OUVRE TON PEBROQUE : IL VA PLEUVOIR !

Pensif, je regagne le Grand Hôtel afin d’y récupérer ma bagnole. Elle se trouve sur un terre-plein, derrière l’hôtel, au pied d’un bâtiment annexe réservé au personnel. Des poubelles débordantes attirent les oiseaux du pays. Tu te croirais dans le film d’Hitchcock The Birds.

Ça grouille de corbeaux, de merles et d’une foule d’autres espèces moins « situables ». Ma venue ne les effarouche pas. Ils sont familiers, les pinsonnets d’Irlande. Chacun pioche dans les mannes noirâtres, les plus gros filant des coups de bec aux plus petits, comme chez les humains, car, n’en déplaise aux pouètes, les zoziaux sont aussi fumiers que nous.

Je continue d’habiter en mes pensées, à moins que ce ne soit elles qui m’habitent (dans le train !). Toujours la mort de Larry qui me chicane. Je tente de reconstituer ce qui s’est passé. En rentrant, l’autre soir, il trouve les deux gonzesses mortes dans son lit. Sale affaire ! Il prévient alors « les gens » pour qui il usine en Irlande.

Ceux-ci, pleins de sang-froid, lui organisent une évacuation en douce des cadavres. Il dit au veilleur de nuit que sa femme est malade et qu’il appelle un médecin. Dans un premier temps, un mec se pointe pour jouer ce rôle.

Le faux doc prétend qu’on doit « hospitaliser » la patiente. Ambulance, infirmiers bidons. Les gaziers s’arrangent pour évacuer deux personnes au lieu d’une.

Comment ? En les mettant tête-bêche sur le brancard : elles n’étaient pas grosses et une fois recouvertes d’un plaid…

Tout en compuctant des cellotes, j’arrive à ma guinde et j’y prends place. D’avoir l’esprit mobilisé par cette histoire Larry me sauve la mise, c’est-à-dire la vie. Je viens d’agir automatiquement, en obéissant à la force de l’habitude. Or, quand tu vas chercher ta pompe, tu ouvres la portière de gauche puisque chez nous, gens hautement civilisés, le volant se trouve à gauche. Dans l’archipel britannique et assimilé, c’est le contraire : le volant est à droite.

Ayant déponné la lourde de gauche, je constate ma distraction et maugrée comme quoi ces emmanchés de Rosbifs, non contents de refiler leur dialecte aux gentils Irlandais, y a fallu qu’ils leur contractent en plus la manie du thé et de la conduite à gauche, ces cons !

Je vais pour claquer la portière et contourner la tire lorsque mon regard de lynx en rut capte un petit quelque chose. Insignifiant en apparence. Mais l’œil, c’est l’œil, comme dit le président Le Pen. Un mince fil noir court le long du tube de direction. Il part de sous le volant pour descendre au niveau du tableau de bord sous lequel il faufile.

Rouvrant grand la porte de gauche, je me penche sur la banquette pour mater l’arrivée du fâcheux fil noir, qu’on a scotché délicatement pour le faire tenir contre la direction. Il aboutit à une sorte de boîte noire aussi, de la taille d’un paquet de cigarettes.

Très bien, j’ai compris.

Je balance entre débarrasser ma voiture de ce gadget ou bien l’abandonner là, purement et simplement.

N’étant pas artificier professionnel, je juge plus opportun de ne toucher à rien. Simplement, je ferme les portières à clé.

Une virée complète des environs me révèle que l’Audi jaune a disparu du secteur.

Décidément, je gêne.

Que faire ?

Je décide de prendre le bus pour Dublin afin d’aller louer une nouvelle tire dans un autre organisme : Hertz ou Avis.


Le 42 est un véhicule à étage qui me drive jusqu’à Talbot Street. Je me suis offert un fauteuil de balcon et je regarde défiler la banlieue : ses terrains de sport, ses maisons colorées, ses portes cintrées, ses pubs, ses pubs, ses pubs, avec leurs vitres en culs de bouteille et leurs enseignes qui font rêver. Des punks traînent leur connerie le long des artères populeuses. Cheveux bleus, verts ou orange, taillés en crinière de cheval, dégaines de loubards fatigués, vestes de cuir, bracelets à clous. Ils affirment quoi ? Ils espèrent quoi ? Ils en appellent à qui ? Faux militants d’une fausse libération, ils me paraissent pris au piège de leur crédulité. O chers petits cons du siècle, ô mes enfants tragiques, laissez tomber et venez vous laver !

Au terminus, je ne réalise pas que c’est le terminus, le bus étant stoppé dans une rue grouillante. Je poireaute un moment dans mon aquarium, intéressé par la vie dublinoise. Comme on ne repart pas et que je suis seul, je finis par réaliser mon immobilisme et me précipite dans l’escalier en colis de maçon.

Une seule personne se trouve encore au rez-de-chaussée du bus. Ce n’est ni le chauffeur, ni le receveur, mais la dame de l’Audi jaune.

Elle est assise près de l’escalier et semble attendre.

Qui donc ? C’est ça que tu te demandes, hein ? Qui attend-elle ? Pauvre gland !

Mais moi, parbleu !

Alors là, franchement, pour du culot c’est du culot !

Je me plante devant la dame au fessier sublime. Pour l’instant elle est assise dessus, mais attends que j’apprenne sa nationalité et que je lui joue son hymne officiel pour la faire se lever, alors là tu te rinceras l’œil, petit dégueulasse.

— Elevé dans la chère religion catholique, très tôt l’on m’inculqua la notion de « l’Ange Gardien », je lui déclare ; j’étais loin de me douter qu’il appartenait au sexe féminin et qu’il était aussi gracieux !

Elle se lève sans un mot. Son parfum me balaie les narines. Une odeur de roses. J’adore les parfums à la rose, si peu de femmes s’en mettent ! Et pourtant, il est si frais, si nostalgique…

— Vous m’attendiez, poursuis-je ; continuez-vous à me suivre ou bien pouvons-nous marcher de concert ?

Généralement, ce sont plutôt les hommes qui suivent les femmes.

Elle a alors un sourire émouvant, presque enjôleur.

Je saute du bus et lui présente galamment l’avant-bras pour qu’elle y prenne appui, ce dont.

— Je vais du côté du Trinity Collège, on fait le chemin à pied ? proposé-je.

Pour la première fois, j’entends sa voix.

— Comme vous voudrez, me répond-elle.

Elle parle avec l’accent américain. Tu sais que le velouté de sa peau me platt infiniment ? Une peau mate, très claire pourtant, à cause de sa chevelure d’un noir ardent qui la met en évidence. Elle a toujours ses grosses lunettes teintées sur le nez.

— Voulez-vous retirer ces verres fumés dix secondes que je puisse voir vos yeux ? je la supplié-je ; ils me manquent.

De bonne grâce, elle enlève ses carreaux. Le regard qu’elle plante dans le mien me chavire. Un regard gorge-de-pigeon, dans les tons gris ardoise, avec des reflets bleutés.

— O Seigneur, bégayé-je, c’est bien plus étonnant que ce que j’imaginais. Vous êtes mieux que belle et jolie, madame. Indicible !

Elle a un sourire vague, rechausse ses grosses besicles. On se met à marcher. Nous passons devant un office pour le chômage, en briques noircies. Plein de types évasifs stagnent devant en discutant sombrement.

Certains fument, d’autres boivent de la bière. J’ai honte de mon beau costar Cerrutti 1881 et je presse le pas. Ta conscience, c’est les autres. T’auras beau gamberger et déconner, impossible d’échapper à ce fatum.

Tu ne trouves pas la scène confuse, toi, l’aminche ?

Cette dadame qui me file le train depuis ce matin, qui a bricolé ma chignole (si ce n’est elle c’est son copain) et qui marche silencieusement et docilement près de moi…

Complètement louftingue ! On pourrait nous prendre pour un couple illégitime en retrouvance, qui fonce vers l’hôtel où s’accompliront leurs amours. Ça presse. Les glandes, quand elles te tarabustent, t’es plus toi-même.

Je me délecte de cette situation baroque. Il me serait aisé d’attaquer, de poser des questions, d’étaler mes brèmes sur la table ; mais non, je continue de fouler le trottoir, de traverser la rivière Liffey, de loucher sur les admirables boutiques aux couleurs uniques. Cher Dublin !

On finit par débouler dans Glafton Street, l’artère « piétonne » aux magasins de luxe. Les punks y sont plus nombreux. Un grand mec à la tronche rasée, vêtu d’une espèce de gandoura blanche, la gueule barbouillée de fard blanc sur laquelle il a tracé des rigoles de sang, avance d’une allure d’automate, le regard absent, en tenant un écriteau en faveur de la paix, du tiers monde et d’autres trucs encore plus louables, mais dont tout le monde se fout.

Ma compagne continue de dégager doucettement son odeur de rose crémière (Béru dixit). Soudain, prenant l’initiative, elle oblique dans une venelle bordée de petites échoppes et, du coup, c’est mégnace pâteux qui lui file de dur. A l’autre bout de cette venelle, l’est une rue que nous traversons au moment où l’église qui s’y élève carillonne à tout berzingue comme pour nous souhaiter la bienvenue.

Dans cette rue s’ouvre un immeuble étonnant, sorte d’immense hall au toit vitré, vide en son centre où, sur trois niveaux se succèdent des boutiques et des restaurants. Ma mystérieuse femme aux lunettes gravit les premières marches, et puis une seconde volée menant au premier. Sur une vaste plate-forme, une dame en costume national joue de la harpe ; cet instrument étant, je te le rappelle, avec le trèfle à trois feuilles, le symbole de l’Irlande ; à preuve, il figure au revers des pièces de monnaie.

L’endroit est baroque, plaisant. Sorte de marché en étage qu’éclaire à giorno l’immense verrière, il sent tout à la fois la friture et la brocante.

C’est dans le magasin d’un antiquaire que la femme m’entraîne. Il est tenu par un vieillard à demi aveugle si j’en crois ses lunettes qui ne sortent pas de chez les frères Gay-Lussac et à demi paralysé à en juger par ses béquilles flanquant comme des rames le fauteuil placé à l’entrée de son antre. Un bric-à-brac de meubles anglais, acajou et cuivre… Ma compagne paraît sûre d’elle puisqu’elle pénètre délibérément dans l’antiquiterie. Elle contourne de hauts bahuts noirâtres et passe dans une sorte d’arrière-boutique basse de plaftard qu’éclaire miséreusement une imposte poussiéreuse.

Moi, je me tiens sur mes gardes ; ce cheminement silencieux ne me semble pas très catholique.

Je m’attends à voir jaillir un grand vilain d’une garde-robe. La femme ôte ses besicles et les range dans son sac. Bon, est-ce une feinte pour sortir une seringue perfide qu’elle me plantera dans la couenne ? Méfiance !

Il est tendu, l’Antonio. Un serpent constructeur prêt à l’esquive ou à l’attaque, voire aux deux.

La sublime personne s’accroupit tout soudain, et alors, ce qui suit, même dans l’œuvre pornographique de Marguerite Oursnoir tu le trouves pas. Je vais t’le dire, tant pis, je prends mes responsabilités par les cornes. Y a le vétérinaire de j’sais plus où qui va encore m’arracher les pages et m’écrire comme quoi je ne suis pas Claudel, mais basta ! La vie se fout tant tellement de moi, et je me fous tant tellement d’elle que tout ça me paraît plutôt attendrissant, enfantin. Imaginative-toi donc que cette chérie, de but en blanc, sans barguigner ni tâtonner, me cramponne l’ami Bébert à travers mes étoffes et se met à me le malaxer comme pour vérifier qu’il est bien complet, total, service trois-pièces, carénage à dilatation spontanée. Son effet se fait sentir dard-dard. Ce que constatant, elle m’ouvre la porte du hangar pour laisser sortir le prototype. Léger gloussement de bonne surprise, flatteur, je trouve ; et au boulot, Ninette ! C’est bon contre la gingivite. L’ardeur donne de l’âme. La passion engendre le génie. Elle confine illico au sublime. L’impression d’avoir engagé mister Zobinche dans un batteur Rotary, ou Moulinex, moi je m’en fous, je touche pas un pellos sur mes pubes.

De la pure frénésie, mais qui ne se départit pas de la technicité la plus performante, comme disent tous ces cons. Mamma mia, ce déferlement ! Cette nuée ardente sur mes glandes ! Avec le cabestan que je me paie, je pourrais embourber médéme dans la déloquer du sud, quand bien même elle porterait une combinaison de cuir.

Mais, comme dit mon ami François (pas l’autre, le vrai : François Richard) : faut jamais lâcher la lamproie pour l’omble. Alors je laisse se développer l’offensive de la dame. Ah ! quelle essoreuse. Moi, que veux-tu, la chair est faible. Puisqu’elle a son sujet bien en bouche, je lui balance ma tirade. Et c’est pas la tirade du nez !

Elle me reçoit cinq sur cinq ; plutôt même dix sur dix !

J’étais branché sur la réserve. Elle ferme les yeux, pâmoisée en plein. Avec effort, elle se relève et sort précipitamment. Mister Moi-même procède à son petit ménage intime. Toilette du joufflu, coucouche-panier, tout ça… Je me dis dans ma Ford intérieure, que ma dégustatrice est allée se refaire une beauté. Aussi j’attends. Mais les minutes passent et la revoilà pas !

Merde ! Qu’est-ce à dire ?

Cette boutique, elle la connaissait. Elle savait pouvoir y perpétrer ses voies de fête peinardement.

Je m’approche du père Miraud, toujours à régner sur son trône.

— Hello ! je lui interpellé-je, vous connaissez la dame qui vient de sortir ?

— Ah ! c’était une dame, répond-il.

Il ajoute :

— Je n’y vois plus très bien, vous savez, monsieur le curé.

Inutile d’insister.

Je continue de faire les trois cent quarante-six pas devant la boutique.

Mistress Pump ne revient pas.

J’ai les cannes en flanelle. Pour un pneu, je virerais le vieux broc de son fauteuil afin de lui piquer sa place.

Tu veux m’expliquer la signifiance de ce cirque, ta pomme ? Je sais bien que tu as du fromage râpé à la place du cerveau, mais tu pourrais avoir trouvé une idée dans un paquet de Bonux ! Non ? Dommage.

Je patouille dans l’abracadabrant. Ce couple qui me suit dans Malahide, qui bombine ma tire, et puis la dame prend le bus with me et, une fois à Dublin (se prononce Dobline) me rabat en vitesse dans le capharnaum d’un brocanteur aveugle pour m’extrapoler le Nestor. Et ensuite, la voilà qui s’esbigne sans dire un mot, il est vrai qu’elle disposait pas d’une grande faculté d’élocution à cet instant.

Bon, il est temps d’aller me louer une nouvelle bagnole.

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