IV LA BELLE SONIA

Ce même soir, dès huit heures – on ne dînait qu’à neuf – le grand salon bleu de l’hôtel du boulevard Pereire, le fameux hôtel de Sonia Liskinne, était déjà plein d’invités.


C’était la tante Natacha qui recevait, en attendant la jolie maîtresse de céans qui se faisait désirer et que l’on excusait, car on savait qu’elle était rentrée très tard de la Chambre.


Il y avait là les grands républicains: Michel, Oudart, Barclet, sénateur, membre de l’Institut, qui croyaient fermement que la nouvelle idole travaillait pour eux, c’est-à-dire pour l’épuration de la République; ils le croyaient, parce qu’ils pensaient que Jacques, au fond, ne pouvait rien sans eux.


Les autres, qui n’étaient point de ce parti, partageaient les mêmes espérances et peut-être les mêmes illusions. C’est ainsi que le baron de la Chaume, l’un des plus assidus, qui représentait dans ce salon la vieille diplomatie, prudente et temporisatrice, susurrait à l’oreille de tous ceux qui l’approchaient que, s’il était vrai que le commandant Jacques ne pût rien commencer sans les grands démocrates, il ne pouvait rien finir sans les grands conservateurs.


À quoi, le petit Caze, de l’Action gauloise, qui eût volontiers traité la Chaume de vieille baderne, répliquait que ses amis et lui ne consentiraient à être les dupes de personne et que si le commandant tardait à montrer son drapeau, ils ne feraient qu’une bouchée de la «nouvelle idole».


On disait que «l’empire», car il existait aussi un parti impérialiste, était représenté très mystérieusement à l’hôtel du boulevard Pereire par le couple Askof.


Un singulier ménage que celui-là.


Le baron d’Askof était beaucoup plus jeune que sa femme, laquelle était une Délianof, Russe polonaise déjà mariée en premières noces au prince Galitza, mort tragiquement à la chasse aux loups. De ce premier mariage, elle avait une grande fille de dix-huit ans, Marie-Thérèse, qui fréquentait les mêmes cours que Mlle Lydie de la Morlière, la fiancée du commandant Jacques.


Où la princesse Galitza avait-elle été chercher ce baron d’Askof, un grand bel homme maigre qui étalait une magnifique barbe d’or, le seul or, prétendait-on, qu’il eût apporté dans la corbeille? On le disait d’origine hongroise, mais personne n’eût pu l’affirmer. Les Askof étaient inconnus avant que l’ex-princesse ramenât ce nouveau mari du fond des steppes pour l’imposer à la haute société cosmopolite, ce qui fut vite fait.


Elle paraissait adorer le baron, son «beau Georges», et s’en montrait jalouse, ce qui n’empêchait pas Georges de faire la cour à toutes les femmes, en général, et à Sonia Liskinne en particulier.


Il n’était pas le seul. Tous les hommes qui étaient là avaient été plus ou moins pris au charme irrésistible de la grande artiste, jusqu’à ce fou sympathique de Lespinasse, qui représentait le groupe agrarien, jusqu’au syndicaliste Bassouf, jusqu’au juif Lazare, principal commanditaire d’un grand journal. Jusqu’au vieux père Renard, un ouvrier à peine dégrossi que Sonia avait trouvé le moyen d’attirer chez elle.


«Par lui nous saurons à quoi nous en tenir sur les syndicats», avait dit Sonia au commandant.


Pour qu’on ne l’accusât point de faire uniquement de la politique, la maîtresse de céans prenait soin de mêler son monde. Ce soir-là, arrivèrent Lucienne Drice, de la Comédie; Yolande Pascal, du Grand-Théâtre, un petit diable noir comme un pruneau qui était l’amie du directeur du Crédit mécanique, société au capital de cent millions, une puissance: tout le monde de la grande industrie.


Ainsi, même avec les femmes, Sonia trouvait le moyen de tout faire servir à son dessein qui était le triomphe de Jacques, et celui de Lavobourg, bien entendu.


Mais Lavobourg faisait une si piètre figure à côté de Jacques.


Qu’aurait-il été sans elle ce Lavobourg! C’est à elle qu’il devait toute sa carrière politique et même sa vice-présidence!


Il le savait bien. Aussi n’avait-il pas «pipé», comme elle disait à Jacques, quand elle avait jeté d’emblée le pauvre homme, et sans lui demander son avis, dans la ténébreuse aventure.


Arrivèrent encore l’exquis Martinez, sculpteur, poète et danseur de tango, très à la mode, puis la Tiffoni, la première danseuse de l’Opéra; avec elle, c’était le parti modéré qui entrait.


Tout ce monde avait pu croire que, vu les circonstances, le fameux dîner du vendredi n’aurait pas lieu; aussi n’avait-on cessé de téléphoner à l’hôtel mais il avait été répondu que rien n’était changé aux habitudes de la maison.


Et les habitués étaient accourus.


Une ardente curiosité poussait les uns; ceux qui n’avaient pas assisté à la séance.


Les autres affectaient une grande circonspection. La chance extraordinaire de Jacques les confondait et, il faut bien le dire, leur faisait peur.


Lespinasse, qui n’y allait jamais par quatre chemins, montrait seul un enthousiasme débordant. Il répétait à Martinez les phrases de Jacques; son serment à la tribune, son cri: «Je vous en chasserai!»


Et, se retournant vers tous: Mais je vous dis qu’il n’a qu’à se présenter dans toutes les circonscriptions… un plébiscite!


– Et je sais ce qu’il a trouvé, fit-il en agitant ses grands bras et en faisant le simulacre d’exécuter un roulement avec des baguettes imaginaires… Il a retrouvé le tambour de Brumaire!


– Et voici Notre-Dame de Thermidor!


Sonia venait, en effet, de pénétrer dans le salon. Un murmure glorieux accompagna cette entrée sensationnelle. Martinez, citant le poète, déclara que les Parisiens n’avaient rien vu de plus beau:


«Quand, au son du canon, dansait la république,

Et quand la Tallien, soulevant sa tunique,

Faisait de ses pieds nus craquer les anneaux d’or!»


Jamais cependant elle n’était apparue aussi belle, aussi rayonnante, aussi séduisante. Avait-elle résolu de faire tourner toutes les têtes? ou, tentative encore plus importante, de s’emparer d’un cœur?


La chronique la disait, naturellement, fort amoureuse de son grand homme (et il ne s’agissait point de Lavobourg) et la chronique ajoutait que le grand homme, qui ne pensait qu’à la politique, se souciait peu de la femme.


Après avoir serré les mains, elle s’avança vers Lavobourg, qui apparaissait sur le seuil du salon.


– Mon Dieu! comme vous êtes pâle! Oh! ajouta-t-elle avec son beau rire un peu trop sonore de théâtre, il faut vous remettre, mon cher! Vous en verrez bien d’autres!


Lavobourg, de pâle qu’il était, devint jaune, et se courba, dissimulant mal une grimace qui voulait être un sourire pour déposer un baiser d’esclave sur ces jolies mains qui le tenaient captif.


Quand il put dire deux mots dans le particulier à Sonia, ce fut, du reste, pour lui faire part de sa folle angoisse:


– Qu’allons-nous faire? À quoi nous résoudre? Toute la police est à nos trousses. L’hôtel est surveillé. On dit que la commission d’enquête se réunira dès demain et prendra tout de suite des mesures exceptionnelles.


– Eh! mon cher, nous savons tout cela, mais encore elle ne peut ordonner d’arrestations préventives qu’après une séance de la Chambre où serait levée l’immunité parlementaire! Ils n’ont plus de preuves! Il faudra donc que la commission en trouve ou en invente; tout cela demandera bien vingt-quatre heures!


– Dans vingt-quatre heures, je ne réponds plus de rien: Hérisson a eu une importante entrevue avec Cravely!


«On dit couramment que, lundi, nous coucherons tous à la Santé…


Ça, mon ami, c’est possible!


Lavobourg regarda attentivement sa maîtresse.


Elle en savait plus long que lui, comme toujours.


– Oui, vous m’avez compris, avoua-t-elle, d’une voix sourde… lundi, nous coucherons tous à la Santé, ou ils y coucheront, eux!


Et elle le laissa tout pantelant de la nouvelle et tout enivré de son parfum.


Le plus beau était que, s’il n’ignorait plus que «c’était pour lundi», il ne savait toujours point ce que l’on ferait lundi. Personne ne le savait, pas même Sonia.


Tout à coup il songea que, Bonchamps mort, c’était à lui que revenait toute la responsabilité de la police de la Chambre, lui qui commandait la force armée réservée à sa garde, lui qui pouvait convoquer l’assemblée exceptionnellement, en cas urgent, s’il le jugeait utile…


Il s’assit car il avait les jambes brisées. Son pouvoir, soudain entrevu, l’écrasait.


Sonia avait fait quelques pas. Tout à coup quelqu’un vint la rejoindre. C’était le baron d’Askof qui, depuis qu’elle était entrée, ne l’avait pas quittée de son regard ardent. Profitant de ce que la baronne s’était laissée entreprendre par une amie, il entraîna Sonia derrière un paravent qui semblait avoir été placé là pour isoler ceux qui avaient à échanger des propos graves et secrets, dans ce salon d’amour où l’on ne parlait que politique.


Et ce fut en effet de politique que le baron parla tout d’abord.


– Sonia, êtes-vous contente de votre grand homme?


– Mais oui, mon cher, quelle question!


Sonia, les événements vous plaisent-ils?


Il me semble, mon cher, que je commence à vivre, et je n’ai pas oublié que c’est à vous que je le dois.


– Merci pour cette bonne parole. Vous n’avez donc pas oublié que c’est moi qui vous ai amené Jacques ici.


– Certes non.


– Et dans un moment où vous étiez lasse de tout.


– Oui, dans un moment où la vie ne m’avait jamais paru aussi plate, aussi peu digne d’être vécue.


– Et où, pour la première fois, j’osai vous parler de mon amour! Vous rappelez-vous ce que vous m’avez répondu?


– Oui, je vous ai dit que j’étais lasse de l’amour comme du reste et que mon cœur n’appartiendrait plus qu’à celui qui m’aiderait à accomplir une grande chose, une chose presque au-dessus des forces humaines.


– Et je vous ai répondu que je serais cet homme-là! Vous avez cru que je me vantais. Le soir même Jacques était chez vous! Et quand il fut parti je vous ai dit ce que je comptais faire avec Jacques et avec une femme comme vous pour le guider…


– Oh! Jacques n’avait besoin de personne! répliqua-t-elle vivement et en commençant de regarder plus attentivement son interlocuteur, ce qui l’amena à s’écarter légèrement.


– Jacques n’avait besoin de personne, répliqua-t-il, le croyez-vous? le croyez-vous vraiment?


Elle vit son masque dur. Pour rien au monde elle n’eût voulu le froisser, ni surtout le perdre dans ces minutes précieuses où Jacques avait plus que jamais besoin de tous ses collaborateurs.


– Mon cher, je vous dis que Jacques était assez grand pour se diriger tout seul, mais loin de moi la pensée d’oublier tout ce que vous avez fait pour lui!


– Et pour vous, tout est là! Il ne s’agit plus de Jacques, maintenant, mais de nous deux, uniquement de nous deux.


En prononçant ces derniers mots pleins d’audace et de menaces, il lui avait pris sa belle main qu’elle se garda de lui retirer… et il baisait le bout des doigts avec une humilité parfaite.


– Vous êtes un grand fou, dit-elle, et vous me prenez fort au dépourvu avec votre déclaration. Je ne pense plus qu’à la politique, moi. Laissez-moi un peu me reconnaître au milieu de tous ces événements et quand nous aurons triomphé, n’est-ce pas? eh bien! mais, ma foi, il sera encore temps de parler de tout cela!


Et elle se leva, mais elle fut étonnée de constater qu’il ne la regardait plus… ses yeux s’étaient détournés d’elle pour se fixer avec une haine indicible sur le nouveau personnage qui faisait son entrée dans le salon: C’était la nouvelle idole!


– Monsieur le commandant Jacques du Touchais! annonça le valet, Monsieur le lieutenant Frédéric Héloni.


Ils furent entourés tout de suite, félicités. Et pendant qu’on congratulait ainsi l’homme du jour, Sonia se disait: «Mon Dieu! ils le détestent tous! Il n’y a que moi qui l’aime!»


Mais Jacques s’en fut à elle et elle ne pensa plus qu’à lui plaire et à lui sourire. Malheureusement, il paraissait distrait.


Frédéric résumait à Mme d’Askof les journaux du soir qui, depuis quelque temps, étaient presque tous favorables au commandant. Ainsi, ces feuilles racontaient-elles, sans la moindre hésitation, que Carlier, ne pouvant apporter les preuves promises, s’était suicidé et que l’extrême-gauche, furieuse de la disparition de son leader, s’était ruée tout entière sur le commandant Jacques.


Enfin, elles complétaient ce tableau tragique en annonçant que Bonchamps, vaincu par tant d’émotion, s’était affaissé au fauteuil présidentiel, pour ne plus se relever.


On annonça que «Madame était servie» et l’on passa dans la salle à manger.


Chose extraordinaire: le commandant se montra gai… Il racontait avec des détails amusants la scène du pugilat dont il avait failli être victime.


– Ah! ils auraient pu vous tuer! fit Lespinasse. Songez que vous veniez de leur dire que vous vouliez les chasser du Parlement.


– Il paraît que Pagès prépare un grand discours pour lundi, fit Jacques avec un singulier sourire… un discours dans lequel il fera le procès de cette République dont j’ai parlé de l’exiler!


Et que lui répondrez-vous? demanda effrontément Caze. L’utopie en politique commence où le roi finit!


Je vous donne rendez-vous lundi, monsieur, fit assez sèchement le commandant, et vous me direz alors si ma réponse vous plaît!


Puis, se tournant vers Michel et Barclet qu’il avait un immense intérêt à ménager:


– Nous avons raison, messieurs, la République a été détournée de ses destinées. Il s’agit de la sauver de ces hommes et de la ramener dans le droit chemin. Il s’agit aussi de faire en sorte qu’elle ne retombe plus dans les mêmes erreurs et pour cela, que faut-il? Ajouter quelques paragraphes à une Constitution qui, somme toute, est excellente!


Autour de lui, on s’étonna et l’on cessa de manger pour l’écouter: c’était la première fois qu’il daignait s’étendre en public sur cette question et chacun tâchait à démêler dans ses paroles ce qu’il fallait prendre et ce qu’il fallait laisser pour connaître enfin «le système du commandant!»


Et Jacques, d’une voix claire, parfois stridente et impérieuse, exposa son projet d’une Constitution comme il l’envisageait, vigoureuse et opérante et qui mettrait les responsabilités à la tête du gouvernement, dans les mains du chef de l’État.


Il termina son long exposé au milieu des approbations. Puis il fit signe à Sonia Liskinne de se lever.


Il trouvait qu’il y avait assez longtemps qu’on était à table. Il avait dit ce qu’il avait voulu dire. Et il savait que tout ce qu’il avait dit serait dans tous les journaux le lendemain matin. Maintenant il n’avait pas de temps à perdre. Ces gens ne l’intéressaient plus.


Il salua ces dames et sortit, accompagné de Sonia.


Dans le petit salon désert qu’ils traversaient, elle lui étreignit les mains.


– Oh! mon ami, mon ami! fit-elle en l’enveloppant de son irrésistible regard d’amour qui lui servait généralement pour la grande scène du deux, car, même quand elle était sincère, elle ne cessait jamais tout à fait d’être la grande comédienne… comme je vous aime ainsi! Comme vous avez été beau à la Chambre! Et comme vous leur avez parlé ici! Je vous admire: aux soldats, vous parlez comme un grand capitaine, aux politiciens, vous tenez le langage de la plus pure politique!


– Vous croyez! J’imagine, Sonia, répondit-il assez brusquement, que vous n’y entendez rien. Je viens de leur parler comme un caporal. Et c’est ce qui les séduit, ma chère.


– Vous avez encore raison. C’est moi qui suis une sotte.


– Non, vous êtes ma plus utile collaboratrice. Je ne pourrais rien sans vous.


– Alors, récompensez-moi. Souriez-moi. Vous ne m’avez même pas regardée ce soir. Dites-moi que je suis jolie, que ma toilette vous plaît!


– Vous êtes adorable, adieu!


– Vous viendrez travailler cette nuit?


– Oui, je ne m’accorde pas une minute de repos, pendant quarante-huit heures. Prévenez Askof. Ah! à propos! ce pauvre Lavobourg m’a bien l’air affaissé! Dites-lui donc qu’il sorte une autre mine.


– Dieu! que vous êtes méchant! Vous n’avez pas un mot aimable pour vos vrais amis.


À ce moment, un domestique, montant du vestibule, présenta au commandant un pli sur un plateau.


Jacques décacheta, fébrile, lut et demanda une bougie à la flamme de laquelle il brûla la missive. Il était redevenu instantanément calme et souriant.


– C’est bien? interrogea-t-elle.


– C’est parfait! répondit-il. Mon vieil ami, le général Mabel, commandant la place de Versailles, qui était un peu souffrant ces jours-ci, m’annonce qu’il est maintenant tout à fait d’aplomb.


Et il se sauva, sans plus de démonstration, la laissant toute pensive…


À elle aussi, il faisait un peu peur, cet homme qui semblait avoir le don de frapper à mort ceux qui lui faisaient obstacle et de rendre la santé à ceux dont il avait besoin!

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