ALORS ÇA, ÇA VAUT DIX !

C’est beau comme la Nuit de Valpurgis, dans Faust, que Bérurier appelle « la Nuit de Va-te-purger ». Des étoiles à en dégueuler la Voie lactée (je supporte mal les laitages), une brise suave venue d’ailleurs. La mer à marée basse. Tu vois les barlus au mouillage, tout de guingois, attendant la quille. Le Grand Hôtel de Malahide a développé le tapis rouge car il héberge quatre mariages à la fois. C’est plein de gus en smoking qu’ils portent gauchement. Ils éclusent des pintes de bière brune, très mousseuse, en parlant fort. Des petits enfants de fête courent de pièce en pièce. Les demoiselles d’honneur jacassent comme de belles perruches multicolores.

Et mézigue, décidé à jouer mon va-tout, de prendre la tangente pour aller combattre la grosse Valentine Gleenon. Il est temps. Je vais lui sortir le grand jeu, faire l’impossible pour lui faire cracher son mystérieux document.

L’Audi jaune de ma belle écrémeuse est toujours au parking, par contre, je n’ai pas aperçu ses propriétaires depuis mon voyage à Dublin.

Je grimpe dans la nouvelle voiture que j’ai louée, une Fuego grise, et mets le cap sur Connivance Street.

Comme en cette saison, le jour ne cesse que pour faire place à l’aube, je roule dans une clarté rasante, un peu mélanco.

Le duo de l’Escarpolette m’accueille. Ils sont deux à « pousser, pousser ». Des voix du genre Turabras, d’un autre âge. On ne brame plus commak de nos jours. En tout cas, plus en anglais.

La Baleine répond à mon coup de sonnette. La bouche huileuse, moins que les cheveux toutefois, l’œil trouble comme si on lui avait passé de la glycérine sur les rétines. Elle se trimballe dans un kimono noir et rouge à lotus d’or et flamants rose-bleu. Son ventre pend sans retenue, elle marche comme le joueur de grosse caisse pendant le défilé de la fanfare.

— Ah ! voilà le Frenchman de mon cœur ! elle s’écrie d’une voix qui dominerait le brouhaha de la corbeille à la Bourse, un jour de dévaluation du franc.

Il lui reste un morceau de saucisse entre ses dents écartées. Depuis son salon, un électrophone continue de balancer l’Escarpolette, qu’elle en touche le plafond !

— Vous m’entendez ? elle me demande, la mine soudain recueillie. Moi, en 38, avec O’Skileshian, dans le duo de Véronique. Tiens ! ça c’était une voix ! Et une queue, donc ! On les faisait longues et fines dans ce temps-là ; c’était la mode. De la queue très nerveuse, qui cinglait les miches avant de se mettre au travail.

Ensuite, est venue la bonne bite têtue, courtaude, paysanne, dirais-je. La bite forceuse, quoi. Qui a la tête dans les épaules si je me fais bien comprendre. De nos jours, on en est à la belle bite savante, qui s’avance en souplesse, comme un tigre, mais quand elle bondit, celle-là, je vous jure…

Sa main démangée a un élan dans ma direction. Je la court-circuite en pressant le pas.

Le salon, comme chaque pièce de la petite maison, est minuscule : un canapé deux places face à une cheminée pas plus vaste qu’une boîte aux lettres de retraités du gaz, une table basse, un poste de télé, deux chaises de paille. Je fais la moue (pas le guet) en constatant la présence d’un type sur le canapé. Un homme entre deux âges, avec une perruque rousse, ridicule, une barbe pour jouer dans un western spaghetti, des lunettes cerclées de fer. Il a l’avant-bras droit dans le plâtre, main comprise, et porte une tenue de yachtman fatigué qui aurait vendu son yacht pour payer ses dettes de jeu.

Cette présence d’un tiers m’ennuie car je comptais avoir un entretien franc et massif avec la grosse, au besoin la convaincre à la manière bérurière, par des arguments contondants. Brutal, moi ? Jamais. Sauf lorsque le service de la République l’exige.

Valentine fait les présentations à sa manière, qui n’est pas celle de la cour d’Angleterre.

— C’est lui ! dit-elle au faux rouquin vraiment barbu.

Puis à moi :

— Voici Ted Hacklack, mon homme d’affaires.

De quelles affaires s’agit-il ? Ça, ministères et sécrétions !

L’individu me dit « Hello ! »

A lui, je réponds pas qu’elle chauffe, vu que cette connerie est intraduisible en anglais, mais je balance un autre « Hello ! » conforme à nos positions d’attente.

L’ogresse se pointe avec une tarte aux pommes plus grande que la piste du cirque Barnum.

Ensuite elle déballe des bières.

De la tourbe brûle dans l’âtre, sans bruit, comme se consume une cigarette.

— J’espère que vous m’apportez de bonnes nouvelles ? demande la mère Gleenon en découpant sa tarte.

Je ne réponds rien.

— Vous pouvez parler devant Ted, assure-t-elle, je n’ai rien de caché pour lui !

Je me laisser haler. Carte blanche à l’instinct dans les cas biscornus.

— Je pense que nous allons vers la solution que vous souhaitez, miss Gleenon.

Elle mord dans une tranche de tarte. Ses yeux salingues ont une sauvage lueur de contentement.

Jusqu’alors, à part son « hello ! » d’accueil, Ted Hacklack n’en a pas cassé une. Il ne me regarde même pas. Tu dirais un clown qu’a pas fini de se démaquiller, avec sa perruque rousse et ses besicles.

— La France casque ? demande la Baleine à travers sa bouillie d’apple-pie.

— Comme toujours, soupiré-je ; c’est devenu une vocation.

— Quand ?

— On pourrait traiter demain.

— Vous aurez le million de dollars ?

— Je l’aurai.

— A quelle heure ?

— On doit m’appeler dans la matinée. Je vous préviendrai aussitôt après.

— O.K.

Elle continue de bouffer. Son homme d’affaires lâche un rot et ne s’excuse pas.

— J’allais le dire, lui fais-je.

Il demeure de marbre.

— La transaction va se passer de la manière suivante, fait Valentine.

Elle déglutit, crache un pépin de pomme fourvoyé sur ce qui reste de tarte.

— On se donnera rendez-vous dans une banque de Dublin où j’ai loué un coffre. Vous descendrez avec moi et le magot à la chambre forte. Je vérifierai l’argent, aidée de Ted qui sera aussi de la fête. Puis je le mettrai dans le coffre. Une fois la porte refermée, je serai la seule personne qui pourra l’ouvrir.

Elle biche à l’avance, masse ses roploploches avec volupté et, tout de suite après, son énorme ventre.

— Une fois que ces jolies images vertes seront à l’abri, nous irons dans une seconde banque où, là encore, je possède un coffre. Vos putains de papiers s’y trouvent. Je vous les remettrai.

Là-dessus, elle se coupe une nouvelle part de gâteau.

— Plaisant programme, dis-je, mais y a comme un défaut, chère grande artiste…

— Non ! riposte-t-elle, péremptoire. J’y ai gambergé sec, fiston, et je sais que tout ça est en bronze.

— Pas pour moi. Car supposez que vous m’envoyiez à la pêche aux moules après avoir engrangé les dollars. Quel serait alors mon recours ?

Elle hausse ses épaules rembourrées à la graisse rance.

— Quelle foutue idée ! Pourquoi j’irais vous baiser, l’ami, si vous avez été réglo ?

— Parce que vous êtes une grosse gourmande, miss Gleenon, et que vous pourriez très bien avoir l’intention de faire philippine. Vous aurez votre million en échange des documents. Ce sera du donnant, donnant, sinon y a rien de fait.

Elle continue de claper. Une expression mauvaise lui est venue. Je la sens qui réfléchit.

Au bout d’un assez long temps, elle s’adresse à son pote :

— Vous voulez bien régler cette question, Ted, ce grand vaurien me fatigue avec ses manières d’ergoter. Mon scénario est bon et j’y tiens ; maintenant si vous en avez un meilleur, annoncez la couleur, Ted.

Le zigue à la perruque paraît sortir d’un rêve.

— Oui, j’en ai un de rechange, il dit.

Il coule sa main libre sous son blazer et sort un feuillet imprimé de sa poche intérieure. Le papier est à en-tête de Irish National Bank.

— Qu’est-ce que c’est ? demande la Gleenon, surprise.

— Une procuration, ma chère Valentine.

— Comment ça, une procuration, Ted ?

— Pour me permettre d’accéder à votre coffre numéro 2, celui où se trouvent les papiers à vendre. Ce formulaire est déjà rempli ; nous n’avons plus qu’à signer, vous et moi.

L’ogresse cesse de mastiquer. Une demi-livre de tarte mâchée fait une chique énorme sous sa joue droite.

— Mais qu’est-ce que vous débloquez là, Ted ? Du diable si j’y comprends quelque chose.

— Pourtant facile : cet aimable émissaire refuse le marché de la manière que vous avez prévue. Alors c’est moi qui vais me charger de l’opération. Vous savez, Valentine, ce genre d’affaires se traite entre hommes.

Il prend un stylo dans sa vague, l’arme et le pose sur le formulaire.

— Vous signez là où il y a une croix au crayon, ma chère.

Oh ! dis donc ! Elle bat ses blancs d’yeux en neige, la Gravosse ! Sa stupeur est telle qu’elle ne pense pas à avaler sa cargaison de tarte toujours bloquée dans sa grande gueule par la grève de ses maxillaires.

— Ecoutez, Ted, elle bredouille, je déteste ce genre de plaisanteries.

— Quelle plaisanterie ? Je suis on ne peut plus sérieux. Signez, ma douce amie ; signez vite sinon vous n’aurez pas votre remède à temps.

La mère Gleenon dérape de plus en plus fort sur les incompréhensions verglacées. De la vraie bouillie de betteraves, comme sur les chemins du nord, en automne. Danger ! Son pote, crois-moi, c’est pas un cadeau ! Je m’y connais en gredins ; cézigue appartient à la catégorie number ouane ! C’est du bandit pur fruit.

J’ignore où elle est allée le chercher, ce mec, mais elle aurait mieux fait de s’acheter un canari !

— Quel médicament ? demande-t-elle.

Ted Hacklack sort une fiole brune de sa poche.

— Celui-ci, ma chérie. C’est l’antidote du poison que vous venez d’ingurgiter. Vous n’avez pas trouvé en bouffant votre tarte qu’elle avait un drôle de goût ? Vous vous êtes dit que vous aviez trop forcé sur la cannelle, je parie ? Eh bien non, Valentine. En fait il s’agissait d’un bon vieux poison qu’utilisait l’Intelligence Service, autrefois, pour calmer les ardeurs de certains maharajahs anglophobes. Logiquement, Valentine, d’ici moins de vingt minutes vous devriez nous faire une crise cardiaque de toute beauté, que le médecin qualifiera d’infarctus étendu du myocarde.

Il élève le petit flacon brun.

— Seul, le contenu de cette fiole peut conjurer le mauvais sort. Je vous l’échange contre une signature.

La Mahousse se dresse ! Alors là, c’est plus du Messager qu’elle brame, mais du Wagner ! Elle flouze dans ses hardes, la vieille. Ses vaisseaux fantômes sont en train de charrier une super-vérolerie dont elle va claquer.

— Misérable ! Fumier ! égosille-t-elle.

— Vous perdez un temps peut-être irremplaçable et déchargez de l’adrénaline, ce qui surmène vos surrénales, riposte l’implacable Hacklack en rempochant le flacon.

Un qui se trouve aux fauteuils d’orchestre, c’est le gars Bibi, fils unique de Félicie et présumé fiancé de l’exquise Marie-Marie. La saynète est délicieuse, bien ficelée, avec un dialogue vif, sans temps morts. Les deux personnages sont admirablement campés.

— Vous êtes complètement cinglé de me faire ça ! Et devant lui ! dit la Baleine, en me désignant du pouce.

— Justement, il est indispensable que monsieur sache à qui il a affaire. Allons, signez, vous avez encore des barils de bière à boire, Valentine.

La Gravosse se tient un peu de travers, façon tour de Pise. Puis elle se penche sur le document, s’empare du stylo et trace son paraphe.

Beau joueur, Ted Hacklack lui présente la minuscule bouteille.

— Avalez tout, conseille-t-il, la dose d’antidote correspond à la dose de poison.

Mémère débouche la fiole et s’enquille le contenu.

Elle grimace et tousse.

— C’est dégueulasse ! grommelle-t-elle.

Ted Hacklack sourit.

— Prenez place sur ce canapé et détendez-vous, Valentine, soyez totalement relaxe.

Docile comme un toutou dressé, l’ancienne goualeuse se met à chiquer les mères Récamier. Elle prend une pose alanguie, ses yeux se ferment.

— Espèce de gaye ! elle marmonne.

— Allons, du calme, du calme ! répond Ted.

La Baleine tourne sa grosse tronche de ballon rouge sur l’accoudoir. Ses lèvres se retroussent légèrement.

L’homme à la perruque rousse chuchote :

— Les gens sont crédules quand ils ont peur, n’est-ce pas ? Je n’avais pas versé le moindre poison sur sa foutue tarte…

Il ajoute :

— C’est maintenant, qu’elle vient de le prendre.

Il va ramasser la fiole et la coule dans sa poche supérieure ornée d’un gros écusson doré.

— Je crois que ça y est déjà, déclare l’étrange bonhomme. Rapide, n’est-ce pas ? En moins de trois minutes ! Je n’emploie que cette drogue. Elle est fulgurante et ne laisse pas de trace. Je vous invite à ne prévenir personne de ce décès car nous avons à mettre au point notre petite négociation de demain. Voilà ce que je vous propose : rendez-vous à seize heures à la banque où se trouvent les documents. On fait donnant, donnant, comme vous le souhaitiez. Surtout, pas d’arnaque, n’est-ce pas ? Toutes mes dispositions seront prises et les choses tourneraient très mal pour vous.

Il se dresse, boutonne sa veste bleu marine et se dirige vers la lourde.

Me voilà en tête à tête avec une grande cantatrice qui n’est pas chauve, comme celle de Ionesco, mais morte.

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