Il pleut, bergère.
L’hélico, obligeamment mis à ma disposition par le Président Reagan, se balance durement dans les bourrasques de vent, au-dessus de l’aéroport, dans la zone réservée aux vols privés.
J’ai l’impression de voyager en escarpolette, celle chantée jadis par feue Valentine Gleenon.
Et puis il dévale du ciel, comme le plomb d’un fil à.
On se pose bien, compte tenu du chahutage atmosphérique. Je remercie le pilote. Il me répond en swing-gum américain, avec des syllabes filamenteuses et des diphtongues qui font des bulles.
Me voici sur la piste de ciment, barrée d’une grande croix pourpre, la tête dans les épaules comme toujours quand on se trouve sous les pales de ces appareils.
Un préposé, prévenu par radio, est venu me quérir à bord d’un monstrueux insecte métallique jaune et blanc.
Maintenant il m’emporte vers les bâtiments largement vitrés. Des avions blancs, ornés du trèfle vert à trois feuilles, sont en ligne. Des haut-parleurs font des annonces. Des touristes se pressent par essaims mornes, lourdement lestés de bagages à main et de sacs de papier fournis par les boutiques en duty-free.
Ma montre indique onze heures vingt, en plein accord avec les pendules électriques dissiminées dans l’aéroport.
Je me mets à arpenter les différents niveaux : départ, arrivée, bar-restaurant, à la recherche du Gravos, mais mister Bacon (comme la lune) ne se trouve plus dans les parages. Depuis l’aube où il s’est posé, il a trop morfondu, le Dodu et, à bout de patience, a mis les adjas. Où vais-je bien pouvoir le repêcher ? Dans quel hôtel de Dublin ? Dans quel pub ?
Je me plante devant un présentoir où l’on propose une bagnole à la convoitise des foules. Le véhicule est incliné à quarante-cinq degrés et des panneaux lumineux célèbrent ses qualités exceptionnelles. Il trône au milieu de la salle d’enregistrement, rutilant. Tout à coup, je me sens vaseux à outrance. Cette nuit de folie m’a déconnecté. La route, la baise, les discussions, la baise, mes entrevues avec Reagan, le baiser reconnaissant de la Présidente (il m’en reste un échantillonnage sur mes joues et mon revers, car elle avait achevé de se maquiller) ; les congratulations de son mari dont je suis devenu en quelques minutes le very good fellow et qui m’a invité à aller passer Noël dans son ranch en compagnie de ma femme ou de ma fiancée, et puis le retour en hélico… Et à présent : pas de Béru ! mais la foule indifférente, la rumeur sourde de l’aéroport, les voix nasillardes dans les haut-parleurs…
Je bâille. Une vague nausée me chicane la tubulure.
Je considère le piédestal de l’auto enchanteresse. Et voilà qu’un graffiti attire mon attention. Ecrit au crayon à cils sur le socle blanc, en caractères d’imprimerie énormes, on peut lire :
Sana si tu viendras, j’sus t’a l’hautel d’à côté. Béru.
L’hilarité me chope. Cet animal ne s’embarrasse pas de ces préjugés qui reviennent cher. Il confie ses messages au matériel publicitaire.
Je gagne l’escalier mécanique. Là encore, je trouve un second avertissement tracé à même le sol.
Sana. J’sus t’a l’Hautel d’à côté. Béru.
Et maintenant que me voilà alerté, je trouve un peu partout le précieux avis : sur les murs, les portes, les affiches à fond blanc.
Des jours durant, les voyageurs empruntant l’aéroport de Dublin sauront, pour peu qu’ils comprennent le français, qu’un certain Béru aura fréquenté l’hôtel voisin.
Bien fréquenté, à vrai dire.
Il me reçoit presque nu (il a conservé son maillot de corps et son pansement anticor au pied droit), un bol de vin blanc à la main.
— On prenait l’p’tit déjeuner, m’avertit cet ex-haut fonctionnaire de la République française en s’effaçant pour me laisser pénétrer dans la chambre.
Le « on », pronom indéfini, le plus souvent masculin singulier, mais susceptible pourtant de représenter le féminin et le pluriel dans les cas urgents, me fait tiquer.
Deux pas dans la pièce me révèlent qu’il est justifié en l’occurrence, puisque je découvre une dame en train de prendre son thé sur une table pliante.
Au premier regard, deux éléments notoires la caractérisent : elle est noire et pèse deux cent cinquante livres (françaises, non irlandaises) lesquelles, converties en grammes, donnent cent vingt-cinq kilos.
— J’te représente Maggy, annonce le Triomphal. Un p’tit lot qu’j’ai fait connaissance à l’aréoport, ce matin. Ell’ cause pas not’ langue, mais j’sais suffisamment assez d’irlandais pour piger qu’c’te grosse connasse avait raté son zinc pour Nouille York. Va falloir faudre qu’elle prend çui d’demain. Comm’ tu v’nais pas, j’l’ai drivée ici, qu’on s’ remue un peu la viande. J’voye qu’ t’as trouvé mes p’tits mots ?
Je salue la baleine noire, une femme charmante, au sourire rose et blanc.
— C’t’ une nature, m’avertit le Mastar, é s’marre tout l’temps, même quand t’est-ce t’y flanques Monseigneur Big-Chibre dans l’baigneur ; comme si ça la chatouillerait. J’voye pas c’qu’a de poilant dans un coup d’rapière ; ça a failli m’faire déjanter.
Il chope un croissant et le trempe dans son bol de vin.
— Faut voiliager pour rencontrer des gonzesses pareilles, assure-t-il.
— Tu as la valoche de faux talbins ?
— Sous le plumard ; j’y ai filé un coup d’périscope, mais t’sais, les gars qu’a fait ces dollars d’la sainte farce s’sont pas foulagas, ces faux biftons ressemb’ à des vrais à peu près comme moi à un goret !
— Je n’en demandais pas tant, lui dis-je.
L’heure est grave.
Voilà ce que je décide en passant la porte de fer forgé massif dont s’enorgueillit la banque de cette pauvre Gleenon.
Ma valoche de dollars pourris à la main, je fais jeune cadre supérieur préoccupé. Les talbins sont en biftons de cent ; pour cacher la merde au chat, je me suis fendu d’un vrai billet sur les liasses du dessus, ce qui représente tout de même une mise de fond de mille dollars dont il me faudra grever ma note de frais si l’artiche m’échappe.
Donc, je pénètre dans ce temple du blé. Un léger panoramique me permet de découvrir Ted Hacklack, assis sur une banquette placée entre deux gigantesques plantes vertes mieux imitées que ma fraîche amerloque.
Il est encore saboulé en yachtman, mais cette fois son blazer est vert bouteille. A un guichet, j’aperçois deux amoureux tendrement enlacés. Lui est rose-foncé-presque-rouge, elle, noire. A eux deux, ils pèsent un quart de tonne. Bref, inutile de t’en moudre davantage, tu auras déjà reconnu Béru et sa black conquête. Ce trio excepté, les autres usagers du moment sont constitués par une dame élégante, au guichet du cambio ; un vieux rentier planté devant celui des titres et un pégreleux en bras de chemise qui vitupère le préposé comme quoi on a refusé d’honorer un de ses chèques à cause d’un défaut d’approvisionnement ridicule.
Hacklack se lève en m’apercevant et vient à ma rencontre. Il a toujours son avant-bras dans le plâtre, soutenu à hauteur d’estomac par une sangle noire.
— Tout est O.K. ? demande-t-il.
— Parfaitement.
— Alors, go !
Il emprunte l’escalier de marbre rose conduisant à la salle des coffres. Je le suis. Au bas des marches, il y a une sorte de sas tendu de moquette beige, sol et murs.
Un bureau équipé d’un cadran vidéo en occupe le centre. A ce bureau : un employé grand et mince, pâlichon à force de vivre en sous-sol sans fenêtre.
Ted Hacklack lui tend sa procuration et lui montre une clé plate qu’il a dû aller piquer chez la Gravosse, ou qu’il détenait déjà avant de la seringuer, ce qui me paraît plus probable, la cantatrice se méfiant du tractateur qui allait la contacter.
L’homme qui règle sur les c.f. étudie le document, confronte la signature avec celle qu’il a en dépôt ; puis acquiesce et se met à tapoter les touches d’un cadran.
Une seconde clé plate est aussitôt crachée par un appareil métallique semblable à un rendeur de mornifle pour « grandes surfaces ». L’employé tapote une seconde fois le clavier et la grille aux énormes barreaux séparant le sas de la chambre forte coulisse silencieusement.
Il se lève et nous entraîne dans sa caverne d’Ali Baba.
On le suit dans une travée bordée de coffres aux faibles dimensions. Le préposé stoppe devant le numéro 218. Il écarte la plaquette masquant l’entrée des deux serrures.
Il commence par utiliser la clé détenue par la banque.
Après quoi, il tend la main et Hacklack lui remet la sienne. La lourde du petit coffiot s’ouvre. A l’intérieur il y a un coffret de métal. L’employé nous désigne un bouton lumineux placé à l’entrée de la travée et nous dit que nous devrons sonner quand nous aurons terminé : il reviendra fermer.
Ted Hacklack opine silencieusement. Le grand gus pâlot s’esbigne. Il ne va pas loin. La dame élégante, aperçue naguère au guichet du change, est là, qui le braque avec un Colt au mufle angoissant. Elle murmure, d’une voix languissante :
— Mettez vos deux mains dans votre dos et tenez-vous tranquille.
L’homme obéit, vachement maussade.
— Je crains que cette entreprise ne soit déraisonnable, objecte-t-il.
Hacklack me présente une paire de menottes.
— Allez lui passer ça aux poignets ; vous devez en avoir l’habitude.
— Navré, dis-je, je suis venu pour une transaction, pas pour une agression ; il y a maldonne.
— Faites ce que je vous dis ; c’est dans l’intérêt général.
Une chose est certaine : mon cerveau ne fait pas de la chaise longue ! Je passe tout aux rayons « X » de mon intelligence. En moins d’une seconde j’ai étudié le cas et adopté une ligne de tu sais quoi ? Conduite.
En soupirant, je prends les menottes et m’approche de l’employé. Clic ! J’emprisonne son poignet gauche.
Je m’apprête à agir de même avec le droit quand voilà ce grand con courageux qui me flanque un coup de boule féroce dans le portrait. En arrière, par surprise. Je te parie mon pot de pommade contre ta blennorragie, qu’il a suivi des cours de défense, l’apôtre ! J’en vois vingt-quatre chandelles. Et il ne s’arrête pas là ! Presque au même moment, je prends son talon dans les joyeuses.
Ce double coup porté, il bondit en avant et culbute la femme au pétard. Non, mais dis : ils prennent James Bond pour garder les coffres-forts bancaires, en Irlande ?
Il a déjà atteint la grille, mais Ted Haclack, tel un jaguar, ou un tigre, ou un puma, voire une panthère, a bondi.
Ce que j’assiste est terrifiant. Il donne un coup de pied au talon du fuyard, lequel trébuche et tombe à genoux. Ensuite, Ted retire sa main du plâtre. Et là est l’effrayant, crois-moi. Il a des ongles longs de six centimètres, taillés en pointe. Des ongles épais dont chacun est affûté comme des morceaux de bambou.
D’un geste fulgurant, il enfonce les quatre ongles (le pouce est resté normal) dans la gorge de l’employé.
Carotide, naze ! Un flot de sang sort par jets réguliers du cou dévasté. Ça gargouille. Le malheureux se trémousse au sol, essayant de conjurer l’effroyable hémorragie de ses deux mains. La paire de poucettes accrochée à son poignet gauche tintinnabule. L’homme s’allonge au sol, vaincu.
Ted Hacklack se penche pour essuyer sa main ensanglantée aux vêtements de sa victime, puis il la glisse dans le plâtre suspendu devant lui, comme les friponnes bourgeoises des temps anciens coulaient leurs menottes dans des manchons en descendant de leur Hispano.
Il se tourne vers la femme élégante.
— Chérie, lui dit-il, vous manquez de présence d’esprit. Si j’avais été moins rapide… D’autre part, votre intervention devait se produire en cas de… nécessité…
Il doit avoir le béguin de la gerce car les reproches qu’il lui adresse sont proférés sur un ton affectueux.
Il revient à la valise, la dépose sur une tablette amovible fixée contre le mur, au fond de la travée.
J’interpose :
— Doucement, les basses, mon cher. N’oubliez pas qu’il s’agit d’un échange.
Je fais jouer le fermoir de la mallette, soulève le couvercle pour lui laisser le temps d’apercevoir les biftons. Ensuite je le rabats.
— Avant d’aller plus loin, je veux voir les documents de la grosse.
— Prenez-les !
Il me désigne le coffre.
La partie qui se joue transformerait un os de seiche en éponge gorgée de sueur, tant tellement qu’elle est critique, bongu !
Il faut que je retire la boîte de fer du compartiment blindé, que j’y prenne les papiers qui s’y trouvent éventuellement, que je les examine. Et lui, pendant ce temps, tu sais pertinemment qu’il va contrôler les dollars. Comme il est moins que pas con et prêt à tout, la suite risque d’être mouvementée. Un type capable de mobiliser l’un de ses bras pour en faire une arme secrète flanquerait les jetons à un croupier. Ce vieux yachtman décavé est un tueur. Un sanguinaire. Bref, un dingue !
J’extrais la boîte de fer-blanc. Feins d’en être embarrassé et vais la déposer pardessus la valise que Ted Hacklack s’apprêtait à rouvrir.
— Vous permettez ?
La boîte contient seulement une lettre de quatre pages. Manuscrite. L’écriture est penchée, élégante et incisive. Elle est signée « De Gaulle ».
— Vous la lirez plus tard, dit Hacklack avec de l’ironie plein la voix.
D’un geste irrité, il ôte la boîte de fer de la valise et la dépose au sol. C’est donc ici que les Athéniens s’atteignirent. Dure minute de vérité. Il a sa technique chinoise des ongles-poignards, plus une alliée armée d’un Colt. Merde, ça va pas être triste !
Déjà il relève le couvercle de la valoche aux dollars.
La femme pousse un cri et s’élance hors champ. Ted Hacklack se précipite. Moi, j’engourdis la bafouille du grand et lui cavale après.
Au détour de la travée, on constate les faits suivants : la lourde grille coulissante est en train de se refermer.
La femme s’en est aperçue et s’est précipitée pour essayer de la retenir. Lâchant son Colt, elle a empoigné la porte à deux mains et s’est arc-boutée pour stopper la fermeture. Mais tu peux toujours t’enfoncer le médius dans le rectum pour contrôler la direction du vent, mon pépère ! Un mécanisme de cette trempe, à pression pneumatique, c’est pas une dame, ni même cent, qui peut (ou peuvent) l’enrayer, même pas le freiner.
Elle fait l’impossible, la pauvrette. Et avec tant d’acharnement que le drame se produit. Ses deux mains sont coincées, puis cisaillées comme par un massicot.
Les huit doigts tombent de l’autre côté. Ne reste plus à la femme que deux pouces et deux mignons moignons.
Elle constate l’évidence, émet un cri désespéré, tombe en transe sur le cadavre de l’égorgé.
Ted Hacklack est sans réaction. Il ne retrouve son self-machin qu’en me voyant ramasser le Colt. Alors il dégaine sa main aux quatre petites dagues naturelles et se jette sur moi.
Puis il s’arrête net et je vois pendre un de ses yeux sur sa joue, telle une grosse larme dégueulasse. Qu’après quoi, il s’abat.
De l’autre côté de la grille, dans le sas, Béru rengaine son composteur. Des sonneries d’alarme carillonnent tout azimut.
— Ça doit viendre d’un bout de barbaque à madame qu’est resté coinçaga et qui fait faux contact, explique placidement mon ami. T’as eu c’que tu voulais, mec ?
— Je crois, oui.
— Tu d’vrais m’le passer biscotte t’en as pas fini avec les perdreaux d’ici, comme quoi ceci cela et qu’est-ce sont-ce ces dollars bidons, et puis ces morts en désordre, et caisse tu faisais-t-il là, tout l’navire, quoi.
Il a raison ! Je lui tends la lettre entre les barreaux.
— Remets-la le plus vite possible au président de la République, recommandé-je. Téléphone-lui de ma part. La phrase de passe est « Laissez pousser les asperges ».
— Tu peux et’ certain que j’vais m’en souviendre, rigole le Mammouth, en c’dont y m’concerne, j’fais qu’ça !