hôpital.

Hôpital ! Bon, on dirait que je boucle la boucle, non ?

— Pourquoi m’a-t-on amené ici, docteur ?

— Pour vous soigner, mon ami.

— On a recherché mon identité ?

— Ç’a été fait…

— Alors, je…

Il esquisse un geste rapide pour m’imposer silence.

— Voici une photocopie du câble adressé par les services de l’Identité Judiciaire de Paris…

C’est assez mal tiré, sur un appareil déjà vioque. Dans les tons violet passé.

Je reconnais, non sans émotion, le papier à en-tête. Et jusqu’aux caractères de la machine à écrire.

À Monsieur le Commissaire Brossa Reluir. Malaga.

Les empreintes et les photographies que vous nous communiquez sont celles de Walter Klozett, sujet suisse, convaincu du meurtre de son frère cadet, Hans. Walter Klozett a été libéré le…

Je repose le document sur le coin du bureau.

— Alors, mon ami ? fait le médecin.

Son ami hausse les épaules.

Son ami en a marre.

— Je crois que vous avez raison, docteur : il faut me soigner !

Voilà ce que lui répond son ami !

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