CHAPITRE VIII

Elle pose une bassine émaillée sur mon lit, contre mon flanc. Ses doigts agiles déboutonnent ma chemise d’hôpital. Je regarde le gant de toilette blanc qui, gonflé d’une poche d’air, flotte à demi à la surface de l’eau, semblable à une bête noyée.

Elle sent bon, cette blonde. Généralement, les infirmières traînent dans les plis de leur blouse des relents de médicaments. L’univers hospitalier a une odeur, partout la même, qu’il s’agisse de cliniques de luxe ou d’hostos grabataires. Une odeur qui effraie et engourdit.

— On va faire un brin de toilette, annonce-t-elle.

Sa main se coule dans le gant ruisselant. Une savonnette verte surgit, mousse sur le tissu grenuleux.

— Evelyne…

— Qui appelez-vous ?

— Vous. Vous vous nommez bien Evelyne, n’est-ce pas ?

— Quelle idée, mon nom est tout simple, vous savez : Jeanne. Comme Jeanne d’Arc.

— Mais, vous m’aviez dit…

La ferme, San-A. Tu sais bien que c’est le déraillage complet, total. Rien de ce que tu penses, de ce que tu vois, de ce que tu dis, n’a de valeur pour l’extérieur. Tu es un mec en faillite, en déroute. Sans vérité, sans crédibilité. Une chose organique qui fonctionne comme une plante verte dans un pot de terre. On t’arrose, on t’époussette. Mais ta présence n’est plus une véritable présence.

Evelyne… Pardon : Jeanne, me nettoie consciencieusement. Quand j’étais mouflet, M’man appelait cela : « se laver en sale ». Ce qui signifiait que je ne prenais pas un bain et me contentais d’une toilette de malade… Dieu, comme je me sens seul, abandonné, dans un dénûment que je ne pouvais imaginer.

— Je voudrais voir ma mère…

— Elle viendra bientôt.

— Ainsi que mon collègue Bérurier.

— Il ne tardera pas.

Bref, pour l’instant, ne reste plus qu’elle.

Sa blousette très courte est en partie déboutonnée. Elle a les jambes nues par en dessous et j’aperçois son slip bleu pâle. Je ne sais si c’est polissonnerie réelle ou besoin d’un contact physique, mais, tandis qu’elle est penchée sur moi, j’envoie la paluche dans son entre-deux.

Elle fait un saut de carpe.

— Qu’est-ce qui vous prend ! Non, mais ça ne va pas, bougre de dégoûtant !…

— Mais, enfin, Evelyne…

— Jeanne !

— Tout à l’heure, vous m’avez bien accordé une caresse… heu… très poussée ?

Elle me fixe, hausse les épaules et lance cruellement.

— Vous, ça ne s’arrange pas ! Cessez vos privautés, sinon je me fais remplacer par une collègue qui vous coupera la chique. Une sorte d’ogresse qui s’occupe des furieux et qui administre plus de taloches que de remèdes. C’est elle qu’on envoie aux récalcitrants.

Encore un rêve ?

L’étrange, c’est cette humilité qui s’est installée en moi. Une humilité infinie, qui confine à la résignation. Je n’ai pas envie de m’insurger. Tout est bien… Déconvenant, surprenant, mais bien. Je me soumets de bonne grâce.

— Dites… Jeanne ?

— Quoi, encore ?

— Pourquoi a-t-on muré ma fenêtre ?

— Ah, on a muré la fenêtre ?

— Je l’ai vu…

Elle s’essuie les mains en maugréant, pose la bassine dont à présent l’eau est savonneuse sur un siège et enfonce une pédale, au pied de mon lit. Ma couche descend de quelques centimètres. La jolie blonde s’y attelle et, comme ce lit est à roulettes, me hale jusqu’à la croisée, qu’elle ouvre…

Le ciel est bleu, sans un seul nuage. Il doit faire chaud car un souffle tiède entre dans ma chambre. Un oiseau blanc, tout blanc, passe dans les nues sans presque remuer les ailes.

— Alors, on a muré votre fenêtre, monsieur Klozett ?

Je tressaille.

— Pourquoi m’appelez-vous Klozett ?

— Parce que c’est votre nom.

Elle décroche la feuille de température fixée au pied du lit.

— À moins que je ne sache plus lire ?

Elle brandit le papier quadrillé dans ma direction. Sur le haut de la feuille, on a assez bellement calligraphié ces deux mots : Walter Klozett.

J’ sais pas toi, moi, toujours est-il, ça me fait un effet.

Beuf.

Vache.

Et autres…

Je me dis :

— Cramponne-toi, Dudule, il fait du vent. C’est un délire de plus, rien qu’un lambeau de mensonge qui se sera dissipé dans un instant au profit d’un autre. Parce qu’à présent, mon existence n’est qu’un ballottement d’une illuse à une autre illuse, d’une stupeur à une incrédulité, d’une découverte effarante à son annulation pure et simple. Mes sens me tarabustent. Sont en folie, comprends-tu ? Ils moussent comme ce qui s’échappe d’un extincteur, noyant la réalité sous des flots moutonneux.

— En somme, c’est cela, être fou ? je dis à Jeanne.

— Quoi donc, monsieur Klozett ?

Que lui préciser ? Fumée, fumée…

Je m’en tire par un sourire.

Et, les yeux à nouveau fermés, j’essaie d’analyser le phénomène. Je tente de piger pourquoi je vois des choses qui ne sont pas, pourquoi j’entends des mots qui ne correspondent à rien. Pourquoi j’escalade les confusions comme les degrés d’un escalier… La journaliste de Paris-Gazette, infirmière… Elle s’appelle Evelyne, ne s’appelle plus Evelyne, mais Jeanne. Me suce… S’indigne parce que je me permets sur sa gracieuse personne des gestes déplacés… Béru va à la fenêtre, hèle un Malnourry que j’ai vu mort et qui pourtant se pointe. Je vais à la fenêtre, constate qu’elle est murée. Le dis à la blondissime fillette qui m’y traîne pour me montrer le ciel bleu dans lequel un oiseau blanc semble nager… Et puis je me nomme Walter Klozett. C’est écrit sur ma feuille de maladie. Et M’man n’apparaît toujours pas à mon horizon d’homme terrassé.

Allez, dors encore, San-A.

Dors, ma guenille.

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