En attendant la survenance de l’Illustre, je dresse un hâtif bilan de mes derniers exploits.
Franchement, ils ne sont guère affichables. Je te prends l’affaire Lesbrouf pour commencer. Je piège son quatrième magasin parisien, tenter de coiffer le sadique qui vient scrafer ses clientes et ses employées et, illico, le meurtrier vient poinçonner une pauvre môme sous nos yeux, pendant que master Béru donnait un récital.
Licencié (pour la galerie), j’accepte l’artiche de dame Lesbrouf, laquelle jure ses grands dieux en jarretelles que c’est son mari le coupable, et je ne m’occupe plus d’elle, ayant confié sa louftingue affaire à mes deux porteurs d’eau.
Troisio, le président, dans son infinie mansuétude, me prend à son service exclusif et me confie une ultra-délicate mission en Irlande. Au lieu de m’y consacrer, j’organise une partouze dans ma chambre et un emmanché téméraire se permet de mitrailler ces dames ! Dont une à laquelle je m’employais à déguster le trésor !
Conclusion : dans beaucoup moins de pas longtemps, les archers de l’Irish République, bien qu’étant des gens de bonne compagnie, vont m’enchrister vite fait, et alors mes arguments pour m’arracher seront tellement vaseux qu’on pourra les transvaser dans une bouteille.
— J’écoute ! dit la chère voix, métallique et nonobstant passionnée.
Mon mutisme fouette son impatience. Faut convenir aussi que ses moments coûtent un maxi, au prix qu’on paye les présidents de nos jours.
— Une catastrophe, monsieur le président, plongé-je.
— Encore ! s’exclame-t-il.
Je lui résume. Il m’interrompt.
— Attendez, attendez, je voudrais comprendre votre formation sur ce lit…
— Eh bien, il y avait, la tête sur l’oreiller, la petite Irlandaise…
— Oui, je vois…
— Ensuite, attelée dans ses brancards, Mme Larry Golhade…
— Mais, et vous ?
— Je fermais la marche, si j’ose dire, debout au pied du lit.
— Debout ?
— Enfin, accroupi, si vous préférez, monsieur le président.
— Ah ! bien, comme cela je conçois. Ça devait être assez plaisant, non ?
— Extrêmement, monsieur le président. Comme Mme Golhade se trouvait agenouillée, j’avais les pans de son kimono pardessus la tête, comprenez-vous ?
— Un président de la République française comprend parfaitement ce genre de détail.
— Ce qui explique que je n’ai vu ni entendu entrer le tueur.
— Evidemment. Cela dit, ces personnes auront eu une belle mort, somme toute. On a fait cela pour vous embêter, mon cher ?
Je reste « son cher » ; voilà une précieuse consolation dans mon malheur.
— Je l’ignore, monsieur le président.
— Bien ! il serait intéressant que vous le sachiez.
— Pour quelle raison me téléphonez-vous ?
— Mais, pour vous prévenir qu’étant donné les circonstances, je ne suis plus apte à accomplir la mission dont vous m’avez chargé, monsieur le président.
Il a sa petite toux irritée, comme quand la mère Thatcher lui casse les couilles avec le Marché commun.
— Une mission confiée par moi ne saurait être annulée, ni même remise à plus tard. Si vous êtes dans la mouscaille, mon petit ami, sortez-en. Et ne me rappelez que pour m’annoncer des nouvelles positives !
Il raccroche.
Comme je n’ai rien à fiche d’un combiné téléphonique relié à rien, j’en fais autant.
« Eh bien, me dis-je, une fois de plus te voilà face à face avec toi-même, mon vieux Sana… »
Ce qu’il me faut, c’est faire le blanc dans ma grosse tronche… Pas le vide : le blanc ! Jusqu’à ce qu’un calme himalayesque me rende disponible et clairvoyant.
J’allonge mes pinceaux sur une chaise, croise les mains sur mon ventre et ferme les yeux. De combien de temps disposé-je ? Cela dépend de la rentrée de Larry.
Il a eu une conférence. Je connais l’arsouille, après sa réunion, il n’aura rien de plus pressant en tête que de trouver un pub ouvert et d’y aller avec un autre boit-sans-soif de son envergure. Seulement, les pubs ferment tous avant minuit à Dublin. Et il est minuit. Conclusion, Larry va se pointer avec un ou deux traîne-lattes et faire la razzia de son frigo. A moins qu’il ait à cœur de ne pas importuner sa jeune épouse. Auquel cas il ira chez quelqu’un. Mais chez qui ? Tu donnes ta langue, chérie ?
Chiche ! Oui, mon bijou : chez l’Antonio. Sans vergogne, il va tambouriner à ma lourde.
« J’étais certain que tu crevais de soif, me dira-t-il.
Tiens, je te présente John Fileghann du Morning Post. »
Et ensuite ?
Il s’avance dans la chambre, jette un œil sur mon plumard…
O.K. : je ne lui ouvrirai pas. Seulement il ira alors dans sa piaule à lui ; n’y trouvant pas sa bobonne, il fera tout un bouzin…
Je me lève pour gagner le lit. Je glisse la main sur Marika. Direction ses poches de kimono. Dans celle de droite, je trouve ce que je cherchais : la clé de sa chambre. La plaque de bronze fixée à l’anneau porte le numéro 608. Je tique en réalisant qu’ayant personnellement la chambre 606, leur carrée se trouve à deux lourdes de la mienne. Je sors en catiminette. Tout est calme, silencieux. Quatre secondes s’écoulent et me voici chez les Golhade. Leur appartement est la réplique du mien, sauf que les gravures représentant des fleurs latines ne sont pas les mêmes que chez moi. Ça sent le parfum. Tout est bien rangé, à l’exception d’un adorable petit slip de dentelle blanche jeté sur un siège.
Au boulot, Albert !
Et quel !
Que ne suis-je déménageur de pianos !
Je biche le matelas d’un des lits (ici ils sont jumeaux), je le roule ainsi que le couvre-lit, le saisis à bras-le-corps et l’emporte.
Le reste, tu m’as compris ? Je déteste donner dans le macabre. Le cul, ça oui, tant que tu en veux, et davantage encore, mais le funèbre, non merci. Ce qu’il me faut nonobstant te préciser, c’est qu’en un temps record, j’ai coltiné les deux cadavres et ma literie ensanglantée chez Larry. Le tout dans le plus parfait silence.
Combien fais-je d’aller et retour ? En chaussettes, les muscles tendus, les nerfs en pelote ? I don’t know. J’agis en état second. Je refuse les objections qu’en bon flic je ne puis différer et qui sont que, fatalement, les mortes auront laissé des traces dans ma chambre ; et puis que l’on m’a vu dîner et grimper en compagnie d’Andréa, et encore que la couleur du couvre-lit de chez les Golhade est bleue, alors que le mien est saumon. En m’escrimant de la sorte, je ne fais que différer l’inévitable. Le différer de très peu : quelques heures tout au plus.
Qu’importe ? Ce bref délai est bon à prendre.
Lorsque j’en ai terminé avec mon chambardement, j’inspecte ma turne. Tout serait O.K. s’il n’y demeurait le manteau et la robe d’Andréa. Ces fringues déposées sur un fauteuil me nouent la boyasse et je me retiens pour ne pas vomir… Un dernier voyage au 608 et me voilà provisoirement paré.
Alors là, oui : Do not disturb, mes frères !
Ce pauvre Larry !
Sa gueule quand il va rejoindre sa dulcinée !