Cette journée du samedi fut particulièrement inquiétante pour M. Hilaire.
Si sa femme avait été de meilleure humeur, il eût pu espérer la faire consentir à aller voir les danses dans les établissements du Grand Parc mais, après la scène qu’ils avaient eue, il ne fallait plus y songer!
Vers le soir, les nouvelles devinrent si mauvaises et l’écho des rumeurs des faubourgs populaires si menaçant que M. Hilaire ne fut nullement étonné de voir entrer dans son magasin le citoyen Tholosée, qui tenait une feuille de la dernière heure et qui criait une fois de plus qu’il fallait sauver la République.
Il venait annoncer à M. Hilaire que tous les clubs, dans tous les districts, étaient convoqués le soir même en séance exceptionnelle pour prendre des résolutions et émettre des vœux destinés à soutenir et au besoin à forcer la main au gouvernement et à la commission d’enquête dans leurs poursuites «contre les assassins de Carlier et de Bonchamps!»
Ayant conseillé à M. Hilaire de se rendre de bonne heure, vers les sept heures et demie au plus tard, à son poste de secrétaire, Tholosée, de plus en plus excité, reprit le chemin de l’Arsenal.
Mais il laissait M. Hilaire dans la joie.
Sous prétexte de se rendre au club pour y accomplir des devoirs «inéluctables», M. Hilaire sortirait de bonne heure, et, ma foi, il ne serait pas autrement fâché de remplacer une soirée qui avait menacé d’abord d’être plutôt pénible, qui s’était annoncée ensuite comme exclusivement politique, de la remplacer, disons-nous, par une nuit de plaisir, de chants et de danses au Grand Parc. Il irait au bal, en compagnie de ses braves amis Barkimel et Florent, lesquels ne le gêneraient en rien dans ses recherches.
Fort de ce que le farouche Tholosée venait de dire devant sa femme et après avoir calculé que la défaillance de Mme Hilaire se produisait généralement vers les huit heures et demie après le dîner, il s’exprima ainsi:
– Tu vois, Virginie, que je ne pourrai pas dîner. Du reste, je suis comme toi, aujourd’hui je n’ai pas faim. Je partirai pour l’Arsenal à sept heures et demie.
Mais à sept heures et demie il dut déchanter quand toutes les portes du magasin ayant été fermées, il vit Mme Hilaire glisser dans sa poche la clef de la dernière ouverture basse percée dans la tôle et s’acheminer vers la salle à manger, où la bonne venait de découvrir une soupière fumante.
Mme Hilaire, sans paraître émue par les émanations du potage aux légumes, s’assit et se mit à lire le journal apporté par le citoyen Tholosée.
M. Hilaire la considéra d’un œil consterné.
– Virginie! lui dit-il de son ton le plus humble et le plus engageant, Virginie, as-tu bientôt fini de me faire de la peine? Tu sais que je dois être à sept heures et demie au club; pourquoi me refuses-tu la clef de la porte? Il faut que je m’en aille!
Silence de Virginie.
– On me blâmera et on me cassera… et tu seras bien avancée… toi qui désires avoir un mari conseiller municipal.
«Tu ne veux pas manger? Et tout à l’heure, il arrivera ce qui arrive chaque fois; épuisée par le besoin, vaincue par la faiblesse et victime de ton amour-propre, tu t’écrouleras sur le plancher, et je croirai une fois de plus que tu vas mourir, moi qui t’adore!
En effet, voilà soudain que Virginie laisse glisser sa tête sur son épaule, ouvre la bouche comme pour exhaler un dernier soupir et montre des yeux expirants; puis, elle s’écroule sur le plancher assez adroitement cependant pour ne point casser la chaise.
– Là! qu’est-ce que je te disais! s’écrie M. Hilaire, hors de lui. Cette fois, il ne pousse aucun cri de désespoir, mais montre tous les signes de la plus folle exaspération.
Et comme son malheur veut qu’il ait à côté de lui un baril de mélasse dans lequel trempe la pelle à servir, il charge cette pelle d’une abondante marchandise et envoie, à toute volée, son cataplasme sur la figure agonisante de Mme Hilaire.
Fin du silence de Virginie et résurrection de la bonne dame.
– Brigand! hurle-t-elle! Bandit! Cartouche! Robert Macaire! Balaoo! Chéri-Bibi!
– Enfin, tu parles!
Virginie s’était relevée sans l’aide de personne et, tout en vomissant ses injures encombrées d’un sirop qui lui coulait de toutes parts, elle s’était ruée sur son mari.
Mais ce dernier n’avait point quitté la pelle à mélasse et déclarait froidement qu’il n’hésiterait point à sacrifier le reste du tonneau si Mme Hilaire ne consentait à reprendre ses esprits.
Alors, vaincue, elle se mit à pleurer.
Ce n’était point un spectacle charmeur que celui de Mme Hilaire pleurant dans sa mélasse. Mais il apitoya ce bon M. Hilaire.
– Allons, poupée! fit-il, plus ému lui-même qu’il n’eût fallu le paraître en un pareil moment pour garder tout le bénéfice d’une telle victoire… je vois ce que c’est… Tu veux que je te porte dans ta chambre, comme les autres fois.
Et il porta Mme Hilaire dans leur chambre du premier étage, déployant une force peu commune pour son âge déjà mûr.
M. Hilaire ne redescendit de cette chambre que le lendemain matin pour l’ouverture du magasin, car le dimanche, le magasin, servi par un personnel restreint, était ouvert jusqu’à midi.
Mme Hilaire apparut bientôt à son tour.
Elle s’en fut à son comptoir et vaqua à ses occupations coutumières avec une mine satisfaite et une grâce nonchalante dont tout le monde fut charmé. M. Hilaire tout le premier.
«Au fond, songea-t-il, ce n’est pas une méchante femme. Elle est dépourvue de rancune.»
Sur ces entrefaites, survint Mlle Jacqueline, son livre de messe à la main. M. Hilaire s’empressa auprès d’elle, pour lui dire tout bas:
– Je ne sais rien encore, Mademoiselle Jacqueline! Il m’a été impossible de sortir hier soir… mais ce soir… soyez sûre.
Et il lui jeta tout haut:
– Qu’est-ce que Mlle Jacqueline désire?
Mais tout de suite il se rendit compte que son manège avait manqué de légèreté et de naturel. De son côté, Mlle Jacqueline rougit. Il rougit à son tour. Elle balbutia:
– Je désirerais des mendiants et des noisettes avelines, monsieur Hilaire.
– À quatre francs le demi-kilo?
– Oui.
En la servant, il risqua un coup d’œil du côté du comptoir. Mme Hilaire faisait ses additions. Elle ne devait s’être aperçue de rien.
– Vite, filez!
Jacqueline s’en alla. M. Hilaire revint au comptoir, les mains dans les poches, avec un air détaché:
– Ma bonne Virginie, fit-il à son exquise moitié, si tu veux, nous irons faire un petit tour cet après-midi!
Silence de Virginie.
– Je t’offre une promenade en voiture!
Silence de Virginie.
– Ce soir, nous pourrions aller au théâtre!
Silence de Virginie.
– Au bal!
Silence de Virginie.
M. Hilaire n’y tint plus. Il se claqua la cuisse, croisa les bras, fit:
– Oh! Oh! Oh!
Et puis, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il avait bondi jusqu’à la salle à manger où, en un tournemain, il s’était débarrassé de son tablier à bavette, avait revêtu son veston, qui pendait à une patère, et coiffé son chapeau melon du dimanche.
Une demi-minute plus tard, il était dans la rue.
Monsieur Hilaire! clama Mme Hilaire.
Mais M. Hilaire ne répondit point à cet appel qu’il jugea trop tardif et il continua hâtivement son chemin.
Au coin de la rue Saint-Antoine, il rencontra MM. Barkimel et Florent, qui venaient chez lui, effrayés par les nouvelles du jour.
– Nous dansons sur un volcan! dit M. Barkimel.
– Sur ce que vous voudrez, répliqua M. Hilaire, mais dansons!
Et il les entraîna.
Ce dimanche, malgré l’heure matinale, les rues étaient déjà animées d’une foule oisive, inquiète, prêtant l’oreille à tous les bruits, prompte à s’émouvoir et traduisant son émotion par des cris, des proclamations, des chants.
Il y avait des mouvements de troupe. Deux bataillons qui avaient quitté leur caserne pour venir renforcer la garde du Palais-Bourbon où continuait de siéger la commission d’enquête, furent acclamés.
Flottard, le gouverneur civil, qui passa à cheval, entre deux généraux, arborant un magnifique costume copié sur celui des commissaires aux armées, fut hué et acclamé tour à tour.
Un peu partout, de vigoureux horions furent échangés.
Les éditions spéciales des journaux vinrent apporter des nouvelles de la commission d’enquête.
En dépit du secret extraordinaire dont elle entourait ses travaux, on savait qu’elle avait décidé de demander, dès le début de la séance de lundi, la suspension de l’immunité et de l’inviolabilité parlementaires pour plus de cent cinquante députés et sénateurs dont on donnait les noms et qu’elle rendait responsables de l’assassinat de Carlier.
En tête de liste, on lisait le nom du commandant Jacques.
Mais revenons à nos trois promeneurs, à MM. Hilaire, Barkimel et Florent, qui, en arrivant place de l’Hôtel-de-Ville, furent si brutalement bousculés qu’ils se résolurent à passer sur la rive gauche. Mais là, ils trouvèrent l’université en ébullition et, pour fuir une charge de cavalerie, ils durent se réfugier dans une cour. Ils s’aperçurent qu’ils étaient en plein club des Francs-Archers, mais qu’ils avaient perdu M. Hilaire, lequel avait soudain disparu.
Paris était encombré maintenant de ces clubs que soutenaient mystérieusement les communistes internationaux, en attendant leur tour…
Les cercles populaires avaient établi leur tyrannie dans tous les districts et leurs orateurs ne se gênaient plus pour déclarer que «la Convention française n’avait rien fait de bon tant qu’elle n’avait pas été dominée par la Commune»! De là à prêcher un gouvernement de l’Hôtel de Ville, il n’y avait plus qu’un pas!
Sans compter que les clubs se permettaient d’envoyer des délégués au gouvernement, qui était obligé de les recevoir!
Ils lui signifiaient des réclamations et des résolutions, et même des dénonciations! De la dénonciation à la mise en accusation, il n’y avait pas loin non plus!
M. Florent secouait la tête devant les gémissements de ce pauvre M. Barkimel.
– Ils auront beau faire, ils n’approcheront jamais de ce club des Jacobins de dictatoriale mémoire, où les membres du Comité de Salut Public venaient prendre le mot d’ordre du peuple, où l’on donnait la liste des suspects, des accapareurs et des «agents de Pitt et de Cobourg» que le tribunal révolutionnaire se chargeait de son côté d’envoyer à la guillotine!
Au fond, M. Florent tremblait dans sa culotte; ce qu’il en disait, c’était pour rabaisser la superbe de M. Hilaire, secrétaire de l’Arsenal et pour étonner M. Barkimel par son érudition. Mais il commençait à n’être point plus rassuré que l’ex-marchand de parapluies!
Et ce fut lui qui, le premier, demanda à quitter cette cour où un orateur de carrefour s’écriait:
– Le peuple seul, citoyens, jouit du privilège de ne pas se tromper! Il faut que le peuple envoie des commissaires dans les provinces! Il faut qu’il destitue tous les généraux et qu’il les remplace par des enfants du peuple comme le firent les Français en 93! Il faut que les soldats élisent leurs officiers! et nous n’aurons plus à compter avec l’aventure d’un commandant Jacques qui est la honte de la République! Citoyens! Le monde a les yeux sur vous! Vous faites l’admiration de l’univers! Et c’est le club de l’Université et des Francs-Archers qui sauvera la France et l’Europe du dernier effort de la tyrannie!
– Sortons! souffla M. Florent en saisissant un pan de la jaquette de M. Barkimel!
– Oui, sortons, grelotta M. Barkimel. Cet homme me fait peur… il parle comme un bolchevick!
Et ils se dirigèrent vers la sortie.
Ils avaient perdu leur sauvegarde, ce bon M. Hilaire dont ils appréciaient par-dessus tout l’amitié tutélaire et qu’ils fréquentaient avec assiduité à cause de sa situation exceptionnelle au club de l’Arsenal.
Ils le retrouvèrent sur le trottoir, regardant de droite et de gauche et paraissant fort en peine…
– Mes amis, leur dit-il, vous n’avez point vu un vieux bonhomme qui a des lunettes noires, qui marche tout courbé et qui a au bras un petit baril plein d’olives et de cacahuètes! Tout à l’heure, il est entré une minute dans la cour du club des Francs-Archers, le temps de dire un mot à deux hommes qui se trouvaient à côté de vous. J’ai couru après lui, mais les deux hommes m’ont bousculé et je n’ai plus revu le marchand de cacahuètes. Je me suis retourné du côté des deux hommes et je ne les ai plus revus non plus!
– Et que voulez-vous faire avec votre marchand de cacahuètes? demanda M. Florent.
– Eh! bien, lui acheter des cacahuètes, répondit M. Hilaire.
Soudain il jeta un cri et se faufila avec une rapidité surprenante parmi les groupes.
MM. Barkimel et Florent crurent l’avoir perdu encore une fois. Mais ils le rejoignirent sur le quai et tout de suite il leur fit signe de se tenir tranquilles et de se taire.
Alors ils s’aperçurent que M. Hilaire suivait deux individus d’une tenue et d’une allure singulières.
Au premier abord, ces deux individus donnaient l’impression de matelots, avec leur déhanchement, leur façon de marcher en tanguant, leur manière de rouler les mâchoires comme s’ils exprimaient le jus d’une éternelle chique. Mais leur figure n’avait pas cet air bon enfant et naïf que l’on voit aux marins en bordée dans les villes. Il se dégageait de toute leur personne quelque chose de redoutable et ils étaient loin d’inspirer, à première vue, la confiance.
Enfin, ils parlaient le langage des pires apaches.
MM. Barkimel et Florent ne purent comprendre l’intérêt que pouvait avoir M. Hilaire à suivre ainsi ces formidables drôles. Ils firent comme lui cependant.
M. Hilaire était fort attentif à ce qui se disait devant lui, bien que MM. Florent et Barkimel restassent persuadés qu’il ne devait pas comprendre plus qu’eux cette étonnante conversation.
– Mon vieux Jean-Jean, papa n’a pas l’air à la rigolade aujourd’hui. Il a déposé douze cacahuètes sur la table au frangin qui jaspinait aux Francs-Archers!
– Douze, c’est une de moins que treize? répliqua Polydore.
– Et quand on en reçoit treize, m’est avis qu’on peut numéroter ses os!
– T’as vu que l’braillard a pâli! j’parie que v’là un frangin qu’a voulu écouler du Cravely plus que ça ne faisait plaisir à papa!
– Possible, il n’est pas encore à la coule! Il vient de tirer cinq longes (cinq années) en «Centrousse». Et à ce qu’il paraît qu’il n’a rien eu de plus pressé que de rouquiller au faubourg pour retrouver son ancienne tôle de la rue Saint-Margot. C’est là que papa l’a trouvé.
– Oui, maintenant, il faudra qu’il marche dret (droit) pour le mignard (le commandant).
Tout à coup, ils se retournèrent, car il leur semblait qu’ils étaient suivis d’un peu trop près.
Ils lancèrent un tel coup d’œil à MM. Barkimel et Florent que ceux-ci n’eurent plus la force ni d’avancer ni de reculer.
– Eh bien! fit M. Hilaire, qu’est-ce qui ne va pas?
– Est-ce que nous n’allons point bientôt quitter ces quais? exprima en tremblant M. Barkimel.
– Je serais d’avis, dit M. Florent, que nous fassions un petit tour au bois de Boulogne avant déjeuner!
– Ma foi! fit tout à coup M. Hilaire, ça va! Et, en deux bonds, il avait atteint le marchepied de l’autobus qui venait de s’arrêter et où venaient de monter justement MM. Jean-Jean et Polydore.
Les deux bourgeois suivirent et ne furent pas peu épouvantés de se retrouver sur la plate-forme côte à côte avec les deux terribles mathurins qui, cette fois, s’étaient mis à les dévisager d’une façon farouche.
– C’est-y que t’as un faible pour les «casseroles»? demanda Jean-Jean à Polydore.
– Pas pu que té, mon vieux! non, pas pu que té, répondit Polydore. Et, j’vas même te raconter eune petite histoire qui te fera ben gondoler à c’t’occas…
– J’la connais! fit Polydore! C’est l’histoire du nommé Gésier qui n’avait qu’un œil et à qui on avait dit: filez-le, couchez-le, levez-le et ouvrez l’œil!
– Juste! Pauv’ Gésier! il m’a filé, il m’a couché, il m’a levé. (Il m’a suivi le jour et la nuit.) Mais il n’ouvrira plus jamais l’œil! Tu te rappelles ce coup de savate!
– Quoi? La rousse de tous les pays peut bien nous f… la paix! On fait pas de mal! On est ses s’héros! On a fait l’Subdamoun… l’gouvernement nous a félicités!
– Quéqu’t’en dit, Polydore? Si on leur secouait l’médaillon?
– Je descends, je descends! grelotta entre ses dents M. Barkimel.
– Nous descendons au prochain arrêt, fit M. Florent, qui n’en menait pas plus large.
– Alors, vous me lâchez, fit tout haut M. Hilaire. Je croyais qu’on allait faire un tour au bois?
– Je n’en ai plus envie, déclara M. Barkimel.
À l’arrêt suivant, M. Barkimel et M. Florent se jetèrent hors de la voiture. Ils furent rejoints par M. Hilaire qui riait de leur effroi.
– Eh bien, vous êtes rien capons, vous savez!
– Je me demande, s’écria M. Florent sitôt que l’autobus eut disparu avec fracas, je me demande quelle sorte de plaisir vous pouvez bien trouver à écouter un langage aussi effroyable?
– Écoutez, mes amis, dit M. Hilaire qui semblait «avoir son idée», je vous offre à déjeuner dans un petit restaurant situé en face de la gare des Batignolles et qui a une spécialité de tête de veau dont vous me direz des nouvelles!
– J’adore la tête de veau! acquiesça M. Florent. En route donc!
Vers les midi et demi, les trois amis firent leur entrée dans un restaurant au coin de deux rues animées.
La salle était déjà à peu près pleine.
– Messieurs, fit Hilaire, qui semblait chercher quelque chose ou quelqu’un… si vous le voulez bien, puisque cette salle est pleine, nous allons monter dans le cabinet du premier étage.
MM. Florent et Barkimel, qui étaient arrivés en haut de l’escalier, poussèrent une sourde exclamation et eurent un mouvement de recul.
À une table, en face d’eux, contre la fenêtre, les deux formidables mathurins achevaient de déjeuner!
Et déjà, M. Barkimel entraînait à reculons M. Florent dans le trou du petit escalier en tire-bouchon d’où émergeait à demi le long corps de M. Hilaire.
– Qu’avez-vous? dit d’une voix calme M. Hilaire. Et pourquoi tout ce tapage?
Jean-Jean et Polydore s’étaient levés après avoir jeté un billet sur la table; ils se regardaient maintenant en allumant leur cigare de six sous et ils avaient l’air, dans leur épais mutisme, de se concerter du coin de l’œil sur le genre d’opération qui allait les débarrasser pour toujours de ces trois gêneurs qui les poursuivaient depuis le matin.
Leur dessein était devenu si visible et le grognement qu’ils firent subitement entendre en s’avançant droit sur le trio parut si épouvantable à MM. Barkimel et Florent que ceux-ci se mirent à pousser des cris d’écorchés.
Ils se jetèrent dans l’escalier. M. Hilaire qui les reçut dans ses bras prit aussitôt la parole en ces termes:
– Messieurs, je vous assure que vous vous méprenez étrangement; le hasard nous a conduits sur vos pas! Ces messieurs sont bel et bien d’inoffensifs bourgeois.
«L’un est mon ami Florent, qui a tenu jadis une papeterie dans le district du Marais, l’autre est mon ami Barkimel, qui fut marchand de parapluies dans les mêmes parages. Je les connais depuis quinze ans. Ils sont incapables, comme vous le voyez, de faire du mal à une mouche! et il a suffi que vous les regardiez de travers pour qu’ils s’évanouissent dans mes bras!
– Et vous, qui jactez si bien, qui êtes-vous donc? demanda M. Jean-Jean d’une voix terrible.
– Je suis M. Hilaire, directeur et propriétaire de la Grande Épicerie moderne, fournisseur du commandant Jacques, pour vous servir!
Cette déclaration produisit immédiatement son petit effet.
– Vous connaissez le commandant Jacques? demanda Jean-Jean sur un ton tout adouci.
– Si je le connais! Nous avons fait nos premières études ensemble! Et j’ai été longtemps au service de Mme la marquise du Touchais!
– Vous connaissez la marquise du Touchais? s’exclama Jean-Jean.
– Il connaît la daronne! répéta Polydore.
– Et Mlle Jacqueline, et Mlle Lydie et toute la famille, et j’en suis fier, croyez-le bien! Et si vous êtes de leurs amis, permettez-moi de vous le dire: les amis de mes amis sont mes amis! Le jour où, passant devant mon seuil, il vous plaira de venir boire à la santé du commandant, ce sera un beau jour pour la Grande Épicerie moderne.
– Puisqu’il en est ainsi, commençons tout de suite! proposa Jean-Jean. Une tournée à la santé du commandant!
Rassurés, MM. Barkimel et Florent serrèrent avec effusion les rudes mains de leurs nouveaux amis.
On appela le garçon. On but. On trinqua. On cria: «Vive le commandant!» et après une dernière accolade et un dernier coup d’œil sur la pendule, les deux mathurins descendirent.
M. Hilaire se précipita à la fenêtre.
M. Barkimel dit à M. Florent:
– Commandons le déjeuner, moi, je meurs de faim! Eh bien, qu’est-ce que vous regardez là, monsieur Hilaire?
– Eh! mais, ce sont mes deux hommes qui traversent le boulevard.
– Ces deux louches individus ont l’air de vous préoccuper vraiment! fit timidement M. Barkimel en tirant la manche de M. Hilaire.
– Savez-vous bien qu’ils auraient eu bien des excuses de nous casser la figure! ajouta M. Florent. Nous les suivons depuis ce matin!
– Sans doute, monsieur Hilaire, vous les avez entendus parler entre eux de ce restaurant et vous nous avez fait la mauvaise farce de nous amener ici sans nous prévenir!
Mais M. Hilaire, toujours à son poste d’observation, ne semblait rien entendre.
– Tenez! les voilà qui entrent dans ce bel hôtel, dit M. Barkimel qui s’était mis, lui aussi, à regarder à la fenêtre. Ma parole, ils entrent là comme chez eux!
Le garçon venait de remonter avec les couverts. M. Hilaire se retourna vers lui et l’interrogea.
– Dites-moi, garçon! quel est ce bel hôtel, là-bas, de l’autre côté du boulevard?
– Cet hôtel-là, répondit le garçon d’une voix caverneuse, c’est celui de Mlle Sonia Liskinne, et le monsieur qui descend de voiture et qui entre dans l’hôtel, c’est M. Lavobourg, vice-président de la Chambre des députés, qu’on dit son ami et qu’est un traître à la République! Ces messieurs ont choisi?
M. Hilaire commanda ce qu’il voulut. MM. Barkimel et Florent n’avaient plus faim.