PARTI PRIS SANS LAISSER D’ADRESSE

Le chef de la sécurité du Président et le chef de la police de Galway sont tous deux irlandais. Ils se ressemblent comme deux cousins issus de germains (quand y sue pas des pieds, ajouterait Béru). Le premier s’appelle O’Casion et le second O’Conar. Ils arborent l’un et l’autre ce roux léger incomparable et cette couperose congénitale qui font le charme de ces insulaires, même lorsqu’ils se sont expatriés depuis plusieurs générations.

Le chef des services de sécu, par contre, est moins aimable que le chef de la police galwayenne. Les Etats-Unis ont gommé la jovialité ancestrale pour en faire un homme froid, obstiné, suspicieux, qui tourne sept fois sa langue dans sa bouche avant de faire minette. Son compère, par contre, est souriant, un peu gauche, avec une volonté affirmée de faire plaisir à tout le monde, y compris à son épouse pour peu qu’elle ne soit pas exigeante.

Nous sommes réunis dans la salle à manger de mon auberge, devant des cafés fumants et des toasts un peu brûlés, mais avec une couche de beurre et une autre de marmelade, il n’y paraîtra plus.

L’intervention de l’Elysée a extrait ces deux messieurs de leur plumard bien avant l’heure prévue par leur réveille-matin et ils ont négligé de se raser.

Attentifs, ils m’écoutent en me scrutant jusqu’au fond du slip. Et moi, en homme connaissant admirablement l’art de la concision (à défaut de celui plus délicat encore de la circoncision), je leur narre par le menu (en irlandais : the menu) mes mésaventures avec Larry et sa bonne dame, sans rien omettre, sinon, et cela va de soi, l’objet de mon séjour à Malahide. Je leur décris la partouzette, le double meurtre, mon transfert des cadavres d’une chambre à l’autre, la réaction de Golhade, le funeste rendez-vous aux bains-douches désaffectés, la tentative d’écrabouillage par le camion, le couple à l’Audi jaune, ma voiture piégée, les délicatesses de la dame chez le brocanteur de Dublin, la pose du mini bip-bip sous mon testicule préféré, la mort du garagiste et, pour achever, ma stupeur en découvrant le couple mystérieux à la table du Président, hier soir.

Quand j’ai achevé mon récit, mes deux terlocuteurs restent muets.

Bon, alors j’en profite pour écluser mon caoua. Là-haut, Gwendolen en écrase aussi fort que son vieux dans le coffre. Faudra que je lui rende la liberté, à cézigue. Je l’installerai dans « notre » chambre et il attaquera sa vie de jeune époux d’un pied nouveau, le plus important ayant été réalisé, à savoir que, pour sa nuit de noces, sa bobonne est grimpée cinq fois au fade ; ce qui constitue une performance non pas royale, mais honnête.

— Vous êtes très porté sur « la chose », note O’Casion d’une voix peu amère.

Il paraît jalmince de mes prouesses, le Ricain. Il continue :

— On tue les filles avec lesquelles vous partouzez et c’est au cours d’une fellation qu’on vous pose un détecteur ; si le président de la République française en personne ne se portait garant de vous, je me poserais des questions.

— Vous vous en posez tout de même, fais-je. Mais que voulez-vous, j’appartiens à une race qui ne se départ jamais de son sexe, même dans les cas critiques.

O’Conar, l’Irlandais d’Irlande, se marre du ventre. A mon tour de jacter.

— Ce couple à l’Audi jaune, vous avez une idée de qui il s’agit, mister O’Casion ?

— Ouais, répond-il en anglais.

La plus élémentaire courtoisie voudrait qu’il m’informe, mais ce rouquin de mes fesses ne moufte pas.

— J’aimerais vous poser une question, ajoute-t-il pourtant.

— Allez-y ?

— Qu’est-ce qui vous donne à penser que la vie du Président est menacée ? Votre rocambolesque aventure n’indique rien qui concerne le Président.

— Les gens à l’Audi jaune trempent dans ce fourbi, mister O’Casion, et ils approchent le Président ; je crois qu’il en faut moins, lorsqu’on occupe vos fonctions, pour se trouver sur le pied de guerre, non ?

Il masse sa forte nuque craquelée comme une vieille assiette.

Sa barbe, d’un blond roussâtre, paraît avoir poussé depuis son arrivée. Il porte à son revers un badge d’un genre particulier. Sur fond de bannière étoilée (et non étiolée), deux lettres et deux chiffres sont imprimés et accompagnés d’une signature. Le tout est recouvert de plexiglas. Le badge est vissé au vêtement par le trou de la boutonnière.

Je pige que c’est là le laissez-passer permanent des gens qui, de jour et de nuit, ont leurs entrées dans les appartements présidentiels.

O’Casion a des lèvres minces. Elles paraissent se rétrécir encore sous l’effet du mécontentement.

— J’assume la sécurité du boss, murmure-t-il, et je sais ce que j’ai à faire, vous voyez ce que je veux dire ?

Tu parles ! Il veut dire qu’il n’attend ni objections ni conseils d’un pauvre trouduc de flic français plus soucieux de cul que de politique internationale.

Je lui adresse un geste éloquent qui rend grâce à sa souveraine autorité.

— Naturellement, complété-je. Chacun accomplit son devoir de son mieux. J’estime avoir fait le mien en vous prévenant.

Ben voilà, on n’a plus rien à se dire. Le père Lenturlu, l’homme au pif clignotant, s’amène avec un plateau chargé d’œufs frits au bacon. Ça grésille et odore à la ronde.

Il sucre vilain, le dabe, n’ayant pas trouvé encore sa stabilité diurne. D’ici quatre ou cinq whiskies, elle va se rétablir. Je me dresse pour l’aider à déposer le plateau.

Je m’y prends comme un branque et tout le chargement bascule sur l’épaule du chef de la sécurité. L’huile bouillante dégouline sur sa manche.

Tu l’entendrais jurer, tu réclamerais son excommunication en cour de Rome aussi séance tenante !

Je me précipite.

— Excusez, chef ! Je crains que votre veston ne soit gâté. Posez-le vite avant que ça ne traverse.

— C’est déjà fait !

Il quitte sa veste, la manche de la limouille est graisseuse. Il retrousse sa manche et une longue plaque rose, qui ressemble à de l’eczéma, se révèle à nos regards consternés. Elle s’étend sur tout son arrière-bras, de l’épaule au coude.

— Mettez immédiatement quelque chose dessus ! conseillé-je.

Et au vieux nougateux, hébété, j’écrie :

— Vite, du mercurochrome ! Grouillez-vous !

Ce conseil de guerre, dont je m’attendais à ce qu’il dégénère en branle-bas de combat, tourne à la farce. On passe du style John Le Carré au style Coluche.

Et le gars Sana finit par se transformer en infirmier.

Je badigeonne moi-même le bras du Ricain avec une pommade pour les hémorroïdes que le gâteux a dénichée dans le tiroir de sa table de nuit, lui pose un pansement de fortune. Après quoi, je réclame un sac en plastique au bonhomme Lalune afin d’y fourrer le veston d’O’Casion ruisselant de matière grasse.

Et c’est la fin de cette réunion tripartite.


Ils n’ont pas pleuré la garde montante, les Irlandoches ! Un vrai cordon de police autour de la maison victorienne qui abrite le Président.

Et, après les Irlandais et leurs mitraillettes, faut affronter les gorilles ricains, qui eux ne me saluent pas bien, mais me laissent néanmoins vaquer.

Dans la maison, y a encore des flics, mais plus urbains. Et des domestiques stylés.

Je continue d’aller. On s’apprête à m’intercepter, mais au dernier moment, mon sourire et le reste désarment les velléités.

Au premier étage, je retapisse illico la chambre présidentielle au fait que deux gars superbement baraqués sont assis de part et d’autre de la porte.

Cette fois, ils réagissent à mon approche. Tous deux se lèvent.

— Où allez-vous ? me demande celui qui ressemble le moins à l’autre.

— J’ai un message verbal pour le Président, priorité absolue.

Ils entreprennent de me palper minutieusement.

Comme j’ai évacué de mes profondes tous les objets douteux qui les encombraient, je ressors blanc-bleu de l’expertise.

— Le Président est dans sa salle de bains, me prévient celui qui ressemble le plus à l’autre.

— Peu importe, c’est urgent au top zéro ! Je viens de la part d’O’Casion.

— Le mot de passe, je vous prie ?

Là, t’as pas le droit d’hésiter, fiston. Tu surchauffes ton bulbe et tu enclenches à fond la manette des gaz. Je me demanderai toujours, et même encore après, ce qui me pousse à rétorquer, calmement :

— Connemara.

L’instinct, bien sûr. Ma superbe intelligence, c’est évident. Et puis pardessus tout ça, une pénétration inouïse du cerveau humain.

Or, donc, je virgule « Connemara ». Et c’est la bonne réponse, celle à cent millions de centimes.

— Un moment ! fait celui qui ressemble le plus à son frère jumeau.

Il toque. Une voix de dame dit d’entrer. Il entre. Il cause. Il ressort. Il me fait signe que je peux. J’entre, je referme, je dis bonjour, je regarde.

La Présidente est devant une coiffeuse froufrouteuse, froufroutante, elle aussi, dans un déshabillé de Présidente en voyage. Elle est en plein ravalement de première urgence. Je te mastique par-ci, je te colmate par-là, je te file une deuxième couche de Ripolin sur les pommettes ; et « vlaouf ! » dans cette ride qui vient de céder !

Elle pose sur moi, via son miroir, ce regard bienveillant que douze maîtres de l’Actor’s Studio lui ont enseigné et qui charme la foule des Congrès et les téléspectateurs d’Outre-Atlantique.

Y a de la mansuétude à chier partout, là-dedans ; une disponibilité à toute épreuve. On sent qu’elle aime l’Amérique, cette personne, et son mari, ses enfants, la cuisinière, ses amies d’enfance qu’elle va voir à l’hospice une fois le mois.

Une bonté angélique l’éclaire du dedans. Elle est aussi blanche que sa Maison. Elle doit savoir pâtisser admirablement. Je la sens spécialisée dans le biscuit friable. Zeste d’orange ou eau de fleur d’oranger pour les parfumer.

— Navré de vous importuner, madame la Présidente, je dois m’entretenir avec le Président de toute urgence.

Elle a un tendre acquiescement et me désigne la salle de bains.

— Le Président se lave les dents, m’avertit-elle avec recueillement, sachant combien les moindres occupations du grand homme sont importantes.

Un bruit en bourrasque de chasse d’eau se déclenche.

— Je crois que le Président se les lave à grande eau, noté-je.

— Toujours, admet sa chère compagne.

Pieux mensonge car j’avise un dentier de forte taille sur la table de nuit. Je le reconnais : c’est le Président.

Je lui souris, le dentier me sourit. La porte de la salle de bains s’ouvre et le Grand Tome paraît, une serviette de bain nouée pardessus ses reliques. Je le trouve amaigri, mais il va se carrer le râtelier dans le concasseur et le voici requinqué. Il me dit :

— Hello ! Qui êtes-vous et que me voulez-vous ?

Cordial, si tu savais. Pas du tout renfrogné comme le nôtre qu’on a toujours l’impression de déranger pendant qu’il récite sa prière ou prépare sa prochaine circonférence de presse.

J’y vais de mon laïus préalable, comme quoi je suis un commissaire spécial français, attaché à l’Elysée et couvert absolument par son locataire. Je poursuis par un bref résumé de tout ça que je t’ai espliqué dans les chapitres précédents, que t’as qu’à relire si tu te rappelles plus, merde, je vais pas passer ma vie à te les résumer sous prétexte que tu as du fromage battu à la place des méninges ! Naturellement, je gomme les passages graveleux pour ne garder que l’épique.

Le Président, tu le verrais, en serviette de bain, ça reste un athlète complet. La peau fripée, ça, tu ne peux pas marcher sur tes quatre-vingts bouquets et ressembler à une carte postale d’Hamilton, avec les veines qui font surface et des tavelures en archipel de la Sonde.

Mais cela mis de côté, il a fière allure. Sa teinture est un peu trop foncée par rapport aux sourcils, sinon il paraît six mois de moins que son âge, je te jure. Je suis ému, malgré que les hommes, hein ? Même combat : les humbles comme les potes en tas. Une bouche, un trou du cul et des mètres de conduits pour aller de l’une à l’autre. Pas de quoi se relever la nuit pour les regarder dormir. Ils sécrètent, ils sont contents d’eux. A part ça, rien à signaler : le nul est mis !

Il m’écoute, mais comme c’est un homme d’action, (ça lui reste du temps du muet quand il faisait cove-bois au cinoche), m’interrompt :

— Pourquoi ne racontez-vous pas cela au chef de ma sécurité ?

— Je viens de le faire, monsieur le Président, mais il n’a pas eu l’air de me croire.

Reagan, tu vas voir s’il a du chou, non, parole, je blague plus. Il fait vieux branleur à roulettes, comme ça, quand tu le mates à la télé, mais il en trimballe dans le cigare, pépère.

— S’il ne vous a pas cru, pourquoi vous a-t-il remis le badge « X Y 24 » signé par moi, qui autorise la libre circulation jusqu’à ma personne ?

Bien pensé ! Bravo, Président !

Je souris.

— Comme il ne me croyait pas, je le lui ai chipé afin de pouvoir vous alerter directement, monsieur le Président.

Sa bobonne commet une explosion. Pas du tout consécutive à des flatulences, dis, elle es bien élevée ! mais parce qu’en sourcillant, elle a fait craquer les points de suture maintenant sa peau tirée.

Cet aveu que je fais, spontanément, effraie la chère grande dame. Par contre le Président éclate d’un rire que son dentier ne connaissait pas encore et qui le bloque en position décapotable, zut !

— Vous permettez ? je lui dis-je.

De la paume de main, façon cric de bagnole, je lui file un taquet sous le menton et sa panoplie de trente-deux pièces reprend une vitesse de croisière.

Il se remet à rire, mais plus prudemment.

— Vous avez volé le badge de O’Casion ?

— La preuve, Président.

Du coup il me claque l’épaule.

— Vous êtes un fameux marrant, vous, alors !

— Moi, oui, mais pas votre chef de la sécurité, Président.

Je sors une photo de ma vague. Elle représente le couple à l’Audi jaune, en tenue de soirée. La photo a été prise la veille au cours du dîner officiel et je viens de la dénicher au Connemara News, le canard de la région.

— Vous connaissez ces gens, Président ?

— Evidemment, c’est Stanislas Leczinsky, mon directeur de cabinet et son épouse.

— Eh bien ! voilà le couple qui a tenté de me neutraliser, Président !

— Impossible !

Maâme Reagane (la femelle, ça prend un « e ») proteste :

— Comment pouvez-vous prétendre une telle infamie ? M. Stany est un homme si gentil, si intelligent !

— Où loge-t-il ?

— Ici même, murmure le Président.

Cette fois, il ne se marre plus la moindre. Ce patacaisse le trouble.

— Président, reprends-je, vous ne pouvez vous permettre de courir le moindre risque. Dominez votre incrédulité et tenez compte de ce que je vous dis. Vous avez déjà morflé des pruneaux dans le burlingue, au début de votre quatrennat, ne restez pas toute votre vie comme un mannequin de grand magasin, à attendre qu’un rigolo défouraille sur vous. Faites venir Leczinsky, parlez-lui pendant une demi-heure de ce que vous voudrez, pendant ce temps, moi je vais m’occuper de sa dame. Je vois un magnéto de poche sur ce meuble, permettez-moi de vous l’emprunter un instant.

Il hésite. Un moment de désarroi. Ça lui fait comme s’il devrait appuyer sur le bouton de la bombe, ou quand, chez nous, le président décide de canonner les pêcheurs espagos qui viennent nous chourraver l’hareng saur à la barbe de nos véliplanchistes.

— Tu devrais faire confiance à cet homme, murmure sa mamie ; il a une bonne tête.

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