LE ZOB DE BOZ

Trois choses me réveillent…

Le fracas de la circulation sur Saint Stephen, le vacarme des oiseaux et l’inconfort de ma position, car j’ai pieuté dans le fauteuil, n’ayant pas le courage d’affronter le lit.

J’ai la clape en fond de cage de perroquet, des frissons partout, et des courbatures qui me laissent augurer ce que pourra être mon existence musculaire dans une vingtaine d’années.

L’heure ?

Sept heures moins dix.

Putains d’elles ! Le gars Larry a dû découcher. Je l’imagine, écroulaga chez un confrère à lui, bourré de bibine et de whisky, peu soucieux de sa lune de miel.

Tout de même, il récupère vite et ne va donc pas tarder à rentrer.

Et alors…

Et alors !

Heurg heurg ! Zorro est tarifé…é…é…

Je me mets debout à grand mal, craquant de partout.

Un vrai feu entre deux pierres.

Je me dessaboule et vais prendre une douche géante.

Après quoi, je passe du linge propre et décide d’aller me farcir un irish breakfast tout ce qu’il y a de sérieux à la salle à manger. Dans ces zones britannières, ils ne réussissent que le petit déjeuner en matière de bouffement.

Les eggs and bacon with sausages constituent un des sommets de l’art culinaire. Quelques rôties beurre et marmelade arrosées d’un bon caoua et t’es apte ensuite à affronter la journée.

Le hall est déjà encombré de touristes en partance.

C’est bourré de vieilles Anglaises momifiées. Des old ladies, y en plein le monde entier ; dans tous les hôtels de la planète, elles viennent s’émietter, les chéries, avec des sourires angéliques et des gazouillis de perruches.

J’aime leur entrain qui ne détele jamais, leurs mistifrisures au petit fer, leurs cheveux bleus, leur rouge à lèvres violet comme la soutane de leur archevêque pour la messe de gala.

J’entre dans la salle à bouffer aux deux tiers pleine où des voyageurs mal réveillés bouffent en silence, qu’à peine on perçoit le tintement d’une cuiller contre un bol de porridge.

Je cherche une table libre du regard, et alors, tu sais quoi ? Oh ! merde ! Pince-moi ! (puisque pince-me est tombé à l’eau !).

Larry !

En polo bleu à rayures noires. Larry devant une assiette hyper-garnie : il en tombe tout autour. Du bacon, des saucisses, des œufs brouillés, des tomates. Il vient de reconstituer le mont Ventoux dans son auge, ce sacré porc. Ça dégouline. Il écope tant que ça peut, bichant une tranche de lard frit avec les doigts, rectifiant de l’œil avec sa cuiller.

Je me pointe à sa table d’une démarche qui n’est pas celle d’un saint-cyrien sur les Champs-Elysées au 14 Juillet.

— Hello ! Full of beer, t’as pas l’air de te laisser abattre ! lancé-je le plus guillerettement possible, et, crois-moi je fais un vache effort !

Mon pote dresse sa tête de dix kilogrammes et s’arrête un bref instant de mastiquer.

— Ah ! c’est toi, Bite-en-Bronze !

Il fournit un effort pour avaler d’un coup la brouettée de bouffe qui lui encombre le clapoir.

Sa frime est soucieuse.

— J’aurais pourtant de quoi me laisser abattre, assure-t-il d’une voix morne.

Le plus célèbre San-Antonio de la planète puise dans ses ressources pour paraître surpris.

— T’as des problèmes ? fait-il en s’asseyant face à Larry Golhade.

— De gros problèmes, oui.

Son œil d’éléphant se pose sur moi comme une bouse de vache sur une pâquerette.

— Ma jeune femme a des problèmes, révèle Sac-à-bière.

Tu vois, dire cela, compte tenu de la réalité, c’est carrément un euphémisme. Bibi continue de chiquer les innocents et de lisser ses plumes virginales.

— Graves ?

— Elle est à l’hosto, mon pote.

Son pote s’y prend à trois reprises pour gober la goulée d’air qui suit cette révélation.

— A l’hosto ?

— Figure-toi que j’ai dû sortir, hier soir. Quand je suis rentré, je l’ai trouvée aux prises avec une hémorragie carabinée. Les bonnes femmes, tu sais… On ne devrait y toucher que de temps en temps. Comme ç’avait l’air sérieux, j’ai appelé un toubib et il l’a conduite à l’hôpital. Je l’ai quittée il y a tout juste deux heures.

— Ça allait mieux ?

— Mouais, ils sont parvenus à stopper ce putain de sang, mais elle est flagada pour plusieurs jours ; tu parles d’une lune de miel !

Le serveur vient me demander quoi et qu’est-ce, je lui réponds eggs and saucisses, plus du café noir.

— Je peux quelque chose pour toi, Larry ?

Il hausse les épaules.

— T’es gentil, Bite-en-Bronze, mais on y peut quoi ? Les médecins s’en occupent.

— J’aimerais aller lui porter un petit bouquet, tantôt.

Il renifle.

— Vaut mieux attendre demain ou après-demain car elle n’est pas vaillante.

Puis il se remet à bouffer. Moi je gamberge à une vitesse supersonique, est-il utile de te le préciser ? Non, mais, qu’est-ce que c’est que ce brouillard ? De quoi se l’extraire et se la mettre sous globe avec le bouquet de fleurs d’oranger de la noce de maman ! Marika était morte à ne plus en pouvoir, hier soir. Plus morte que la lune ou le bacon qui rissole encore dans l’assiette à Larry. Et lui, tranquilles, annonce, la bouche pleine, qu’elle a eu un problème de santé et qu’elle se trouve à l’hosto ! Ça veut dire quoi ? Ça cache quoi ? Comment s’y est-il pris, le Gros Sac pour faire évacuer les deux corps sans que ça se mette à jouer les Derniers jours de Pompéi au Shelbourne, si digne et honorable ? Et ma petite Irlandoche à moi ! On l’a évacuée pour quelle raison, elle ? Crise d’appendicite ou bronchite chronique ?

Précisément, Larry Golhade m’empoigne sur la question, insidieusement :

— J’espère que, pour toi, ç’a été ?

Je tique, me demandant s’il passe pas à la contre-offensive.

— Oui, pourquoi ?

— Ta petite loueuse de bagnoles, elle valait le dîner ?

Je maugrée :

— Ne m’en parle pas ; si je te dis tout, tu vas te foutre de ma gueule, Vieille noix de coco !

— Raconte toujours…

De nouveau, son œillade de pachyderme suspicieux.

J’en prends plein la poire. J’avais jamais remarqué comme il a un drôle de regard, Larry. Ces gros joviaux sont inquiétants quand tu les observes sérieusement. Ils te jaugent, t’évaluent comme si tu étais à vendre en solde et qu’ils se demandent à quoi tu pourrais bien leur servir.

— Figure-toi qu’elle m’avait botté, cette petite, derrière son comptoir. D’où mon invitation.

— Ça va, passe les détails, je te connais.

— O.K., donc je l’invite, on clape ensemble, et ensuite je la grimpe dans ma suite royale pour une partie de fornication.

Il opine, puis roule quatre cents grammes de bacon grillé autour de sa fourchette et enfourne.

— Une fois chez moi, elle accepte un godet. Je passe alors à l’action, mais là, elle se met à regimber vilain. Pas le genre chichis ; pas le côté : « Je suis une honnête jeune fille Yoplait qui a encore sa petite fleur », non, la rebufférié spontanée, instinctive. Quand t’as un peu vécu, tu reconnais les façons de la dadame qui se complaît dans le gigot à l’ail. Moi, en quelques minutes, mon siège est fait : cette gentille îlote est davantage de Lesbos que d’Irlande. Je lui pose la question, elle avoue. Beau joueur, je lui demande pourquoi elle a accepté mon invitation ; elle m’avoue qu’elle rêvait de connaître le Shelbourne. Désarmante, non ? Une ingénuité pareille, ça m’a achevé la dégodanche !

— Alors tu l’as raccompagnée ?

Gaffe, mon San-A. Gaffe-toi bien, le feu passe au rouge.

Je ricane.

— Et puis quoi encore ? T’aurais voulu que j’affrète une Rolls blanche pour emporter cette petite gougniace chez elle ? Je ne l’ai même pas raccompagnée jusqu’à la lourde de ma piaule. La déconvenue rend mufle le gentleman le mieux accompli. Je lui ai demandé de dégager mon horizon dans les meilleurs délais et c’est ce qu’elle a fait.

Larry continue de jaffer imperturbablement. Quel jeu joue-t-il, le soiffard ? Je l’avais toujours pris pour un journaliste doué, aux manières plus que désinvoltes.

Franc-buveur, caustique, aimant la jactance et la rigolade, mais professionnel jusqu’au bout de sa pointe Bic.

Et tout à coup, voilà qu’il devient un mystérieux personnage dont le comportement me laisse pantois.

— Et après, qu’as-tu fait, pour toi ? demanda-t-il.

Je ris :

— J’ai fait ce que je pouvais faire de mieux : je me suis couché et j’ai dormi ; avec ma vie de patachon, j’ai toujours trois mois de sommeil en retard, tu connais le topo ?

J’ajoute :

— Tout de même, Larry, t’aurais pu m’appeler quand tu as trouvé ta femme dans l’embarras ; c’était la moindre des choses !

Il hoche la tête.

— Tu sais, dans ces cas-là, les dames n’ont guère envie d’être regardées par des hommes, à moins qu’ils ne soient toubibs.

J’attaque mon beakfast d’une fourchette gaillarde. A travers toute cette brume, un fait reste lumineux : j’ai été foutrement bien inspiré de conduire ces pauvres dames dans la chambre de Marika. Faut croire que « Sac à Bière » dispose d’un sacré condé à Dublin pour se permettre d’évacuer deux cadavres du meilleur hôtel de la ville et d’y prendre son gros déjeuner le lendemain matin comme si de rien n’était.

Tiens, ça me donne faim !

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