CHAPITRE III

Le plus effrayant, quand tu résurrectes, c’est de pas comprendre où tu te trouves. Prends un bébé, à sa naissance : sa première réaction ? Chialer. Pourquoi ? Parce qu’il a peur de l’endroit inconnu où il se pointe. Il était au chaud, au noir, au semi-néant, bref : au paradis. Et brusquement il surgit dans un fracas humain, dans un bouillonnement, un tohubohu. C’est plein de lumières, de cris, de bruits, d’odeurs malfaisantes. Il est pris, manipulé, giflé, tranché, renversé, baigné, empaqueté. T’imagines l’horreur ? L’abomination de cette engouffrance dans la vie. Ce brutal, cet effroyable toboggan ?

Je regardais, y’a pas très naguère, des nœuds-volants en liesse dans une fête foraine. La queue devant le grand « 8 ». Leur bonheur de retrouver l’effroi viscéral de leur nativité. Le plongeon monstre dans les abîmes. Leurs cris d’irruption, au moment que le chariot, au bout de sa course ascensionnelle, tout là-haut, pique raide sur de fausses profondeurs. Cris de naissance. Cris hallucinés du désespoir irréparable de vivre.

Moi, là, bon, je regarde. Cent fois et des je me suis retrouvé dans un lit d’hôpital après des avatars corporels. Je devrais en avoir l’habitude ? Eh ben non, mon fils. Il est des répétitions qui échappent au camp de concentration de la routine. Qui sont neuves à chaque fois. Le principe se reproduit, pas ses conséquences.

Je regarde des murs peints en vert d’eau. Un placard de fer émaillé. Une porte close dont la poignée évoque une tête de canard (d’où l’expression bec de cane, tu comprends ?).

Ce premier examen effectué, je referme les yeux…

La vie me semble improbable, lointaine, immobile et comme en attente au bout d’un étroit et long tunnel. Pas fréquentable pour le moment. Je me sens mou, flou, barbapapesque. Avec une espèce de contentement sommaire qui est dû à quoi ? À ma position d’individu « out », tu crois ? Me voici retiré de la circulation, comme une banquenote démonétisée. C’est cela : je suis démonétisé. Je n’ai plus cours. Je ne représente pas d’autre valeur que le poids de ma viande. Il est en réserve du quotidien, Sana. Il ne se repose pas, non, c’est véry beaucoup mieux : il repose.

Il doit bien y avoir des bruits ambiants ? Pourtant, je n’en perçois pas. C’est l’intégral calfeutrage sous mon dôme. Je suis étanche de la pensarde. Voilà qui me donne à réfléchir. Alors je pense. Et je me dis que ma frime doit être emmitouflée dans des épaisseurs et épaisseurs de gaze. C’est le pansement qui me prive de l’ouïe.

Un léger roupillon m’interrompt.

Ensuite de quoi, un léger bruit interrompt le roupillon. Glissement, chuchotis. J’ouvre mes persiennes. Penchée au-dessus de moi, une fille en blanc, très blonde, avec une blouse qui lui arrive au ras de la moulasse, si bien qu’on aperçoit son aimable slip couleur chair, qui lui fait un entrejambes de poupée. J’ai déjà dû la retapisser subconsciemment, tu parles, salingue comme tu me connais. Son minois aux tons chauds, sa blondeur frisée me disent quelque chose, et son regard noisette encore mieux.

Sa main avance vers mon mufle. L’effleure.

— Ça va, hein ? gazouille-t-elle.

C’est pas une question, plutôt une affirmation. J’efforce de lui déboutir un « oui » bien formulé, rond de tout son « o ».

— Vous voulez boire ?

Pourquoi not ? D’un battement de cils, je l’informe que je ne suis pas contre. Alors elle me présente un curieux récipient à bec. Me l’entonne. L’incline à l’angle idéal. C’est de l’eau sucrée, fortement citronnée. Je m’en paie deux gorgées.

La nana repose son zoziau de porcelaine et se retire, démasquant tu sais qui ? Le Vieux. Parfaitement, Big Dabuche en personne. D’une élégance achevée, comme dirait une écrivaine de jury. Tu le verrais, dans son léger pardingue de vigogne orné de la rosette sur toast. Avec sa chemise blanche, sa cravate noire finement rayée de gris dans laquelle est plantée une épingle que ça représente une main d’or tenant une perlouze. Son bitos de feutre à la main. Le fin des fins, en matière de Rousse, Pépère. Suprême de volaille, quoi. Poulet sur canapé, kif sa Légion d’honneurs (je fous un « s » parce qu’un honneur pareil ne se déplace jamais seul).

Sa calvitie brille tant tellement que tu jurerais qu’elle est toute neuve. Son œil glaciaire ressemble à un bonbon à la menthe très sucé.

Il fait un pas, en remplacement du départ de la gente infirmière, reste debout près de moi, vertical à t’en flanquer le tournis. J’ai pas les idées des plus nettes, mais elles le sont suffisamment cependant pour que je réalise le vaste, incommensurable et irréversible mécontentement de ce visage haut perché.

Il m’observe un moment.

— Vous ressemblez à une momie, dit-il.

La voix est pire que la physionomie. C’est du mépris stratifié.

— Bonjour, monsieur le…

Son geste brusque m’impose silence.

Foin de formules de politesse. On n’est pas rassemblé pour se dire bonjour, plutôt adieu.

— Je vous savais porté sur les choses du sexe, San-Antonio, tout de même je ne supposais pas que cela allait jusqu’à la dépravation. Queutard, soit, bravo. C’est français. Un tempérament d’homme d’action ne saurait s’accomplir sans une virilité inlassable. Mais que vous tombiez dans le stupre, dans la fornication dépravée, dans l’érotisme de valet de ferme demeuré, alors là, non, non, non et re-non !

— Mais, mons…

— Ne dites rien ! Oh non, pas un mot. Votre cas relève du mutisme rigoureux. Seul, le silence est un plaidoyer dans une situation pareille.

— Mais, m…

— Non, vous dis-je ! Vous n’avez plus droit à la parole. Plus jamais. Je vous la retire une fois pour toutes. Je fais de vous un muet à part entière. La parole, c’est moi ! Et elle sera dure. Elle dira tout, impitoyablement, sans prendre en considération votre triste état. D’ailleurs, l’état c’est moi. Je ne pèserai pas mes mots, ni ne prendrai les vôtres (de maux) en commissairation. J’exprimerai la rigueur. J’enjamberai toute pitié. La mansuétude, c’est du tricotage de chaisière dans certaines circonstances, dont en voilà une. Vous le savez : je me dérange peu, donc à bon escient. Si j’ai quitté mon bureau, mes charges, mes téléphones, c’est parce que j’avais sur le cœur des choses à libérer. Des choses pestilentielles, monsieur. Je viens à vous, comme une brouette lestée d’ordures à une décharge publique. Je viens me vider. Monsieur, je ne dis même plus monsieur le commissaire, vous le remarquerez, car vous avez déshonoré la Police. Que dis-je : le ministère de l’Intérieur tout entier ! Et c’est quoi, monsieur, le ministère de l’Intérieur ? Hein, c’est quoi ? Vous donnez votre langue ? Eh bien ! c’est la France, monsieur. Ce qui revient à dire que vous avez déshonoré la France. Je répète : la France, the France. Parfaitement, vous lui avez fait ça, à cette chérie. À cause de vous, le rouge de la honte lui monte au front, de Menton à Dunkerque, monsieur. Et d’une oreille à l’autre, de Brest à Strasbourg ! Oh, ma France, de telles humiliations, à toi qu’on a déjà traînée par les cheveux dans les ruisseaux les plus fangeux ! Toi qui auras tout connu : la Grande Guerre, la nôtre, celle de 14–18 ; la Seconde, celle des autres, 1939-45 la guerre de récession ; la pollution ; la Tour Maine-Montparnasse, le Programme Commun ; le chômage ; la perte de notre cher Empire Colonial ; l’avortement remboursé par la Sécurité Sociale ; la chute du franc ; les films pornographiques ; et j’en passe de plus honteuses, toi, bafouée, moquée, mise en position de gêne par un élément important de mes services ! Oh, non ! Oh, que non ! C’est trop ! Ça fait mal ! San-Antonio, vous destituer, bien sûr, naturellement, cela va de soi. Mais c’est insuffisant. C’est trop badin, trop rien. Il faut faire quelque chose. Vous suicider par exemple. Vous n’aimeriez pas vous suicider ? Cela aurait quelque allure. Vous laisseriez une lettre, très belle, très simple, on l’écrirait ensemble. Des mots d’homme, vrais, dépouillés, je lis ça d’ici, genre, attendez… « Mon âme démantelée par un monstrueux instant d’égarement… » Vous voyez le style ? Allez, c’est dit, vous allez agir en vrai samouraï, monsieur. Ce qui est une image, évidemment : hara-kiri, certes pas, ce serait bête, ce serait méchant, restons français. Français de France ! Une balle dans la tempe : poum ! Ou alors, ou alors, ou, oui, alors, à la rigueur, à l’extrême rigueur : le poison. Shakespearien, ça. La coupe roule à terre. Vous portez la main à votre cœur. Vous prononcez de belles, de fortes paroles, très nobles, très ultimes. On pourrait convoquer la télévision. En tout cas, il me faut un geste, monsieur. Vous n’allez pas me laisser comme ça, avec ce scandale sur les bras. La presse s’en est emparée, ainsi que les radios périphériques, ces gueuses qu’on n’arrive jamais à museler entièrement. Et Minute ? Dites, vous allez me lire Minute, il paraît quel jour ? J’imagine déjà le titre : Le Poulet était à poil. Vous les connaissez ces gens ? Ils ne respectent rien. Te vous bastonnent un officier de police comme un simple Président de la République. Surtout que là, dites… Y’ a de quoi faire. Le folklore foisonne. Il n’est que de se baisser pour en prendre. Les porcs, déjà… qui s’égayaient. Tiens, un sous-titre pour Minute. J’espère qu’ils ne vont pas le rater : Les porcs n’étaient pas tous en débandade ! C’est pas beau, ça ? Torché magistralement ? Car vous bandiez, monsieur, lorsqu’on vous a arraché aux griffes de cette folle. Vous bandiez, tous les témoignages concordent. On m’a même rapporté des appréciations avec l’avant-bras, qui, pour plaider en faveur de vos mensurations, n’en aggravent pas moins votre cas. Monsieur, je vais me retirer. Si vous décidez d’en finir avec un pistolet, en voici un… Si vous lui préférez le poison, voici une ordonnance. Au cas où vous chipoteriez, je vous signale que votre chambre est située au troisième étage. C’est peu pour un parachutiste, ce pourrait être suffisant pour qui se défenestrerait la tête la première sans mettre ses bras en position de plongée. Vous voyez ma largeur d’esprit ? J’accepterais même une mesquine défenestration. Je fermerais les yeux. Vous dire qu’on ne se refait pas. Quand on a eu de l’estime, voire de la tendresse pour un homme, les pires déceptions ne peuvent vous préserver d’une certaine mollesse. Voilà, j’ai tout dit. Adieu, donc, monsieur. Je veillerai à ce que madame votre Mère perçoive une quelconque pension. Que Dieu vous aide !

Il tourne les talons.

Se casse sans un mot de plus, mais ça va bien comme ça.

Le claquement de la porte me parvient. Tiens, il a drôlement dû gueuler, Achille, pour que j’entende toute sa dissertation malgré mon pansement.

Tu crois que le bienfaisant silence va me remettre de l’ordre dans les malheureux esprits surchauffés, tézigue ? Tiens, fume ! Ça vocifère de plus beau dans le couloir sonore. Je reconnais l’organe de Bérurier. Me faut un tout petit morceau de moment gros commak pour comprendre qu’il apostrophe le Big Boss. Cette sortie, ma doué !

En substance, et en paroles, ça donne environ ceci :

— M’sieur le directeur, j’étais dans le corridor et vous gueuliez tellement haut que sans avoir à me ramoner les cages à miel j’ai tout entendu. Dites, non mais ça va pas, la tête ! Vous avez du fading dans le cigare ou quoi ?

— Bérurier !

— Silence ! Je cause ! C’t’ à mon tour. Et j’ai le regret de vous déclarer que je vous fous d’orge et d’orgeat ma démission afin de pouvoir esprimer à cœur ouvert, comme dirait Barnard. Non, mais qu’ai-je ouï ? Hein, dites, qu’ai-je ouï ? Demander à un homme de se suicider ? C’est le gâtisme qui vous délabre le bocal ou quoi ? Ça n’va pas se passer tout seul, mon vieux, comptez-y pas. J’ai des témoins : la mignonne infirmière que voici, celle qu’a un si joli cul que je l’approuve hautement de se loquer rase-pet, et puis l’autre, là, la grosse, la moche qu’a des varices et qui, malgré son air morfondu n’a pas perdu une miette de vos conneries, pas vrai, la mère ? Deux témoins, plus moi, policier assermenté, vous allez voir vot’ carrière jusqu’où c’est qu’elle va gicler, espèce de pauv’ melon ! Un kroumir pareil, venir exiger d’un as de la rousse qu’y s’ carbonise la cervelle parce qu’on l’a retiré des mains d’une folle furieuse en chaleur !

— Bérurier, je vous interdis !

— Mon cul, m’sieur le directeur ! C’est tout ce que vous pouvez m’interdire. Mon cul, en chair et en os, in extenso ! Mon cul dans sa pleine lune, avec son astrakan de cérémonie. Je vous porte plainte contre, mon vieux, parole de moi-même ! Je vous enculpe de violation d’hôpital ! De nonne assistante à personne en danger de mort ! D’excitation au suicide ! D’insulte à commissaire de police ! D’attente aux bons murses ! Car vous avez raconté des saloperies à c’ pauv’ blessé qu’est en train de génisse sur son lit de souffrances, ces gonzesses sont témouines, pas vrai, mesdames ? Quand c’est qu’on aura porté le suif, ces mégères et moi, vous pourrez aller vous placarder dans vot’ château du Périgord. Vous serez devenu l’honte textuelle de la police. C’est pas de Sana qu’ils tartineront à Minute, mais de vous.

— Écoutez, Bérurier…

— Rien à écouter. Foncez consulter votre avocat, et prenez-en un bon !

— Enfin, voyons, mon bon Bérurier, vous devez bien vous douter que je plaisantais…

— Ah, vous plaisantiez ?

— Mais voyons ! Vous savez parfaitement en quelle haute estime je tiens San-Antonio. Et vous vous imaginez que j’irais demander à ce cher garçon de se détruire ? Oh, le benêt ! Oh, le gros benêt ! Il a marché ! Il a pris mes taquineries argent comptant. Il n’y a que vous, mon petit Béru…

La porte de ma chambre se rouvre à la volée.

— Puisque vous rigoliez, dites-y que c’était bidon, vot’ colère, m’sieur le directeur, des fois qu’il aurait coupé aussi dans vos vannes. Dites-y bien espressément, pas qu’ait gourance de sa part. Avec ce qu’il a morflé dans le chignon, le malheureux, y serait en droit de confondre, d’autant que blagueur à froid comme vous êtes, vous pleurez pas sur l’intonation. Allez, allez, dites-y…

Retour du Dabuche…

Contrit. Un sourire beau comme une colique aux lèvres. Le regard pareil à deux crachats conservés dans de l’alcool.

Il revient à mon lit.

— Mon cher San-Antonio, j’espère que vous, vous ne vous êtes pas mépris sur la nature exacte de mes paroles. Leur outrance, précisément, était garante de… heu… le… n’est-ce pas ?

Je parviens à bredouiller quelque chose. Ça me vient tout seul, nature.

— Soyez gentil, monsieur le directeur…

— Mais je suis gentil, très gentil. Je ne suis que ça, San-Antonio.

— Alors laissez-moi, monsieur le directeur…

— Vous vous sentez plus mal, mon petit ?

— Non, mais je crois que vous me faites chier, monsieur le directeur…

— San-Antonio !

Bérurier le prend gentiment par l’épaule.

— S’il le croye, faut le croire aussi, Patron. Et lui fiche la paix…

Le Scalpé manque d’air, halète, finit par trouver suffisamment d’oxygène pour balbutier.

— Il doit avoir… heu… la fièvre…

— La fièvre est pas laxative, monsieur le directeur, rétorque le Gros. Tandis que j’en dirais pas autant de vous.

Et il le raccompagne jusqu’à la porte, doucement, gentiment, comme un détective privé raccompagne le monsieur auquel il vient d’apprendre que sa femme adorée se fait calcer par tout le quartier.

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