POURQUOI PAS ?

Au Shelbourne, une lettre exprès m’attend.

Six pages signées Bérurier, et qui commencent par : Salut, mec, j’vais t’êt’ bref le…

Je réserve son poulet pour mon après-douche.

Brusquement, je me sens un peu beaucoup déconcerté. Tant de choses… Tant de gens… Celles et ceux que j’ai laissés à Pantruche : l’affaire Lesbrouf, maman, Marie-Marie, Pinuche, le Gros… Et puis, ici, le mystère Larry Golhade. Enfin, ma mission. J’ai déjà deux tuyaux précieux la concernant : Valentine Gleenon vit toujours ; elle demeure à Malahide… Mais à quel saint me vouer ? A quoi donner la priorité ?

L’affaire du président puisque je suis sur place. A tout seigneur… Seulement, c’est du réchauffé, elle date de quarante ans. Si elle marque une résurgence, on ne peut pas prétendre toutefois qu’il y ait le feu au lac, comme on dit à Genève.

Pour l’histoire Lesbrouf, je compte sur mes chers équipiers. Reste le mystère Larry. Alors, là, oui, tu vois, si je m’écoutais, je m’y consacrerais séance tenante… Parce que là-dedans, y a du gras ! Ça renifle le gros patacaisse. J’ai l’intime conviction que Sac à Bière, s’est laissé fourguer des billets pour une sacrée croisière cacateuse.

Ainsi que je me l’étais promis, je prends une douche à peine tiède, puis je passe le peignoir de bain sans m’être essuyé. Rien de plus relaxant que de se sécher à la chaleur de son propre corps.

Un drink, pour parachever le bien-être ? A quoi bon.

Un verre plein, tu le vides, et ensuite, tu n’es pas plus avancé. Ça me frappe cette promptitude des bons moments, leur fulgurance. Tu les prépares, tu les concoctes, tu les espères. Ils se présentent enfin, et puis tu les vis, le temps d’une goulée de cigare, d’une gorgée de vin, d’un coup de rapière, à une frangine. Vite, vite !

Ça presse. Tu sais ce qu’il a de grandement chiant, le temps ? Il presse ! Le temps presse ! Les hommes ont pas pigé qu’ils tombaient. Tu voudrais t’organiser, toi, pendant une chute ? Le para dont le pébroque se croise les suspentes, tu te figures qu’il organise le temps de sa dégringolade ? Il bédole de frousse dans sa chouette combinaison qui, d’ici peu, sera devenue sac à viande morte. Pour les vivants, c’est du kif, mais eux croient disposer d’un capital durée. Alors ils empruntent ou épargnent (même combat perdu) ; ils construisent des maisons, organisent leurs vacances au Clube… Tout ça en tombant. Cosmos, cosmos ! La ronde des escarbilles.

Nous ne sommes que d’infimes météorites. On ne vit pas : on pleut ! Verbe impersonnel, verbe intransitif, pleuvoir ? Mon nœud, camarade ! A preuve : je pleus, tu pleus, nous pleuvons ! Regarde ! Tu vois ? T’as pigé ?

Tu dis oui pour me faire plaisir. Mais ça ne fait rien, va.

Reste con, c’est ta seule protection. Le con est en position fœtale, c’est-à-dire plus ou moins de parachutiste.

Et c’est sans verre de quelque chose que je déguste la prose béruréenne. Ne vaut-elle pas les alcools les plus subtils ?

Salut, mec, je vais t’êt’ brèfle.

Je viens de tubophoner à ton auberge, mais ces glandeurs d’Irlandoches causent pas français. Cette marotte d’jacter angliche après tout c’que les Rosbifs y ont fait, merde, faut rien n’avoir dans son froc ! C’t’à cause d’à cause qu’je prends la partition d’t’écrire. Là, au moins, j’peux m’expliquer, ce d’autant plus mieux que c’est Berthy qui tient la plume, consécutivement au canari qu’j’ai au doigt, d’à la suite d’une piqûre infectée. Berthe, tu la connais : c’est pas la méchante femme. Quand est-ce qu’elle veut bien et’ serviabe, elle est serviabe…

Suivent quatre pages de ce style, faites visiblement pour amadouer sa secrétaire occasionnelle dont il prône les vertus dans la vie, au lit et à table.

Berthe, tu l’auras noté, maîtrise mieux sa langue que ne le fait généralement son époux. De même, elle dispose d’une orthographe moins défaillante et contracte peu ses mots par rapport à la prose d’Alexandre-Benoît.

Après ce grand moment laudatif, Sa Majesté entre enfin dans le vif du sujet :

Moi et la Pine, on s’est attelés à l’affaire du marchand de fripes. On a z’été enquêter dé-ci, et même dé-là, chez ses fournisseurs, ses relations, son garagisse. Sa gerce t’a monté un barlu, ce qu’est pas rare chez les grognaces, sauf la mienne dont tu peux croire sur parole, car c'qu' elle dit est dit. Berthy, pas b’soin d’te faire un dessin : c’est la femme intégrée, droite comme un « i » grec et tout, que j’me demande des fois ce qu’ j’aurais devenu sans elle ; mais je t’fais pas l’artic vu qu’elle n’est pas à vende.

Donc, en ce dont il concerne Lesbrouf, si ce gus est un peu pincecomé du bulbe côté collectionneur, c’t’un vrai pape question des affaires ! Et croye-moi, mais c’est bel et bien lui qui dirige les commerces. Sa gerce est prête-nom, exaguete, mais elle a qu’l’droit de fermer sa gueule et si é la ferme pas, y lui la ferme biscotte il a la mandale fastoche, dont j’me demande comment on peut comporter ainsi av’c sa femme, j’en causais à Berthe raie-salement ; qu’y faudrait pas qu’ j’avise de la toucher, ma p’tite poulette, sinon tu verrerais ce que je voirais, merde !

C’qu’a à certain, c’est qu’chez les Lesbrouf, y a du gaz dans l’eau d’leur bidet conjugaux. Les genss qui les connaît disent comme quoi ça finira mal entre eux. Alors, bon, on a décidé, moi et Pinuche, d’un commun accordage, d’aller se faire une planque dans sa boutique d’Lyon. Réfléchille : les quatre magasins de Pantruche a eu son meurt’. Reste çui-là d’Lyon et çui-là d’Marseille (Bouches-du-Rhône).

Note qui s’peuve qu’y va rien se passer en province.

Mais note que p’t’ête que si. Note aussi qu’ça peuve s’passer à Marseille avant Lyon, j’sus d’accord, seul’ment comme on n’a pas l’don du biscuité, moi et César, on commence par commencer et après on verrera bien, non ?

En conformation avec c’qu’a t’été conv’nu, j’tepasserai un p’tit mot tous les jours manière d’te tenir au courant.

La prochaine fois, c’t’à-dire demain, c’sera hélas la Brindille qui tiendra la plume, Berthy hélas pouvant pas nous accompagner vu qu’elle va au baptême de sa petite-nièce d’Alençon et que c’brave Alfred, le coiffeur, a l’estrême délicatesse de bien vouloir l’emmener av’c sa bagnole. C’est nous qu’on offre la gourmette au bébé. Il pesait huit lives à la naissance et y s’appelle…

Mon bigophone se met à grillotter. J’interromps la péroraison des époux Bérurier pour décrocher. Je suis d’autant plus surpris qu’il n’est pas loin d’une heure du matin.

La voix mêlécasseuse de Larry Golhade m’empoigne le tuyau auditif :

— Bite-en-Bronze ?

— Oh ! c’est toi, Gros Sac, et comment se porte cette pauvre Mary ?

— Très très mal ; les médecins anglais désespèrent de la sauver.

— Mais bon Dieu, qu’est-ce qu’elle a ! m’écrié-je avec le ton que j’aurais eu si j’avais été vraiment surpris.

— On lui fait des analyses, des radios, tout un tas de fourbis. Ecoute, Sonny (il lui arrivait de m’appeler Sonny c’est-à-dire « fiston », jadis), je me trouve dans une merde noire et j’ai besoin de secours, je peux compter sur toi ?

— Tu le sais bien, puisque tu m’appelles.

— Merci. T’as de quoi écrire ?

— Je t’écoute.

— Il y a des gens qui doivent absolument me joindre cette nuit à Dublin, si je te dis « absolument », c’est « absolument », tu piges ?

— Et tu veux que je les contacte ?

— C’est ça. J’ai rendez-vous dans Tara Street. Un établissement qui s’appelle « Public Swimming Baths », en briques rouges. T’auras pas de mal à trouver : Tara Street est une artère très courte.

— A quelle heure ?

— Deux heures du matin.

— Drôle d’heure pour une entrevue.

— Je sais, mais je n’avais pas le choix. Eux pouvaient me contacter mais moi pas. Alors, tu y vas ?

Je gamberge un peu, juste pour dire…

— Et c’est qui, ces gens, Larry ?

Un silence.

— Ce serait trop long, Sonny, beaucoup trop long ; plus tard je t’expliquerai, à tête reposée, pour l’instant je suis dans un grand chaudron plein de merde. Alors, c’est O.K., tu y vas ?

— O.K., mon gros. Il va falloir leur dire quoi, à tes gars des bains publics ?

— Que je ne peux pas venir, vraiment pas. Mais que tout se passera comme prévu.

— Tout quoi, Larry ?

— Il est préférable que tu l’ignores.

— Tu sais que t’es pas un cadeau, dans ton genre ? Tu me propulses dans ce que je devine être un royal coup fourré, avec une canne blanche et des lunettes noires.

— Fais ça pour moi, Sonny ; j’ai toujours pensé que tu étais un ami, un vrai. Il y a pas deux mecs à qui j’oserais demander ça.

A cet instant, je suis tenté de lui demander s’il est convenable de chambrer comme il l’a fait un garçon dont il se croit l’ami ; mais ce serait avouer que je suis parfaitement au courant de ce qui est arrivé à sa gerce et je ne peux pas me le permettre.

— Bon, j’irai, sois tranquille. Il y a du danger ?

— Non.

— T’es bien sûr ?

— Certain. Je te rappellerai demain. Tu seras là jusqu’à quelle heure ?

— Dix plombes.

— Encore merci, Antoine !

— Salut. Tous mes vœux pour Marika !

Cynique, mais quelque chose me pousse à agir de la sorte. Chose curieuse, de parler ainsi de la femme assassinée me la garde un peu présente. Il me semble confusément que Mary-Marika vit encore… Qu’est-il advenu de son cadavre, et de celui de la petite Andréa ?

On a dû s’inquiéter de sa disparition, non ? Ne serait-ce que ses employeurs. Demain, j’achèterai les journaux.

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