– C’est bien! fit le Subdamoun, d’une voix instantanément changée. Faites attendre!
Et il pria les deux femmes de le laisser seul…
La douce émotion de tout à l’heure avait disparu, faisant place à une agitation qu’il essayait vainement de dissimuler.
Comme les deux femmes restaient stupéfaites de cette transformation, il leur fit un signe bref d’avoir à disparaître et il s’assit à son bureau.
Il essayait de «se reconquérir».
L’ennemi était dans la place, car, évidemment, c’était un ennemi qui lui apportait une révélation pareille, un ennemi à mort!
Il ne voulait point, avant la partie qui allait se jouer, laisser voir son atroce inquiétude. Il devait dès l’abord traiter l’ennemi en imposteur! car l’imposture constituait son seul et dernier espoir!
Oui, il voulait croire qu’on allait mentir! Et il devait montrer, en face d’une pareille machination, un front calme!
Malheureusement, les réflexions qu’il avait faites sur certains événements de ces derniers temps lui rendaient très difficile le calme nécessaire.
Il eût préféré se trouver dans la brousse, en plein piège sauvage que dans ce vieil hôtel si calme, où les deux personnes l’attendaient dans le petit salon!
Il avait choisi ce petit salon parce qu’il était fort retiré, à l’extrémité d’un corridor, qui servait souvent, dans la journée, de chambre de repos à sa mère et où l’on pouvait causer en toute tranquillité, sans crainte d’éveiller une oreille indiscrète.
Le Subdamoun ouvrit un tiroir et sortit un revolver qu’il arma.
Il mit le revolver dans sa poche, et puis il arpenta la pièce de long en large. Il s’efforçait d’arrêter un plan. Il n’y parvenait pas.
Soudain, la porte s’ouvrit. Il se trouva en face de sa mère qui paraissait aussi agitée que lui.
– Jacques! fit-elle, qu’y a-t-il? En passant devant le petit salon, dont la porte était restée entrouverte, j’ai entendu une voix qui disait: «Va-t-il nous faire attendre encore longtemps?» Et j’ai reconnu cette voix: c’était celle de la baronne d’Askof!
Le Subdamoun, sur ses gardes, parvint à cacher un peu l’émotion que lui causait le prononcé de ce nom.
La baronne d’Askof! C’était là l’ennemie!
Il songea à tout ce que le baron avait pu faire ou faire faire au nom du Subdamoun quand ils avaient encore partie liée et, intérieurement, il en frémit. Au fond de quel abîme roulait-il donc?
La marquise insistait:
– Jacques! pourquoi n’as-tu plus confiance en moi? Je suis sûre qu’un grand danger te menace!
– Vous vous trompez, ma mère, répondit-il. J’ai rendez-vous avec la baronne d’Askof parce que nous devons finir de régler certaines affaires concernant le passé; mais je ne cours aucun danger.
Elle ne bougeait pas. Il en marqua de l’impatience:
– Vous devriez aller vous reposer. Je vous avais, du reste, demandé de me laisser recevoir ces gens… sans vous en préoccuper!
Il ne lui avait jamais parlé ainsi. Elle en fut plus épouvantée encore:
– Tu ne te vois pas, malheureux enfant! Depuis quelques jours, on ne te reconnaît plus! Toi, ordinairement si maître de tes sentiments, tu n’arrives pas à nous cacher ton inquiétude. Pourquoi ne te confies-tu pas à moi? Ces Askof, je les ai toujours considérés comme des bandits…
– Le fait est, accorda le Subdamoun, que je les crois capables de tout!
– Ah! tu vois! Eh bien, ne reçois pas ces gens-là! Il ne faut plus qu’ils viennent chez toi! Il faut rompre avec eux!
– C’est justement pour rompre qu’il faut que je les reçoive… Et puis, tu oublies que cette entrevue avec la baronne peut ne pas être inutile à la réalisation des projets de Frédéric et de Marie-Thérèse.
– Tais-toi! Tu oses me donner un pareil prétexte! Marie-Thérèse attendra sa majorité s’il le faut! Et s’il ne s’agit que de cela, j’irai recevoir la baronne moi-même… Ta figure me fait peur et j’ai peur pour toi…
Il ferma les poings. Et puis tout à coup, devant le visage douloureux de sa mère, il céda:
– Écoute, mère, puisqu’il en est ainsi et qu’il faut en finir, je vais tout te dire en deux mots: Ces gens-là viennent, paraît-il, m’apporter la preuve que je n’ai été dans toute l’affaire du coup d’État que l’instrument d’un bandit! Oui, d’un brigand de droit commun, d’un assassin! Et ils viennent me dire le nom de cet assassin! Tu vois bien qu’il faut que je les reçoive…
Cécily ne répondit pas. Elle n’en avait pas la force. Toutes ses terreurs, toutes ses appréhensions, tout ce qu’elle avait redouté depuis qu’elle avait remarqué comment le crime profitait à son fils, l’image terrible et confuse de l’homme qui l’avait sauvée elle-même, le souvenir hallucinant d’une captivité dans un souterrain où se traînait à ses genoux un esclave immonde, et surtout le nom du personnage qui s’était révélé par l’image dans la petite chapelle aux reliques, le nom fatal, le nom que les petits enfants de France avaient appris à redouter comme celui de l’ogre ou du loup-garou… tout cela surgit, réapparut, l’entoura d’une ronde diabolique, anéantit son esprit, brûla ses yeux, assourdit ses oreilles… ses oreilles qui tintaient du nom aux syllabes si tragiquement sonnantes… «Chéri-Bibi! Chéri-Bibi!» Elle étendit les bras et cria:
– N’y va pas! N’y va pas!
Elle s’était agrippée à lui; il la secouait comme une entrave quelconque, oubliant qu’elle était sa mère… et elle râlait sans lâcher prise.
– N’y va pas! N’y va pas!
Affolé à l’idée que sa mère voulait l’empêcher de savoir, il se précipita, la traînant derrière elle… Et ils arrivèrent ainsi à la porte du petit salon qui avait été refermée.
Là, il s’arrêta.
Il écouta.
Elle aussi, dominant subitement son commencement de folie, s’était dressée et écoutait.
Ils n’entendaient rien, rien que le battement affreux de leurs cœurs.
Il se décida à ouvrir la porte brusquement et ils entrèrent.
Une lumière douce, tamisée par les fleurs de verre des lampes électriques, s’épandait sur le centre de la pièce, laissant les coins dans l’ombre.
Ils s’étonnèrent. Il n’y avait plus personne dans le petit salon!
– Partis! s’écria le Subdamoun; pourquoi sont-ils partis?
Et cela l’épouvantait davantage encore qu’ils fussent partis, quand il croyait les trouver là, à l’attendre.
Comme il avançait vers le milieu de la pièce, il glissa sur le tapis.
Il se pencha.
Sa main alla jusqu’au tapis; puis il regarda cette main à la lumière.
Il poussa un cri: elle était rouge! Du sang! Sa main était rouge de sang!
Alors il se jeta à genoux et regarda, regarda la grande mare de sang qui coulait, glissant vers la fenêtre…
Là, près de la fenêtre, il ramassa, un chapeau un chapeau rond, en feutre, ordinaire, vulgaire, bossué… et… un peu plus loin, un sac… un sac de femme, un coquet réticule ouvert et tout maculé de sang.
Il se releva avec une figure hâve, des yeux de fou:
– On a assassiné quelqu’un ici! Appelle! Mais appelle donc! Appelle les domestiques!
La marquise restait là, debout, la bouche grande ouverte, les yeux pleins d’horreur, les mains tremblantes à ses joues blêmes…
– Il les a encore tués! Il les a encore tués!
Le Subdamoun s’arrachait les cheveux. Mais qui, il? «Ah! je veux savoir! je veux savoir!»
Il se trouvait près de la fenêtre entrouverte qui donnait sur le jardin intérieur de l’hôtel. Cette fenêtre, sous une brise légère, fit entendre un léger grincement.
Le Subdamoun pensa aussitôt que le criminel s’était enfui par là, avec ses cadavres!
D’un geste terrible, il finit d’ouvrir la fenêtre et bondit dans le jardin.
Le clair de lune lui fit voir, en face de lui, un homme penché sur un soupirail, qui poussait là quelque chose…
Au bruit que le Subdamoun avait fait en sautant, l’homme s’était retourné…
Et le Subdamoun reconnut «son sauveur», celui qui l’avait fait fuir de la forteresse, l’homme qui avait tué M. Dimier et tant d’autres! Il sortit son revolver de sa poche et courut à l’homme.
Celui-ci vit bien qu’il n’aurait point le temps de se glisser par le soupirail et s’enfuit… avec une vélocité incroyable… Il faisait des bonds insensés dans le jardin pour échapper au Subdamoun…
Jacques criait: «Arrêtez, ou je tire!» Mais l’homme, sans répondre, l’avait encore évité et était revenu près de la fenêtre par laquelle le Subdamoun avait pénétré dans le jardin.
L’homme sauta, par la fenêtre, dans l’hôtel.
Le petit salon était vide. Il le traversa comme une flèche, gravit un petit escalier qui conduisait au premier étage, et trouva là, sur le palier, la marquise qui appelait en vain, d’une voix mourante, les domestiques.
Devant l’apparition épouvantable, elle tomba à genoux.
L’homme dit:
– Cachez-moi, Cécily!
Et il entra dans la chambre de la marquise, dont il referma la porte.
«Cachez-moi, Cécily!» La marquise poussa un cri… Cette voix! cette façon de dire: Cécily! Et puis, ce suprême appel de celui qui avait, été le compagnon de ses jeux enfantins et qui, jadis, contentait ses moindres caprices de «demoiselle» et cette façon de prononcer ce mot: «Cécily!» comme le marquis du Touchais, à son retour. Elle en frissonna jusque dans les moelles…
Quand Jacques apparut à son tour sur le palier, elle répondit à ses questions furieuses:
– Non! je ne l’ai pas vu!
Et elle entra dans sa chambre.
Elle ne le vit pas. Elle ne savait pas où il s’était caché. Elle dit tout haut:
– Ne bougez pas!
Les pas de Jacques s’approchèrent. Le Subdamoun ouvrit la porte de la chambre de sa mère. Il avait toujours le revolver à la main. Sa rage et sa déconvenue le faisaient écumer:
– Où sont les domestiques? Il n’y a pas un domestique ici? C’est à croire que cet homme avait pour complices tous les domestiques!
Sa mère ne lui répondait pas. Elle s’était mise à son prie-Dieu et priait.
Le Subdamoun ressortit, continuant ses affolantes recherches. Il entra dans la chambre de Lydie que l’absorption d’un narcotique faisait dormir cette nuit-là plus qu’à l’ordinaire, sans doute à la suite de certaines précautions de Chéri-Bibi.
Pendant l’absence du Subdamoun de la chambre de sa mère, il n’y eut entre la marquise et l’homme qui était caché là quelque part, pas un mot d’échangé: il n’y eut entre eux que la prière qu’elle disait.
Jacques revint. Il dit:
– Cet homme est le démon et c’est cet homme qui m’a sauvé!
– Oui, fit-elle en quittant son prie-Dieu…
– Vous doutiez-vous de cela? ma mère.
– Oui, dit-elle encore.
– Mais c’est la plus épouvantable des catastrophes! Nous ne connaissons pas cet homme!
– Si, interrompit-elle. Moi, je le connais!
– Vous le connaissez!
– Oui…
Il s’était levé. Il la fit asseoir de force. Il la brutalisait. Elle ne se défendit pas.
– Depuis longtemps?
– Oui…
– Son nom?
– Chéri-Bibi!
Il eut un sursaut. Sa raison chancelait. S’il n’y avait pas eu devant lui la figure tragique de sa mère, il aurait dû croire qu’elle se moquait de lui ou qu’elle était elle-même une folle: Il était le protégé de Chéri-Bibi, de Chéri-Bibi qui avait assassiné ses deux grands-pères! Chéri-Bibi! Ah! ce nom! Il l’avait entendu autour de lui quand il était tout petit! Il avait été élevé dans un pays plein de la légende de ses crimes! Dans une maison toute sanglante encore de son passage! Il savait qu’on ne comptait plus, à cette époque, le nombre des victimes de Chéri-Bibi! Quand il passait près d’une boucherie du Pollet, à Dieppe, sa miss l’arrêtait pour lui conter l’histoire du jeune garçon boucher qui avait appris derrière ces grillages à donner son premier coup de couteau!
Il se rappelait encore qu’on cessait tout à coup de parler de Chéri-Bibi, quand la bonne, l’excellente Jacqueline, en religion sœur Sainte-Marie-des-Anges, s’approchait. Car cette sainte était la sœur de ce monstre!
Tout à coup le Subdamoun se mit à rire d’une façon effrayante.
– Voyons! voyons! voyons! Qu’est-ce que tout cela veut dire? Ce Chéri-Bibi est mort depuis longtemps!
– Non!
– Mais vous croyiez vous-même qu’il était mort!
– Oui!
– Et depuis quand savez-vous qu’il est vivant?
– Depuis que je sais que le marchand de cacahuètes et lui ne font qu’un!
– Et il y a longtemps de cela?
– Non! Il y a quelques jours!
– Et vous ne l’avez pas dénoncé?
– Il vous a sauvé!
– Que ne m’a-t-il tué à la place de ses victimes! s’écria le Subdamoun.
– Et moi aussi, hélas! gémit Cécily d’une voix étrange… Oui, vous avez raison, dix mille fois raison, Jacques. Il n’y a point au monde de personnes plus misérables que nous à cause de ce monstre! Je ne l’ai point dénoncé, mais je le maudis. J’aurais préféré mourir de sa main que de nous savoir défendus par lui!
Le Subdamoun regardait sa mère. Elle parlait sans le regarder, avec une singulière énergie dans son affreux état de faiblesse. Il comprenait de moins en moins!
– Mais au nom de qui, mais au nom de quoi, s’écria-t-il, ce bandit a-t-il répandu autour de nous tant de sang? Pourquoi? Pourquoi? Pourquoi cette infernale protection? C’est cela que je voudrais que vous me disiez, ma mère!
Cécily ne baissa pas la tête. Elle parlait comme les voyantes qui aperçoivent des choses que les autres ne voient pas.
– J’ai eu bien des malheurs dans ma vie, Jacques, mais je viens d’apprendre que le plus grand est celui d’avoir été aimée jadis de ce petit misérable…
– Vous, ma mère!
– Oh! il ne m’en a jamais dit un mot, mais hélas! je le sais tout de même… Un Chéri-Bibi n’ose pas parler en face à une honnête femme, mais il l’aime dans l’ombre!
– Et il lui voue ses coups de couteau!
Le Subdamoun avait jeté ce cri sauvage, puis s’était affalé sur le coin d’un canapé… Soudain il releva le front:
– Ma mère, vous m’écrirez tout ce que vous savez de cet homme. Je ne veux plus vivre que pour une chose, et quand je l’aurai accomplie, nous disparaîtrons: je veux retrouver Chéri-Bibi et le conduire moi-même à ses juges!
Jacques avait à peine achevé de prononcer cette phrase que la porte d’un placard s’ouvrit et que l’homme se présenta:
– Me voilà, dit-il, en croisant les bras. Je suis prêt à vous suivre! Livrez-moi!
Le Subdamoun avait toujours son revolver à la main; il eut un mouvement instinctif et visa l’homme.
L’homme ajouta:
– Ou tuez-moi!
– Cela vaudrait peut-être mieux, fit le Subdamoun en repoussant la marquise qui s’était jetée sur son bras… mais pas devant ma mère!
– Où vous voudrez!
Cécily conseilla, d’une voix sourde, entre ses dents claquantes:
– Jacques, laisse partir cet homme! et que nous ne le revoyions jamais plus! Qu’il disparaisse comme nous disparaîtrons nous-mêmes!
– Oh! fit Jacques, monsieur et moi, nous avons quelques petits secrets à nous dire!
Et il ouvrit la porte de la chambre.
– Monsieur veut-il descendre dans mon cabinet? L’homme passa. Le Subdamoun, revolver au poing, suivait.
La marquise n’avait plus la force de se soutenir. Elle n’essaya même pas de les suivre. Elle avait accompli un effort surhumain en essayant de cacher le monstre. Elle laissa faire le destin.
Et sa porte fut refermée. Mais elle n’était pas plutôt refermée qu’elle s’ouvrit à nouveau et qu’une ombre se glissait dans la pièce. Cécily était en plein cauchemar. Elle ne s’étonnait plus de rien. Elle revint encore une fois à la réalité des choses en entendant la voix de l’ombre qui disait:
– Je demande bien pardon à madame la marquise, mais il faut que j’aie sur-le-champ un petit entretien avec madame la marquise! Et elle reconnut l’ombre.
Mme la marquise du Touchais avait devant elle M. Hilaire, son fournisseur habituel de la Grande Épicerie moderne.