Drôle d’instant.
Elle est déjà là, la môme, avec son mironton. Je le voyais pas commak ! Il est presque bedonnant, avec un crâne qui se déplume sur l’arrière. Le teint rose, l’air sûr de soi et dominateur. Des lunettes à monture dorée. Le regard pâle, un peu inquisiteur, façon K.G.B.
Présentations. Ravi-enchanté.
Mister Gaspard écluse une menthe à l’eau.
— Marie-Marie m’a beaucoup parlé de vous, assure-t-il.
Le ton un peu maussade. Poli, sans plus.
La Musaraigne est carrément très jolie. Fardée délicat, dans les roses pâles. Je lis un je ne sais quoi de désespéré mais aussi de déterminé dans sa prunelle.
— A quand la noce ? je questionne.
Le poseur d’équations a un sourire suffisant.
— Tout de suite après notre période probatoire.
— Qu’entendez-vous par là ?
La môme intervient quickly.
— Dès ce soir, nous allons vivre ensemble, ma valise est dans le coffre de ma voiture. Aux grandes vacances, nous verrons si la vie nous donne le feu vert.
Mon guignol joue à pincemi et pincemoi. Ce porcelet matheux qui chique les Don Juan ! Y a de quoi se la sectionner, se l’empaqueter et courir l’offrir à l’Association des Veuves des Marins perdus en mer.
Je questionne le couple en formation sur son boulot.
Et comment ça marche dans l’enseignement : ils ont des surdoués au lycée ? De la drogue ? La masturbation régresse-t-elle ? Tout ça… Passionnant.
Le gros paquet s’anime. Sentencieux. Il a ses idées sur tout. Bravo ! Moi j’en ai sur rien. Juste sur les cons et les salauds, ça me permet de faire le tour complet du problème. Qu’est-ce qui lui a pris d’organiser cette rencontre, la Pie-Borgne ? Un truc de gonzesse !
Je la visionne en essayant de l’imaginer, attelée avec ce gros fourbi. Les chiares, le quatre-pièces, la chaîne hi-fi. Joyeux Noël ! Lancé, le disciple de Pythagore en déroule à tout berzingue. Plus mèche de le stopper.
J’espère qu’elle le fera cocu sans trop tarder, Marie-Marie.
Dès qu’il s’arrête pour reprendre souffle, je me dresse.
— Mille pardons ! Un coup de fil à donner, j’ai failli oublier.
Je m’esbigne jusqu’au sous-sol. Dame Pipi consent à me fournir du papier à écrire (elle en a également). Je ponds alors le poulet suivant :
Petite Conne,
Laisse quimper ton furoncle et viens me rejoindre : je t’attends sur le trottoir. Je vais te la faire vivre, moi, ta période probatoire.
J’hèle un chasseur et lui enjoins de porter ce délicat message à la jolie jeune fille brune au tailleur vert Nil, assise en compagnie d’un gus con à lunettes, près du comptoir.
Qu’ensuite, je m’évacue par une lourde latérale.
Viendra-t-elle ?
Ou pas ?
Je vais compter jusqu’à soixante. Non, ça ne ferait qu’une minute. Disons jusqu’à cent quatre-vingts : le temps que Gaspard puisse se faire cuire un œuf.
Après quoi, je mallouserai et Marie-Marie connaîtra alors des délices infinies avec son estimable confrère.
J’en suis à vingt-quatre quand la voilà qui rabat, radieuse ; belle à faire chialer ton percepteur. Elle se jette contre moi, noue ses bras à mon cou, et alors, c’est la magistrale pelle éperdue, la grande boutférié vorace qui n’en finit pas.
Elle pleure en m’embrassant, la chérie. C’est superbement sublime. Unique !
— Où est ta bagnole ? je demande.
Merde, cette voix rauque que je me paie ! Tu croirais Marlène Dietrich !
Elle me désigne la rue d’en face. On y va. On se déplace sans parler, en se tenant par la main : très « Allons vers un avenir meilleur », affiche racoleuse pour assurances.
Parvenus devant sa R5, elle me tend les clés.
— Tiens, conduis !
Soumise, déjà. I am the big chief !
Bon, je m’installe au volant.
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Rien, je suis partie sans le prévenir.
— Très bien. Tu savais que ça se passerait comme ça ?
— Je l’espérais, reconnaît-elle.
— Et si je ne t’avais pas écrit ce mot ?
— Alors, je serais partie avec lui.
— Sans l’aimer ?
— Qu’est-ce que ça pouvait bien foutre, lui ou un autre, dès l’instant où toi tu ne m’aimais pas ?
— C’est sérieux, je t’embarque, tu sais !
— J’y compte bien.
— Je t’embarque, mais je ne vais pas t’épouser. Du moins pas encore.
— M’en fous ! Même les curés ne se marient plus.
— Félicie va être heureuse, murmuré-je.
Et alors, à nouveau, le silence nous muselle jusqu’à Saint-Cloud. Je me demande si je pense. Oui : je pense que je ne pense à rien, et je ne me rappelle pas que ça se soit déjà produit.
Le temps est tout flasque, sans signification ; aussi suis-je ahuri de me retrouver devant notre pavillon de meulière.
Marie-Marie descend, je vais cueillir sa valdingue dans le coffiot, une imitation Vuitton.
Notre sonnette fait « greling-greling ». On s’avance côte à côte jusqu’au perron. La porte s’ouvre. M’man se pointe, transfigurée par la joie.
— Je le savais ! Je le savais ! s’écrie-t-elle.
Si tout le monde savait tout, merde, à quoi ça sert que Ducros il se décarcasse !
Nuit indicible.
Nuit de rêve !
Qui m’aurait dit que la plus belle noye de ma vie serait celle qui suivrait mon expulsion de la Rousse ?
Ah ! Seigneur, comme je Te reconnais bien là !
L’humiliation, le dénuement moral. Et puis, tout à trac, dans la foulée : l’apothéose !
O temps, suspends ton viol !
Autant pour les crosses !
Je connais le supra-tout !
Elle, dans mon lit. Toute vêtue, si chaste, plus du tout gouailleuse.
Transie d’émoi, noyée dans des flots d’amour, silencieuse et triomphante. Folle de bonheur. N’en croyant pas l’instant capiteux.
Moi, tout habillé également, agenouillé sur le sol moquetté, lui tenant les mains, parlant bas, parlant tendre dans la lumière jaune de ma lampe de chevet, ne m’interrompant que pour baiser ses lèvres fermes au goût de fruit sauvage. Enivré, l’Antoine, stupéfait d’avoir osé tant et tant différer ce moment incomparable ! Rétrospectivement affolé par la pensée que j’aurais pu passer outre, triste con que je fus.
Mais tout est bien. Nous sommes là, sous mon toit, dans ma chambre, sans frénésie sexuelle aucune. En partance pour les félicités. Nous avons le temps, la vie…
Surtout ne rien presser. Parler, se taire, s’embrasser, se caresser, se regarder, s’aimer religieusement. Le « reste » viendra ensuite, plus tard, en son temps.
« Cela » se fera à l’aube, ou bien demain, ou un autre jour, un autre mois, une autre année peut-être…
Qu’importe ?
A quelle heure m’allongé-je enfin à son côté sur le dessus de lit de cretonne ?
La lampe continue de briller. Je la sens à travers mon sommeil. Je tiens Marie-Marie contre moi, je la presse sur mon corps et sa chaleur m’enivre, son odeur m’étourdit. D’ultimes aveux bredouilles m’échappent.
Ils sont dolents. Transistor aux piles mourantes. Les perçoit-elle encore ? Oui, sans doute, puisqu’un frémissement parcourt ses épaules.
Tout finit par basculer, mais mon subconscient continue de monter la garde ; il me renseigne, au plus fort des ténèbres ; sur ce qui vient de m’arriver, et qui m’arrive toujours, comme le sang coule en mes veines.
Et puis le matin.
C’est elle qui s’éveille la première. Son remuage m’arrache.
Je resserre ma pression. Nos bouches se retrouvent.
Au bout d’un temps, je coule une œillée à ma Cartier.
Elle m’avoue neuf plombes moins des. Je me lève. Pas vaseux la moindre d’avoir dormi habillé.
— Je t’attends en bas pour le petit déj’, lui chuchoté-je.
Depuis le palier du premier, j’entends Félicie qui chantonne dans sa cuisine. Un vieux machin qui date de sa propre mère : Que ne t’ai-je connu au temps de ma jeunesse !
Je descends la rejoindre. Ça pue bon le croissant chaud et les brioches. Elle a envoyé Conchita en acheter une embardouflée. Des trucs plus sérieux commencent déjà à mijoter sur le fourneau. Ça va être gala pour mes potes, tout à l’heure.
Je m’approche d’elle et la prends par les épaules. On se regarde tendre, pas gênés du tout. C’est comme ça, tu comprends ? Ça devait être comme ça. Elle en est comblée. Elle voit à ma frite que moi aussi. Alors, bravo ! On s’embrasse. Contrairement aux autres jours, elle s’abstient de me demander si j’ai bien dormi.
Pudeur, pudeur !
Mais son regard auquel rien n’échappe a déjà enregistré que j’ai pioncé sans me déloquer.
Ça ne la surprend pas. Elle a compris, ma Féloche, que ce sont les choses de l’amour.
Béru, Pinaud.
On est tous les trois devant un Kir royal. La pendule tictaque gentiment, des effluves nous viennent. Le Gros est sombre. Beau, mais sombre.
— C’est ta mise au chômedu qui t’éprouve ? je lui questionne.
Il hausse les épaules.
— Non, c’est Marie-Marie. J’voulais t’l’dire, et puis pas t’l’ dire ; mais je t’l’dis quand même : hier soir, elle nous a fait la valise, Berthe et moi. S’est cassée du logis pour s’en aller viv’ av’c un d’ses collègues ; un prof de maths. J’discute pas, elle est majore et vaccinée ; mais ça y a pris soudain, qu’on s’attendait à rien. Elle nous avait jamais causé de ce gonzier. Bon, prof de maths, j’veux bien qu’c’est une bonne situasse : honorab’, les vacances payées, la r’traite, sans compter qu’y peut donner des cours supplémentaires, tout ça… Mais j’rêvais d’quéqu’un d’aut’ pour elle. J’avais mon idée d’derrière la tronche. Me f’sais mousser l’pied d’veau… S’iement, l’homme propose et Dieu dépose. Les fumelles, tu croyes comprend’, tu comprends nibe.
Il vide son godet.
Pinaud renifle. L’émotion… La petite musiquette du temps enfui. Le Fossile soupire :
— Moi aussi, mes amis, j’avais mon idée, à propos de cette mignonne. Je croyais, dur comme fer, qu’Antoine l’épouserait un jour. Ça me faisait penser à ces mariages princiers de jadis, prévus dès la naissance des intéressés…
Béru branle son chef à deux mains.
— Ecoutez-moi c’vieux nœud ! Y croive qui vient d’découvrir l’Amérique, comme Francisque Colomb ! T’t’imagines, l’Emplâtre, que c’tait pas ma façon de voir aussi, à moi ?
Là-dessus, Marie-Marie entre, toute fraîche parce que sortant du bain, les cheveux noués par un foulard, marrante comme tout dans une robe de chambre à moi.
Un silence chargé comme le casier judiciaire du docteur Petiot s’abat sur la tablée.
Marie-Marie vient faire la bisouille à Pinuche, ensuite à tonton Alexandre-Benoît. Puis elle s’assied sur l’accoudoir de mon fauteuil et boit une gorgée dans mon verre.
— Alors, les chômeurs, ça boume ? elle questionne.
Le Mastar se ramone la gargane, que tu croirais un lion en rut rugissant dans la cathédrale de Chartres.
Il murmure :
— Si on s’résumerait, ça veut dire quoi t’est-ce que ?
Je souris :
— Il aurait été prof de français, ou d’histoire-géo, voire même d’anglais à la rigueur, j’aurais laissé faire, Gros. Mais de maths, j’ai pas pu accepter. Alors Marie-Marie vit avec ma pomme, désormais. Et l’jour où ça nous dira d’procréer un brin, je l’épouserai, histoire de fonder une dynastie. T’es d’ac, le Tuteur ?
Sa Majesté se remet lentement de sa stupeur.
— C’est ben pour dire comme quoi c’est toujours moi le con, déclare-t-elle. Toujours l’dernier à savoir, kif les cocus. D’alieurs, j’serais cocu, c’s’rait pas plus pire. J’sus là, gentil, l’palpitant su’ la pogne, toujours agréab’ aux aut’, un service et me v’là ! Et on manigance dans mon dos !
— Allons, ne rouscaille pas, Tonton, tout s’est fait très vite, calme la Musaraigne.
Elle lui narre son coup de force sentimental d’hier. Le Magistral n’en revient pas.
— Ell’ est aussi garce que sa tante ! conclut-il. Tu peux t’gaffer, Antoine, av’c un p’tit sujet commak, t’es pas encore sorti d’l’albergo !
Cet épisode ayant pris sa place dans nos destins respectifs, nous tentons, mes sbires et moi-même, d’échafauder des projets qui nous permettraient d’exister convenablement en mettant à profit ces dons incomparables que la providence nous a si largement dispensés. Un instant, nous caressons l’idée d’ouvrir une agence de police privée, une vraie, mais nous sommes bien obligés de convenir qu’une telle entreprise débouche sur pas grand-chose car, hormis des époux trompés, masos au point de vouloir la preuve de leur infortune, et excepté quelques patrons doutant de l’honnêteté de leurs employés, la Rousse artisanale manque de débouchés et de panache. Je me vois mal filochant une petite bourgeoise dévergondée jusqu’à l’hôtel du Hanneton Frivole et poireautant au troquet d’en face en attendant que la dame ait pris son panard joli. Il est de basses besognes qu’on se refuse à accomplir lorsqu’on a été un héros de la Maison Pouleman.
On a beau se presser le cigare, on ne trouve rien.
Pinuche envisage de plus en plus l’acquisition de son bureau de tabac, quant au Gros, l’appel de la terre prend des accents impératifs. Il se voit très bien labourant et pâturant à Saint-Locdu-le-Vieux dont il deviendrait très vite maire, tandis que Berthy prendrait un commerce à la ville voisine.
Notre curriculum vitré (comme dit le Mastar) se met à fleurer la soupe aux choux. Pour ma part, je pense que je devrais m’orienter vers le journalisme.
On stagne dans une indécision béate lorsque la sonnette de notre pavillon se met à carillonner.
Conchita va aux nouvelles en trémoussant du fion, comme une Andalouse soucieuse de flamencoter en toute circonstance.
Elle revient au bout d’un temps pour m’apprendre « qu’ouné moukère, elle veut me parler ».
Allons bon ! J’espère qu’il ne s’agit pas d’une personne dont je me suis défait après lui avoir prodigué quelques-unes de ces manœuvres capiteuses qui ont fait de moi une tête de liste de la tête de nœud ! Pas le moment ! Il arrive parfois qu’une trop bien baisée, qui souhaite l’être encore, me relance avec opiniâtreté jusqu’à mon domicile. Certaines risquent même de désagréables pressions sur moi, le cul et le chantage faisant d’aventure bon ménage. L’état de célibataire allume les convoitises et donne à rêver. Bien des femelles soucieuses de se placer sont venues m’annoncer que nos étreintes avaient des conséquences qu’il me fallait réparer.
— Faites-la rentrer au petit salon, dis-je à mon Ibérique ancillaire.
Nous appelons « petit salon », une pièce grande comme deux cabines téléphoniques, où achève de se désaccorder le modeste piano droit sur lequel j’ai, plusieurs années durant, tenté de jouer la Lettre à Elise.
Chère Elise ! Que de courrier elle doit recevoir avec les milliers et les milliers de jeunes cons que leurs parents prennent pour Mozart !
Deux fauteuils crapauds, un peu déglingués, complètent le mobilier de cette pièce qui ne sert que dans des circonstances extrêmes, comme aujourd’hui par exemple, quand le living est occupé.
Je me pointe dans la pénombre du « petit salon » lequel est chichement éclairé par un fenestron pour chiottes ou salle de bains. La Conchita de mes deux n’a pas eu l’idée d’actionner l’électricité. Je répare cette omission d’un petit coup bref sur le commutateur. La vasque d’opaline jaune me propose alors une personne dans la force de l’âge, grande, dodue, mal épilée, loquée d’un tailleur imitation Chanel et qui se trimbale deux ou trois kilogrammes de bijoux en provenance du Creusot.
La visiteuse est extrêmement brune, extrêmement fardée, extrêmement vulgaire. Sa voix de mêle-casse lui sied parfaitement.
Elle me tend une main de boxeuse, me flanque au visage une haleine alliacée et plante dans mes yeux les siens qui sont vert pastis. Il y a un certain cloaque dans ce regard.
J’attends qu’elle se nomme et m’explique l’objet de sa visite. Si elle coltinait une quelconque valise, je la situerais placière en livres érotiques, si elle avait une serviette, j’en ferais une démarcheuse d’assurances, mais compte tenu de ce qu’elle ne possède même pas de sac à main, je la répute emmerdeuse tout-terrain.
— C’est vous le fameux commissaire San-Antonio ? me demande-t-elle.
J’acquiesce.
— Je suis Mme Lesbrouf, me révèle alors cette étrange jument.
L’Antonio tressaute.
Pas possible ! Dame Lesbrouf ! Ici ! Qu’est-ce à dire ?
— Vous êtes en rapport avec M. Lesbrouf, n’est-ce pas ? enchaîne-t-elle.
— J’étais, car, peut-être l’ignorez-vous, mais on m’a dessaisi de l’affaire.
— Je suis t’au courant.
— Si vous êtes t’au courant, je m’explique mal votre visite, lui avoué-je.
Elle écarte sa belle bouche en forme de coquelicot réalisé avec de la matière plastique.
— Les journaux de ce matin causent comme ça que vous avez démissionné, des suites du meurtre arrivé à notre vendeuse des anciennes Halles.
— Ils disent vrai.
— Donc, vous z’appartenez plus à la police ?
— Plus du tout.
— Bon !
Dès lors, elle s’assied avec un ahanement d’intense satisfaction, croise ses jambes galbées comme des chapiteaux corinthiens me révélant un porte-jarretelles de rêve, un slip follement suggestif et une paire de jambons bleuâtres qu’il fallait consommer à temps, mais à présent, il est trop tard, le délai de conservation est expiré.
— J’ai lu des tas de choses sur vos prouesses, me dit-elle. Y semblerait que vous êtes un crack dans votre genre ?
— Dans mon genre seulement, chère madame.
— Si je vous payais pour faire l’enquête, vous la feriez ?
Quelle surprenante propose !
— Mon Dieu, madame, ce n’est guère envisageable puisque d’anciens collègues à moi en seront chargés. Ils ne toléreront pas que je marche sur leurs brisées ; ignorez-vous que l’homme soit un loup pour l’homme ?
— En tout cas, l’homme est un homme pour le loup, philosophe ma visiteuse.
Elle remonte sa jupe de tailleur de vingt centimètres.
Il y a de jolies petites roses brodées sur ses jarretelles.
Chère femme ! Rien que pour ses dessous surannés, elle a droit à ma haute considération.
— L’enquête dont je viens de vous proposer n’a rien à voir avec l’enquête officielle, précise-t-elle.
— C’est-à-dire ?
— Moi, je connais le criminel, ce qui va vous faire gagner du temps. Tout ce dont je vous demande, c’est de prouver sa clubapili… sa culabili… sa publiai…
— Sa culpabilité ? proposé-je à tout hasard, étant un homme d’un naturel serviable.
— Voilà : sa clupulabilité, reprend dame Lesbrouf avec un sourire remercieur.
— Si vous connaissez le meurtrier, que ne le dites-vous à la police !
— Les flics sont trop cons, ils me croiront pas, affirme-t-elle péremptoirement.
Je suis tenté de la détromper et de plaider pour ceux de mon ex-profession, mais cette dépense d’énergie serait, je le sens bien, inefficace.
— Combien vous me prendriez-t-il pour enquêter, m’sieur Antonio ?
— Ma foi, vous me prenez au dépourvu…
Elle sort de la poche de son tailleur une liasse de talbins maintenue par un fort élastique.
— Y a vingt mille balles. Je vous y donne comme acompte. Si vous réussissez, je vous en redonnerai trente z’autres, ça va ?
— Vous m’embarrassez…
— Ecoutez, m’sieur Antonio, faites pas de manières.
On traite ! Peut-être que c’est pas suffisant ; peut-être que c’est trop ; mais on s’en fout. Je vous demande vos services, je les paie. Pourquoi vous y trouveriez-t-il pas correct ?
— En effet, conviens-je, frappé par la justesse de cet argument sommaire, donc sans réplique.
Elle dépose sa liasse sur le couvercle du piano.
— Marché conclu ! dit-elle en me présentant sa dextre.
Je la presse.
— Vous êtes bel homme, juge-t-elle judicieux de placer.
— Je le répéterai à ma mère, elle sera flattée.
Son regard couleur de soupe aux choux trouve des langueurs océanes.
— J’ai eu un amant qui vous ressemblait un peu… Un routier.
Je sens qu’elle apprécierait un compliment.
— Il a été bien inspiré de descendre de son camion, gazouillé-je.
Elle s’esclaffe :
— Vous vous gourez : c’est moi que je montais. Il drivait un vingt tonnes pinardier. On baisait sur sa couchette. Ça sentait le fauve. Ce tendeur ! Si je vous disais qu’il ne posait même pas son bénard !
— Certains hommes se servent en effet de leur slip comme salle de bains, conviens-je. Nous avons tous nos petites manies.
La dame décroise ses jambes pour les écarter abondamment. Tiens, ça me fait penser qu’il y a des travaux dans le tunnel de Saint-Cloud. Son slip est couleur fumée. J’ai connu une jeune fille à qui ça allait bien.
— Vous prétendez connaître l’assassin ? je lui questionne.
— Parfaitement : c’est mon mari.
Dans la pièce voisine, l’organe mâle de Bérurier entonne les Matelassiers. Il doit atteindre son orbite de croisière, Alexandre-Benoît.
— Vous avez une fête de famille ? s’inquiète Mme Lesbrouf.
— Mes fiançailles, réponds-je.
Elle cligne de l’œil.
— J’en sais une qui a de la chance.
Elle referme nostalgiquement son passage à niveau.
— Pourquoi prétendez-vous que votre mari est l’assassin ?
— Parce que je le sais, monsieur Antonio. Je le connais à fond, Paul-Adrien. Je ne dis pas qu’il a tué de sa main, mais j’affirme qu’il a tout organisé.
— Ce faisant, il porterait atteinte à son commerce.
— Non, monsieur Antonio, parce que SON commerce est A MOI ! Il veut me ruiner, pour, ensuite me tuer à mon tour. Ecoutez bien ce que je vous dis aujourd’hui : si on ne l’arrête pas, il me fera assassiner aussi, une fois que je serai dans la dèche.
— Pourtant, quand je l’ai rencontré, il m’a vanté votre énergie : il m’a parlé de l’époque où, vous et votre sœur, cousiez des nuits entières, pendant qu’il créait les modèles…
— Exact. Seulement, il y a eu l’après-vache enragée.
— C’est-à-dire ?
— Bon, l’affaire se développe, prend une extension formidable. Elle est à mon nom, car mon époux a fait faillite auparavant et je lui ai servi de femme de paille. Il se croyait pourtant le maître jusqu’au jour où j’ai annoncé la couleur.
« Il claquait un blé terrible à des riens ! Il lui manque une case, pour parler franc. Il a des lubies, de nos jours on appelle ça des hobbies. Il fait des collections tellement saugrenues… »
— Je sais : de poignées de mains, entre autres ?
— Bon, je vois qu’il vous l’a montrée. Mais si je vous disais… Tenez, il a fait un disque de la Cinquième Symphonie uniquement avec des trous du cul en guise d’instruments. Vous m’entendez, m’sieur Antonio ? La Cinquième tout en pets. Dirigée par Karajan, s’il vous plaît ! Et vous savez combien il prend, Karajan, pour diriger un orgestre de pétomanes ? J’ose pas vous le dire ! Au noir, bien sûr ! S’il autorisait au moins qu’on mette son nom sur la pochette on pourrait amortir, mais ouchtre ! Pendant un mois, on a eu cent vingt exécutants dans notre château. Des clodos, souvent ; qu’on gavait de cassoulet, de laitages, de féculents. L’orchestrateur les faisait répéter pendant des heures ! Ma machine à laver ne désemplissait pas ! Dame, y avait des fausses notes ! Mettez-vous à leur place. La basse noble, surtout ! Ce qu’elle a pu me faire comme dégâts !
« Après, il a entrepris une collection de nains ! Pas des nains peints ou statufiés, c’aurait z’été trop simple.
Non, non : des vrais nains, bien vivants. Vous savez ce que ça coûte, un vrai nain, vous ? Je dis des vrais, parce qu’il y en a des faux, des qui font semblant et qu’on lui refilait comme authentiques, ce con ! Vingt-neuf nains chez nous, m’sieur Antonio ! Bon, ils ont beau être petits, ils bouffent, ils boivent. Certains ont de la famille qu’ils veulent pas se séparer. Vous imaginez un peu ? Je lui ai fait une telle vie qu’il a revendu toute sa collection à un cirque pour une bouchée de pain. Les nains, c’est comme les tableaux : à l’achat, on vous réclame des sommes gastronomiques, mais à la revente, vous êtes niqué. Le patron du cirque a pris le lot, mais comme certains mesuraient plus d’un mètre soixante, il a donné un prix de misère.
« A la fin, moi, j’ai coupé les vannes. Tout à mon nom, ce con ! Il a ses dix mille balles d’argent de poche par mois et basta ! »
— Pourquoi continue-t-il, en ce cas, de gérer des boutiques qui ne sont pas à lui et ne lui rapportent rien ?
La dame en ouvre tellement large ses jambes pour s’aider à crier que je me cramponne aux accoudoirs de mon fauteuil, pas être engouffré par l’appel d’air.
— Gérer ! Vous rigolez ! Il a nibe d’activités depuis longtemps. Il boyscouterait plutôt l’affaire si moi et ma sœur on ne veillait pas au grain. Tout ce qu’il sait, c’est aller plonger dans les tiroirs-caisses aux heures d’influence. Lui, chaque fois qu’il vous serre la main, vous pouvez recompter vos doigts après.
— Et ainsi donc, vous concluez qu’il est le maître d’œuvre de ces quatre meurtres ?
La grande chevale hennit.
— Sous serment, m’sieur Antonio. Je le jure sous serment !