CHAPITRE XV

Comme il est ligoté et plus inanimé qu’un objet doté d’une âme, je décide de le transporter à la Land Rover sans ses bourses délier car il est toujours plus zaizé de coltiner un paquet muni d’une ficelle.

Poum. Le v’là allongé à l’arrière de la guinde.

Cette fois je décarre, suant sang et eau sans cahots. À cinquante mètres du village, je me déleste du masque et de la boutanche d’oxygène. Le chemin se divise en une fourche aux dents inégales. La dent de gauche est carrossable et mène vers ailleurs, celle de droite s’étrécit et conduit vers le trou qu’habite Yamilé. J’ai promis à la toute belle de revenir à sa tanière, sitôt mon coup de main opéré, mais franchement, je n’ai pas le cœur à aller briser le sien. La grande scène des adieux, quand tu peux l’éviter, évite-la. Les reniflanches, les agrippades (d’Aubigné), les « forget me not » et succédanés sont des mièvreries auxquelles un homme de ma trempe (merci pour lui) ne doit pas s’abandonner.

Alors, je prends à gauche.

Voilà…

Mais à peine ai-je parcouru un demi-kilomètre, que qui c’est que je vois sur son âne et le bord de la route ? Ma Yamilé, plus belle que jamais dans son voile. Si pure, si altière, qu’il m’en vient des frissons jusque dans les contrepoids.

La lune met des coulées d’or sombre sur son doux visage.

Je stoppe devant son baudet, plein de remords à cause de mon ingratitude éhontée.

Tu crois qu’elle part en reprochages ou vitupérances de fumelle bernée, cette gosse ? Foin, mon pote. Foin !

D’ailleurs elle cause pas assez bien l’italien pour m’engueuler en cette langue. Lui faudrait un traducteur.

Je vais à elle, penaud. La prends dans mes bras et c’est la belle étreinte sans paroles. Joue contre joue. Ça dure. Ça dure… Je me dis qu’il ne faudrait quand même pas trop chérer vu que mes beaux endormis vont se réveiller incessamment et donner l’hallali avec les moyens dont ils disposent. Pour peu qu’ils réquisitionnent les chameaux du patelin, je risque de les voir fantasier sur mon dossard si je ne mets pas de la compote d’hectomètres entre eux et nous.

Comme j’arrive à me séparer d’elle, la bouleversante créature ôte de son cou une chaîne d’argent à laquelle est fixée une grosse boule ouvragée, en vieil argent ciselé.

Per sempre ! Per sempre ! murmure-t-elle à deux reprises ; ce qui, si tu t’en réfères à la première colonne de la page 295 du petit dictionnaire français-italien, italien-français de la Librairie Larousse, 17, rue Montparnasse, Paris VIe, signifie « pour toujours, pour toujours ! ». Je me laisse passer les insignes de grand maître de l’Ordre de la Bibite enchantée, et, avec feu, avec fougue, ponctuant du menton, de l’œil et du talon, j’affirme dans la nuit limpide : « Si, ma belle, per sempre ! Compte dessus et bois du thé à la menthe. Tu t’imagines tout de même pas que je vais aller calcer les sœurs parisiennes avec ce zinzin sur le placard !

Ultime élan, bien farouche, bien franco-libyen.

Je retourne à la bagnole. Tiens, au fait, je n’ai pas encore sectionné les liens du Gravos.

Je le fais.

Avec son propre couteau.

* * *

Ce qui va suivre, maintenant, je voudrais t’y préparer, pas que tu me fasses une embolie en plein polar, vu que tu serais un peu épais pour servir de signet. Pourtant, ma proverbiale C.P. (conscience professionnelle) regimbe. Et je n’aime pas molester ma C.P., qu’ensuite je me prends pour un auteur foireux, indigne de la mission qui lui est confiée.

Qu’il te suffise donc de savoir qu’un truc-machin-chose pas banal va se produire d’ici pas longtemps ; alors gobe tes tranquillisants et fous la paix. Maintenant que j’ai fait mon devoir d’homme, je vais pouvoir poursuivre ma tâche de grand écrivain.

Le chemin s’élargit de plus en mieux. Et, très rapidement à ma grande ou profonde stupeur (suivant que t’es ou non sujet au vertige, tu choisis le terme qui te fatigue le moins), je m’aperçois que la végétation se modifie. Le désert cesse d’être désertique. Des plantes rabougries apparaissent, des arbres qui ne sont plus des palmiers émaillent le paysage (comme l’aurait dit Bernard Palissy-les-Moulineaux). Bref, je sens que je me dirige vers une contrée moins hostile, malgré des montagnettes rocheuses qui étincellent dans les premières lueurs de l’aube en culotte de velours rouge.

Parfois, je me détourne pour examiner Béru. Il dort. N’était son poitrail vigoureux qui se soulève à cadence régulière, je m’inquiéterais de le voir macérer ainsi dans les nébuleuses. Il est pâle, ce qui surprend, chez un individu dont le sang coule en surface. Son gros pif est pincé. Sa bouche molle. Il a dû se farcir une trop forte dose de soporifique, mon gros lard, et son guignol clopine. Faudrait lui injecter un toni-cardiaque. Mais qui, mais où, mais quand ? Dans le fond, je suis parti un peu trop à la légère. J’aurais dû le faire soigner par Baloche avant de gerber.

J’en suis à ce point précis de mes tourments, remords et autres encombrements de pensée, lorsque mon chemin de poussière ocre rejoint une nationale.

Alors là, je commence à frémir des meules, camarade. Ça devient very serious, cette équipée. Malgré ma gandoura, tu parles que je ne pourrais pas faire illuse si des représentants de l’autorité m’interceptent.

Pour comble, j’aperçois une bagnole dans le lointain. Je stoppe provisoirement, pour la laisser passer. S’agit d’une énorme pompe ricaine noire. Elle trace à vive allure et passe à cent mètres de moi. Un émir en vadrouille, je suppose ? Maintenant que l’artiche a changé de camp, tous les copains arbis vont driver des Cad ou des Rolls. Carrosserie en jonc mastar, naturellement.

On va assister à du vrai spectacle, je promets. Les Folies Bergère de la grande époque, en comparaison, de la gnognote !

Et puis ça craquera, fatal. Ça craque toujours quand trop d’intérêts sont en jeu. On va se le payer, le nouveau grand feu d’artifesse, avec les tout nouveaux pétards, dernier cri. Mon cul sur le derrik ! Ils s’en tamponnent maintenant, de la lune, Mars, Vénus et tout le système. Ça leur est sorti des préoccupations. Ils ont pigé que c’était pas du bidon, le cosmos, or, y’a que le bidon qui les tourneboule, le bidon d’essence, s’entend. Pas fuel la guêpe !

La grosse tire amerloque disparaît à l’horizon, gorgée de benzina. La voie est donc provisoirement libre. Seulement, c’est pas le tout : dois-je prendre à gauche ou à droite ? Moi, mon objectif, c’est la Tunisie, tu penses bien. Si je parviens à biter les postes frontaliers, ça ira. Sinon, ça ira aussi, mais mal.

Je joue les Napoléon en regardant le soleil droit dans les yeux. L’est. Il faut donc que je tire vers le nord-ouest. Yamilé m’a dit que Kabôchâr se trouve à une centaine de kilomètres de la frontière tunisienne. Ça peut représenter deux heures de route… par la route. Seulement, bibi, le fils tant aimé de Félicie, il a intérêt à faire la fuite buissonnière. Couper en rase campagne…

Moi, ces montagnes grises, cette végétation, ça ne me dit rien qui vaille. Je crains d’approcher de la mer. Faut surtout pas aborder la Tunisie par le littoral, je n’aurais aucune chance : beaucoup trop peuplé. Le désert ! Dans ma situation, il représente le salut. Seulement, j’ai le sentiment de lui tourner le dos, car, à perte de vue, devant moi, la végétation paraît se rassembler, devenir plus riche. Pas verdoyante, ça non, chérons pas, mais presque compacte, la perspective jouant.

Je me décide pour la gauche.

Une mitraillette à mon côté, son cran de sûreté ôté, j’enquille la grand-route. Une voie asphaltée, large, avec des raies jaunes s’il te plaît. Je vais essayer de la suivre jusqu’à la limite des collines rocheuses, après quoi, cette barrière naturelle franchie, je foncerai en rase campagne.

Petit coup de périscope général. Rien à l’horizon. Le ruban se déroule à l’infini, bien luisant, presque bleu dans l’aube glorieuse.

La présence de mon cher Béru me galvanise. Dire qu’il s’en est fallu d’un rien que je file sans lui ! Heureusement que le hasard est un vieux copain d’enfance à moi.

Malgré la précarité de ma situation, je me risque à chantonner. La route est tentante comme une route de départ en vacances.

Je champignonne à tout va. Mais une Land Rover n’a jamais égalé une voiture de formule I au plan de la vitesse.

Les montagnettes se rapprochent. Leurs dômes pâles se couvrent de plaques verdâtres. Je change de vitesse pour attaquer la côte à faible pourcentage qui leur part à l’assaut. Des oiseaux non identifiés passent, très haut dans le ciel, avec des cris persans.

Plus que dix mètres vingt-cinq et j’aurai atteint le sommet du menu col. Je rétrograde (puisque c’est la mode retro) en seconde. Ma chignole enrogne un bon coup et se propulse.

Ça y est, m’y voici.

Un merveilleux panorama se déroule devant mes yeux éblouis. Au loin, pas si tellement, d’ailleurs, la mer… D’un bleu profond, avec les traînées ocres du levant qui racontent, aussi bien que M. Max-Paul Fourchette, l’épopée de l’Impressionnisme. Et, en bordure de mer, des buildings. Très beaucoup. Blancs, avec des stores aux couleurs pimpantes.

Mais ce panorama m’abasourdit moins que le panneau indicateur placé entre lui et moi.

Et sur lequel je lis : Malaga 48 Km.

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