PET SUR LA TERRE

Tu vois, c’est dans des cas comme ça que je me pose des questions sur moi-même.

Et les questions qu’on se pose sur soi-même sont toujours les plus angoissantes ; en tout cas les plus difficiles à éclaircir, j’ai remarqué !

Je te prends Marie-Marie.

La manière fougueuse que je me la suis agglomérée, la môme ! Le côté : « Vire-moi ce con, et par ici la bonne soupe ! ».

Amours, délices et orgues. Non, pas orgues, pas encore, on avisera plus tard.

Je la quitte, énamouré, le cœur fleuri, l’âme en bouquet de printemps. Elle rit Colgate, mon âme.

Heureuse. J’ai décroché une fée à la tombola du destin.

Me la suis annexée for the life. Dorénavant, tout va changer. Je vais vivre dans le bleu azur. Sage, la bibite antoniaise. Réservée en complète exclusivité à la délicieuse créature qui m’était destinée de toute éternité.


Bon, alors je me pointe à l’aéroport de Dublin. Pour les ignares, je précise que cette ville ne se trouve pas dans le Calvados, mais en Irlande. Je ramasse mon bagageounet et fonce me louer a car. La nana en uniforme orange qui me propose une Ford Siesta automatique est ravissante. Cheveux châtains, comme toutes les Irlandaises. Visage rieur, regard noisette qui frise. Et moi, l’amoureux transi, tout plein d’une autre, voilà que je me mets à lui faire des appels de phares, à cette souris. Les charmeuses en batterie ! En avant toute ! Lèvres légèrement retroussées, œillade ravageuse, style Attila ! Les poils ne repoussent plus là où le bel Antonio a promené sa prunelle !

La miss, ça se voit gros comme le Trinity Collège que je lui perturbe le glandulaire. Elle trémousse du fion sur sa chaise pivotante. Elle s’embrouille les pédales, me cause en gaélique. En un instant, j’imagine ce que je lui ferais si elle m’accompagnait à l’hôtel Shelbourne où j’ai retenu une piaule, et je le lui raconte dans un regard en morse. Point, trait, zob, paf ! Le jeu complet : eau chaude et froide, avec tyrolienne dans la fourche caudine ; the finger in the little hole pour l’accompagnement. Retenez vos places, mes jolies mimiss, y en n’aura pas pour tout le monde ; les premières arrivées seront les premières servies.

Elle s’interrompt de remplir le formulaire pour me poser some questions. Chaque fois, avant de lui répondre, j’y vais d’un solo de mirettes qui la fait mouiller. Et mon subconscient, ce con, qui se met à me jouer un branle ! « Non mais, Antoine, ça va plus, mon gars ! T’en es où est-ce ? Et Marie-Marie qui t’attend en apprenant l’estuaire de la Gironde à ses petits lavedus, t’en fais quoi ? T’usines pour quel groupe, mec ? Ça va continuer longtemps tes séances casanovesques, dis, grand lavedu ? Tu finiras jamais de réagir à la gonzesse, comme le taureau au chiffon rouge ? Fallait la laisser se maquer au petit prof de maths, la Marie-Marie, au lieu de venir chiquer les Ivanhoé de service : je t’enlève sur mon noir palefroi, jolie princesse ! Ils furent heureux et il eut de nombreuses maîtresses ! »

Bon, je sors les aérofreins. Fini de troubler la mignonne Irlandoche d’Europcar. Masque impénétrable.

Elle me tend la paperasse.

— Voulez-vous signer ici et là, please ?

Sec acquiescement de l’Antonio, sérieux comme un pape.

— Vous habitez Dublin ? je lui demande pour faire diversion.

— Oui.

— Je descends au Shelbourne. Vous voulez bien venir y dîner avec moi ? Il paraît que c’est la meilleure table de Dublin.

Ce qu’il y a d’agréable avec cette frangine, c’est qu’elle se croit pas obligée de te jouer la grande scène de « Et ma vertu, dis ? Qu’est-ce t’en fais de ma vertu ? ».

Elle me répond que O.K., mais pas avant neuf heures.

Ensuite elle me file une clé de chignole et les indications concernant le parking où est stationné mon carrosse.

Mon premier soin, en arrivant, c’est de téléphoner chez nous.

Marie-Marie répond. Ça me fait tout bizarre ; j’ai dit bizarre ? Toujours, c’est la voix de m’man. Et puis, tu vois…

— Je savais que c’était toi, dit-elle. Tu as fait bon voyage ?

— Tu sais, deux heures de zinc, j’ai pas battu le record de Lindberg.

— Tu es installé ?

— Pas encore, je t’appelle en toute priorité.

— Merci ; je t’aime !

— T’as tort. Je suis un fumier indigne de l’oxygène qu’il respire, lâché-je.

— Ah bon ? fait Marie-Marie sans s’émouvoir.

— En arrivant j’ai filé rendez-vous à la môme qui m’a loué une voiture. Je vais dîner avec elle. Et pourtant je suis bourré de ta présence et fou d’amour. Tu devrais essayer de récupérer Gaspard, ma poule.

Elle a un léger soupir.

— Merci de ta franchise, Antoine ; c’est une belle preuve d’amour. Mais tu sais, je ne me faisais pas beaucoup d’illusions à ce sujet. Un fieffé cavaleur de ton espèce ne peut pas dételer d’un seul coup, même s’il est très épris.

« Tu obéis à tes réflexes. Un beau cul passe et te voilà conditionné. Je sais que ça va être long. Je sais également que tu ne t’en guériras jamais, ou alors dans une trentaine d’années. C’est le prix que je dois te payer, mon amour. Il est élevé, mais j’ai les moyens. »

Putain, mon âme se fend en deux comme une bûche sous la cognée. Dis, t’entends ça, Bazu ? C’est pas un verre de limonade, ma petite fiancée, hein ? Elle méritait vraiment le détour.

— La seule chose, murmure-t-elle : ne me mens jamais. Tant que tu me diras la vérité, elle comptera pour du beurre. Je t’adore, grand dégueulasse.

Elle raccroche.

Poum ! un coup de bourdon me cigogne la poitrine.

Elle est stoïque, sublime. Tout ce que tu voudras. Mais maligne, la gosse. Elle sait bien qu’avec un tel comportement, c’est ma conscience qui va se farcir tout le boulot ! Je vais m’offrir des parties de remords comme même Hitler aurait pas réussi à en mettre sur pied. Et elles me feront tellement chier la bite que j’en arriverai doucettement à décrocher, histoire de me refaire une virginité, d’avoir l’esprit tranquille et de pouvoir faire miroiter mon pur amour au soleil de la sérénité.

On est tellement connards, les hommes !


En attendant, je vide ma valoche. Deux costars de rechange, un blouson de cuir, six chemises, six slips, six paires de chaussettes, trois paires de pompes, quatre cravates… Plus de quoi lire pour meubler les insomnies !

La trousse à toilette. J’ai trouvé un nouveau pre-shave américain very efficace. Les nôtres sentent meilleur mais ne sont pas suffisamment huileux.

La réception m’avise qu’on vient de déposer un paquet pour moi. Je demande qu’on me l’apporte. Je sais ce qu’il contient : un P.38 à museau court, avec quatre chargeurs ; plus quelques petites babioles dont je n’aurai peut-être pas besoin, mais peut-être que si.

Disons, une sorte de trousse de secours, quoi ! Tu vois le genre ?

Un petit bruit crépiteur à mes fenêtres à guillotine : il pleut. C’est la raison sociale de l’Irlande. Pourquoi crois-tu qu’on l’appelle la verte Erin ? Je vais soulever la partie inférieure de la fenêtre. C’est dur, car le bois a joué. Ce qui m’a toujours abasourdi chez les Britanniques ou assimilés, c’est cette constance farouche dans l’absence de sens pratique. Ils évitent soigneusement ce qui est simple, et sautent à pieds joints sur le mords-moi-le-nœud. Par exemple, tu peux me dire comment, à moins d’appeler les pompelards et leur grande échelle, tu peux, au sixième étage d’un immeuble, laver la partie inférieure externe d’une fenêtre à guillotine, toi, Deibler ? Car si elle est baissée, t’es bouclarés dans la pièce et si elle est levée, elle se trouve derrière la partie supérieure, donc, en tout état de cause, inaccessible.

Mais enfin, je m’en branle, je préfère te le dire tout de suite et ça n’ôte rien au respect que je porte à la reine d’Angleterre et aux chers siens dont nous connaissons toutes les grippes et les coups de bite par les hebdomadaires français en mal de royauté.

Un groume vient m’apporter mon paquet. Il à les cages à miel parées pour la récolte. Ses cheveux rouquineurs font une grosse houppe frisottée sur son front. L’acné le triture vachement, qu’à tel point on dirait qu’il vient de se furonculer, comme dit Jacques Chazot.

Je prends mon laxompem et lui file un kilo (deux livres). Il répond « Cinq clous, sœur » et se casse.

Je retourne mater Saint Stephen étalée à mes pieds, avec ses pelouses où folâtrent des couples, malgré la flotte, car les Irlandoches se moquent de la lance comme de leur premier pipi. J’aperçois des pièces d’eau dans lesquelles barbotent des canards et d’autres oiseaux aquatiques. Les promeneurs leur jettent du pain. Vision gentille, aimable, reposante. La vie est là, simple et quiet.

Je déballe mon paquet. Le P.38 est conforme à ce que j’en attendais. Ses provisions de bouche aussi. Pour ce qui est des bricoles d’appoint, je suis marron, si toutefois j’excepte le couteau suisse à vingt lames que, dans un parfait esprit de scoutisme, on a joint à l’arme.

Je vais déposer le tout entre mes chemises dans un tiroir de la commode car je n’ai pas besoin d’artillerie lourde pour l’instant.

Dans chaque chambre d’hôtel anglo-saxon, tu trouves immanquablement deux bouquins : la Bible et l’annuaire du téléphone. Ayant déjà lu le premier, je me rabats sur le second en me demandant si à la fin de sa lecture je me rappellerai les noms de tous les personnages. Je cherche à la rubrique théâtres. La liste est plutôt maigrelette : une douzaine, et encore, des compagnies universitaires y figurent-elles. Pour m’éviter de la copier, je la découpe à l’aide de mon canif ; on est français ou on ne l’est pas. Moi, je le suis.

Ma montre annonce sept heures. Mais elle avance d’une plombe par rapport à l’heure locale. Je l’aligne sur la vie irlandaise. Et maintenant, l’artiste ? T’attaques bille en tête ou tu remets à demain ce que tu ne peux pas faire faire par un autre le jour même ?

Un whisky me portera conseil. Certes, il y a un petit réfrigérateur dans ma carrée, et il contient un petit peu de tout, mais je ne fais appel à ces sortes de meubles que pour y prendre de l’eau, la nuit. Rien de plus déprimant que de dévisser l’un de ces minuscules flacons d’alcool dont la dose est anémiée. Sana ne se poivre pas sur échantillons. En conséquence de quoi, je descends au bar de l’hôtel.


Peu de trèpe pour l’instant, si ce n’est deux dames élégantes, un vieux kroum trembloteur que sa famille a déposé dans un coin hier après-midi et qu’elle a oublié de reprendre, plus un mec dont la taille est marquée comme celle d’une barrique et qui aggrave son cas en jusant un verre de Guiness dans lequel tu pourrais élever des dauphins. Il est albinos et couperosé, avec de grands yeux clairs tirant sur le rouge foncé. Tas ça en face de toi, au restaurant, illico tu dégueules ton saumon fumé sur la nappe !

Le barman me sert une superbe rasade de John Power and Son que je transporte à une table proche de celle des deux dames, mû par cet instinct de conversation qui, chez moi, prime celui de la conservation. D’ailleurs, nous vivons une époque où il est beaucoup plus facile de converser que de conserver.

Les aimables personnes, je vais te dire. Y en a une qui commence à s’abîmer, malgré sa science du maquillage et ses toilettes. La cinquante-cinquaine, le tour des lèvres plissé comme un trou de balle, le regard vachement désenchanté et les nichemards en perte de vitesse.

Elle lutte encore, mais sans plus y croire beaucoup. Les coups de queue commencent à se raréfier. Elle emballe encore à la converse, quand elle a affaire à des intellos, mais l’intello s’écoute penser et oublie de se regarder bander, moi je trouve. Il se gaspille à vouloir se définir, alors que sa vraie définition poireaute sous le capot de son slip. Mais c’est ses oignes, hein ? Et là aussi, je m’en torche à m’en faire saigner le fondement. Tu sais, les autres, à force d’à force, merci beaucoup, je te les fais cadeau !

La deuxième dadame, tout en appartenant à la même race, c’est pas le même topo. Oh ! que non ! Vingt piges de moins : merci, docteur ! Joli cadeau. La classe ! D’un blond cendré, les tifs raides et coupés net au niveau de la mâchoire, j’adore ! Les yeux les plus myosotis du monde ! Avec dedans je ne sais quelle infinie langueur.

Le pied ! Des lèvres charnues d’un beau rouge franc et massif. Les pommettes admirablement formées. Que tu le veuillasses ou non, le style de la femme est dans ses pommettes. Ce sont elles qui font qu’elle ressemble à une princesse ou à une caissière d’autos tamponneuses (définition fichtrement à la con, car j’ai vu des princesses à chier et des caissières d’autos tamponneuses tellement choucardes que t’avais envie de démolir la barrière de leur manège pour foutre le camp avec elles au volant d’un de leurs bolides blindés).

Mais quand on fait romancier, faut user de métaphores, sinon on est déclassé d’office.

Et bon, tu penses bien que je me mets à visionner cette sublime à m’en gicler les cocards des trous. Elle porte un tailleur qui avait toutes les raisons de franchir le Channel puisque c’en est un ! Dans les teintes sable, tu me suis. Avec, dessous, un chemisier de soie terre de Sienne (que je voudrais faire terre de mienne !).

Quand tu charges à la langourance une dame es qualités, faut se gaffer de pas appuyer trop fort. Les œillades trop gourmandes les indisposent. Ces chères personnes tiennent à leur maintien, standinge et toutim.

Faut y aller molo, avec tact (j’allais dire talc, car c’est vrai : faut mettre du talc dans son regard, qu’il glisse doucettement sur elles sans les désobliger). Trop d’insistance et t’as droit à une expression courroucée pour solde de tout compte. Celle-là, je me l’essaie dans la mélancolie discrète. Le côté : « ah, oui : la vie est difficile pour les âmes nobles, heureusement que vous êtes là et belle et que de déposer ma prunelle sur votre enchantement, ne serait-ce qu’une seconde, soulage ma nostalgie ». Si t’optes pour ce ton, sans abuser, tu risques d’accrocher ton wagonnet, mon Nestor.

Le souffle de l’âme, toujours. Que ça soye dans le côté « contenu », délicatesse avant tout. Sans toutefois paraître timide. Elles détestent les gauches. Souplesse, peau de Suède, mais bite en fer qui sommeille ; tu m’as compris tu m’as ? Surtout pas qu’il leur vienne le moindre doute sur la qualité de ton goumi. Tu vigiles bien de l’aumônière. Oui, oui, elle est laguche la belle bitoune bien dodue ! Toute fraîche et sémillante, et t’auras pas besoin de lui chanter la Marseillaise pour la faire tenir droite, le moment venu. Elle obéit au doigt (le médius), et à l’œil de bronze, mam’zlle Coquette, sois tranquille, ma Splendeur !

Je déguste une gorgée brûlante de Power’s. C’est pas de l’eau de bidet ! La dame au Chanel laisse traînasser son regard sur le mien. Ils ne s’interpénétrent pas, tout comme l’eau du Rhône ne se mélange pas à celle du Léman. C’est juste une espèce de menu signe avant-coureur. Elle m’a détecté et a deviné mon intérêt pour elle. Dans une seconde phase, il va falloir qu’elle le tolère, puis qu’elle l’accepte.

Bon, on y va ? Je me mettrai au boulot demain.

J’attaque en suppliant le Seigneur de détourner cette admirable proie de ma gloutonnerie. Je pense à Marie-Marie, là-bas, sur les côtes de France. Chère amante innocente, amoureuse d’un gredin ! Seigneur, aie pitié d’elle, quoi, merde ! NOUS n’allons pas lui faire ça !

Déjà qu’il y a la petite d’Eurocar qui fourbit ses miches par la pensée à la perspective de ce soir ! Deux dans la foulée, ce serait immonde. Y a des limites à ne pas dépasser. Mon Dieu, aidez-moi, please ! Ça y est, il m’aide. Les deux dames se lèvent. Bonne route ! Je vais pouvoir me récupérer, m’enfoncer dans les repentances.

Elles te lubrifient l’avenir.

Mais, mais, mais ! Mais que se passe-t-il ? Que ce pastis ! Que ce pastel ! Les deux dames s’embrassent. La plus vioque enfile ses gants, ramasse son sac et s’en va en agitant discrètement sa menine. L’autre, LA MIENNE, se rassied. La voilà rassise (mais loin d’être rassie). Elle se verse une nouvelle cup of tea. Chérie, va ! Attendrait-elle quelqu’un d’autre ? Un vilain julot accapareur qui aurait le toupet infâme de me l’embarquer sans me demander mon avis ? Minute !

Elle déguste son thé.

Je gorgeonne quelques décilitres des distillations du cher John Power et de son fils bien-aimé.

Bon, alors ? Elle est seule, moi aussi. Que faire ? Me lever, m’approcher de sa table et murmurer un fade : « Me permettriez-vous, maâme, de… »

De quoi fiche, hé, glandu ! De vous embarquer dans ma piaule, Ninette, et de vous en carrer une longue commak ? A la Bérurier.

Ou alors d’attendre son regard et de pousser un pion en lui lançant un vanne du genre : « Il fait une belle journée, aujourd’hui, n’est-il pas ! »

Ah ! non, merde : il vase ! Je pourrais me risquer sur ce temps qui n’est pas de saison, ou autres turpitudes.

Qu’est-ce qui t’arrive, l’Antoine ?

Tu coinces, mon pote ?

Ce serait pas « l’effet Marie-Marie » qui se ferait sentir ? Déjà !

Et brusquement je me lève. Mon sub qui prend l’initiative. Ah ! le con ! Je voudrais intervenir, le sommer de m’arrêter, mais ouichtre, comme disent les Auvergnats.

J’ai fait les deux enjambées me séparant de la dame.

Dedieu, ce qu’elle est belle, vue de tout près ! Je me penche pour la saluer et, toujours sur l’ordre de mon sub, dépose le bout de mes fesses sur le bout du fauteuil qu’a libéré sa compagne.

— Si vous devez me gifler, je vous conjure de choisir la joue droite, dis-je, car on vient de me refaire un plombage du côté gauche et j’en souffre encore. Les dentistes sont de mieux en mieux outillés, alors ils travaillent de plus en plus vite et, naturellement, ils bâclent.

Cette jacte, madoué ! C’est Antonio qui mouline de la menteuse, tu crois ? Le camelot de l’emballage ! Quelle honte ! Se comporter ainsi, un homme comme moi, avec une femme comme elle ! Pauvre Marie-Marie, si tu me voyais et m’entendais, ton amour tomberait de toi comme les cheveux de la tête d’un garçon de bureau !

Elle va y aller de son esclandre, la jolie. C’est sa tasse de thé qui va me débarquer sur la cafetière (si je puis dire). Ça tache, le thé ? Non, n’est-ce pas. Quoiqu’il y a du lait dans le sien. Enfin on verra bien.

Elle s’est renversée contre le dossier de son fauteuil et me regarde d’un air sérieux.

— Oui, je sais, fais-je, tout ça n’est guère brillant.

— Croyez bien, madame, que j’en suis plus que conscient : marri ! Ma seule excuse — mais en est-ce une ? — est que je n’ai pu me retenir. Il est des attractions auxquelles on ne résiste pas. Si je vous disais, une nuit, à bord d’un paquebot, j’ai voulu enjamber le bastingage.

L’appel des profondeurs !

— Mais vous ne l’avez pas fait ? objecte-t-elle.

Cet accent ! Elle n’est pas anglophone. Europe centrale ? Scandinave ?

— Quelqu’un m’a retenu, avoué-je.

— A qui vous aviez annoncé que vous alliez sauter ?

— Pour ainsi dire.

— Afin qu’il vous en empêche ?

— Je suppose. Nous étions si loin des côtes grecques… Cette eau noire, éclairée de blancs et sinistres bouillonnements, tout en bas… J’avais des excuses.

— Tandis que maintenant, vous n’en avez aucune pour venir forcer ma table ?

— Comment, je n’en ai aucune ! Ah ! madame, vous êtes magnanime puisque vous me tendez la perche ! Aucune excuse ? Et vous alors ? Vous, si brutalement admirable, si intensément présente, si inattenduellement belle. Non, ne cherchez pas : inattenduellement n’existe pas, je viens de le créer à la seconde, par besoin de m’expliquer. Vous désamorcez tous les mots du vocabulaire ; s’appliquant à vous, ils deviennent transparents, creux, flasques, inexpressifs ! Des mots inexpressifs sont des mots périmés, madame. Je claque moralement des dents à la perspective de tout ce qu’il va falloir nous dire sans langage établi, en réinventant tout. Nous dire nos noms, qui nous sommes, ce que nous faisons à Dublin, nous raconter un peu de notre passé et beaucoup de notre présent. Et surtout parler du reste. De ce que j’éprouve en vous regardant. Vous expliquer cet embrasement fulgurant. La foudre, à votre vue, tombant sur moi. L’existence se mettant à ressembler à un cadran d’horloge privé de ses aiguilles.

Elle consulte sa Cartier sertie de minuscules diamants.

Bon, mon congé est déjà arrivé.

Elle fait signe au loufiat. Prend son sac, règle son thé.

Se lève.

Je suis malade de déception.

— Eh bien, qu’attendez-vous ? elle demande, surprise.

Tu me verrais ! Mécolle, je suis comme un clébard errant qui a suivi un passant, comme ça, pour dire, et qui est ahuri lorsque ce dernier lui ouvre sa porte.

— Je vous demande pardon ? balbucierge.

— Vous me demanderez pardon plus tard.

— Mais je… où allons-nous ?

— Dans votre chambre, n’est-ce pas là ce que vous souhaitiez ?

Alors là, si je m’attendais à ce qu’elle paie sa tournée d’entrée de jeu !

Je me précipite si tellement vite-vite que j’en oublie de casquer le breuvage aux Alexander, père et son.

— Please, Sir, votre numéro de chambre ! me rappelle à l’ordre le loufiat, comme on écrit puis, nous autres, en littérature populaire que je te vous emmerde tous néanmoins.

Je lui signe son bon de commande.

En route ! J’ai déjà mamz’elle la grosse bébête qui se trémousse dans ses appartements. Faut dire que la silhouette qui me précède a tout ce qu’il faut pour inspirer un homme normalement constitué ! Yayouille, cette chute de reins ! Ce cul ondulatoire ! Et les jambes, dis ! T’as vu ses jambes ? Ah ! vaut mieux grimper là-dessus que sur la butte Montmartre, crois-moi ! Et pourtant je l’aime bien, moi, la butte Montmartre.

On passe devant la marchande de journaux-cartes-postales-conneries touristiques pour gagner l’ascenseur.

Il m’en pousse un, parole, que celui d’Hiroshima c’était un petit mousseron des prés en comparaison. La jolie médème va avoir droit à la big ration de cartilages à casque, je lui promets.

Mais le mon propose et God dispose.

Pile qu’on attend l’ascenseur, une voix s’écrie :

— Hello, Mary !

Ma compagne se cabre.

— Seigneur, mon époux ! chuchote-t-elle avant de se retourner.

En v’là un, je te jure, si je m’écoutais !

On a eu assassiné des gonzes pour moins que ça !

Machinalement, je me retourne.

Le gars qui survient s’écrie alors :

— Mais ! C’est San-Antonio !

Je me trouve face à une montagne de viande rose habillée de tweed. Un large pif épaté, de grosses lunettes à la monture énorme. Verres de myope qui transforment les yeux en deux espèces de sulfures. C’est Larry Golhade, le journaliste américain, un vieux pote à moi qui fut longtemps en poste au New York Herald Tribune de Paris, dans les bureaux duquel il cuva les plus somptueuses cuites de l’histoire de la presse internationale.

Il se jette sur moi et me décolle la plèvre des poumons à coups de battoirs.

— Sacré gredin ! Te retrouver ici ! Merde ! Attends que je te présente ma femme ! Vous alliez monter ensemble dans l’ascenseur sans vous connaître ! Voici San-Antonio, Mary, le premier flic de France et le plus grand tendeur de l’hexagone. Je t’interdis de t’approcher de lui de moins d’un mètre ! Sana, je te présente Mary, ma femme !

Une situasse pareille, faut la remonter en pagayant ferme ! J’escrime tant que ça peut.

Je présente mes hommages à la dame dont le regard frise.

— Je… j’ignorais que tu fusses marié, Larry, mes compliments, ton épouse est sublime !

— Ça y est, sublime ! Toujours les mots les plus simples, grand fripon ! Évidemment que tu ignorais mon mariage : il date de trois jours. C’est notre honey moon !

— Eh bien ! mes félicitations, et tous mes vœux de bonheur !

Sa Merveilleuse remarque :

— Je croyais que tu ne devais rentrer que beaucoup plus tard ?

— La conférence de presse a été reportée à demain.

« Bon, des retrouvailles pareilles, ça s’arrose, hé ! Suivez le guide ! »

Il fonce au bar, bousculant un vieil ecclésiastique à col romain qui part dans le tourniquet des cartes postales.


J’ai du mal à me remettre de ma déception physique et de ma surprise. Dire que j’ai failli cocufier ce vieux Larry ! En avons-nous éclusé des bibines au Harry’s Bar de la rue Daunou, jusqu’aux aurores, à traiter, lui les Français de pauvres mecs, moi les Ricains de sales cons, jusqu’à ce qu’on parvienne à un gentleman’s agreement qui était que les Français sont de sales mecs et les Amerloques de pauvres cons.

Je voudrais pas dauber, mais je crois pas qu’il ait manda un prix de vertu, le gros sac à bière ! La dame qui se laisse tomber en trois minutes par un inconnu pendant sa lune de miel, merci bien, tu repasseras !

Guiness for Larry ! Son sang irlandais qui se tourne vers la mamelle sacrée. Moi, je refais confiance à John Alexander et à son fiston. Mary ne prend rien. Elle aussi a de la navrance dans sa culotte. Elle avait déjà vu briller ma bitoune dans mes yeux, la chère petite. Faut dire que c’est pas mister Golhade qui la fait grimper aux rideaux de l’alcôve ! Avec toute la bière qu’il s’envoie, ce dinosaure, m’étonnerait qu’il puisse gauler les noix avec son paf ! Pour arriver à le faire triquer, cézig, faut le mâchouiller longtemps et aussi lui raconter de belles histoires (ce qui est incompatible quand on est bien élevé).

Il me déballe son roman d’amour. Il a rencontré Mary à Nouille York la semaine passée. Elle faisait un stage dans son agence de presse. Ç’a été le coup de foudre de part et d’autre (qu’il dit, mais Mary regarde le plafond d’un drôle d’air). Ils se sont mariés quatre jours plus tard. Lui devait venir en Irlande couvrir le voyage des Reagan à Shannon ; il a amené sa jeune épouse avec lui pour « faire d’une pierre deux coups », « joindre l’utile à l’agréable », etc.

— Elle est belle, non ? fait-il en me touchant du coude.

— Davantage, réponds-je, si t’as que ça comme épithètes pour parler de ce joyau, largue le journalisme et lance-toi dans le commerce du bacon en gros !

Ça le fait esclaffer ! Du coup, il se commande une deuxième bière. Moi, y a une chose que j’ai DU MAL à piger, c’est ce qui a bien pu inciter cette féerie vivante qu’est Mary à épouser un immonde tas de lard rance.

Sûrement pas sa fortune : Larry a toujours été raide comme un passe. Si son zob l’était autant que son porte-monnaie, y aurait des chicanes sur son palier pour canaliser le flot des demandeuses ; quant à ses charmes, dis : vise-le une seconde, le frelot ! Sa bouille s’écroule sur son plastron. Vachement avalancheuse ! Il a les paupières là où la plupart des gens ont les joues et pour boutonner le col de sa limace, il passe la main par-dessous ses fanons et travaille au jugé. Peut-être a-t-elle pensé qu’il aiderait à sa carrière ? Faut pas lui retirer ça, Larry : côté professionnel, c’est un grand. Sa plume est acérée. Il a l’œil, l’esprit d’analyse, l’humour cruel. Aux Amériques, ils se disputent sa collaboration dans les baveux et y a pas une vraie table ronde sur un sujet de politique mondiale sans qu’on y traîne le gros Larry. Il accepte à condition d’avoir une chiée de boutanches de bière au pied de son siège, vu qu’il est contraint de mouiller la meule tous les dix mots. Il t’explique que c’est une carence de ses salivaires, Larry.

La jacte lui essore les muqueuses en deux coups les gros et sa menteuse se met à patiner s’il ne l’humecte pas à une fréquence accélérée. On a chacun ses problèmes.

Alors, pour m’en revenir à la jeune épousée, il faut qu’il me dise qu’elle est tchèque d’origine et qu’elle se prénomme en réalité Marika, mais elle a voulu américaniser son blaze.

Je l’écoute en continuant d’admirer, donc de convoiter sa belle. C’est malheureux, non ? La femme d’un copain ! Je peux pourtant pas flanquer des coups de baguette sur mon gros turlu pour l’inciter au calme ! Les voies de fait, c’est plus de notre époque ! Vivement qu’il calte à sa conférence de presse, le Larry, afin que je confectionne une vraie nuit de noces, même en plein jour, à sa chère et tendre !

— Tu vois ce type, fait-il à Mary, si on me donnait un dollar par gonzesse qu’il a culbutée, je pourrais acheter le Rockefeller Center. J’ignore ce qu’il leur fait, mais elles ne savent pas lui dire non. Pourtant il n’a rien d’exceptionnel, hein ? Il te dirait quelque chose, à toi ?

Elle parvient à garder son sérieux, et crois-moi, dans une telle conjoncture, faut posséder un sacré sang-froid.

Marika (je préfère son vrai prénom) répond, en me regardant d’un air paisible :

— Oh ! moi je t’aime, Larry, je ne suis pas à même de juger.

Qu’au même instant, elle croise ses jambes, la salope.

Ma rétine prend le choc de plein fouet. Mon champignon anatomique s’épanouit un peu plus mieux. Où ça va, ça ! Tu vois pas que mon bénouze explose !

Je tente d’avaler ma pomme d’Adam, mais c’est tout bloqué dans mon hémisphère Nord, peut-être pour compenser la frénésie de l’hémisphère Sud ?

— Dis voir, Sana, qu’est-ce que tu branles dans ce pays perdu ? Service commandé ?

— Penses-tu : j’ai largué la police, maintenant je m’explique dans l’import-export.

— Toi, quitter la Rousse !

— Tout arrive, les temps changent. J’ai eu des mots avec le nouveau régime.

— Et t’es venu leur acheter quoi, aux Irlandais, de la tourbe ?

— Je suis venu leur vendre des bagnoles. Je démarche pour la régie Renault. On prépare une trois chevaux à injection directe, avec freins décomposés, phares à iode, vitres teintées, allume-cigares électronique. C’est le gadget qui marche dans l’automobile. De nos jours, les conducteurs s’intéressent davantage au volant personnalisé qu’aux cylindres. Même le porte-clés est déterminant dans le choix d’une tire.

On bavasse à perde de vue. Mary-Marika dit qu’elle va aller s’attifer pour le dîner et nous laisse.

— On clape ensemble, hé ? tonitrue le Baron de l’Ecluse.

— Impossible : j’ai convié la responsable des achats d’Eurocar pour discuter d’un marché important.

— Elle est belle ? rigole Larry.

Je me drape.

— Je l’ignore, là n’est pas le problème.

— Avec toi, là est toujours le problème, Tonio. T’es une queue en balade. Dès que tu vois une concentration de poils frisés, tu plonges !

Sur ces paroles définitives, il commande sa cinquième Guiness.

Vive le roi Arthur !

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