XXVI À LA CONCIERGERIE

La Conciergerie servait pour lors de prison d’État et de dépôt provisoire des condamnés.


M. Florent, que la littérature révolutionnaire avait perdu, et le baron d’Askof y avaient été amenés, presque dans le même temps, si bien qu’ils se trouvèrent au greffe ensemble et furent envoyés ensemble dans une cellule où se trouvait déjà le fervent nationaliste qu’était le petit Cazo.


Désespéré, M. Florent l’était! Il avait été arrêté dans le moment que, ne sachant plus à quel saint se vouer, il était allé porter lui-même un article plus incendiaire que jamais au Journal des clubs. Il ne voyait plus désormais de borne à son infortune et la station qu’il commençait dans ce mauvais lieu ne lui faisait que trop prévoir la fin prochaine de tout ceci, sans qu’il y comprit goutte, du reste!


Dès qu’on lui eût fait franchir ces sombres portes, il avait été désagréablement impressionné par le défilé des détenus appelés ce jour-là au tribunal révolutionnaire où les attendaient les nouveaux juges nommés par les soins de Coudry et des clubs.


Déjà, on avait porté des coups terribles à l’ancienne magistrature. Toutefois, on n’avait osé toucher à un juge intègre et consciencieux, le président des assises, Dimier, qui joue un rôle assez court dans cette histoire, mais suffisamment important pour que nous fixions un instant sa figure.


Une terrible affaire le mettait alors en pleine lumière: le procès des «bandits du Nord» qui, après avoir mis au pillage la province, s’étaient abattus sur Paris dès qu’ils avaient appris que la capitale était en proie à la révolution.


Une imprudence dans l’extraordinaire cambriolage d’un musée fit mettre la main sur les principaux chefs de cette redoutable association. Or, certains eurent l’habileté de se dire les amis politiques de quelques gros bonnets de la révolution et de menacer de le prouver. Amitié politique était beaucoup dire, mais il y avait eu certainement entre les uns et les autres de fâcheuses compromissions…


Bref, deux accusés, Garot et Manol, s’en seraient certainement «tirés» si M. Dimier, qui ne connaissait que sa conscience, ne s’y était opposé et n’avait menacé le parquet d’un gros scandale.


De leur côté, voyant qu’on ne les relâchait pas, Garot et Manol, bien que l’instruction fût close, commençaient à «manger le morceau».


Ils avaient été transférés à la Conciergerie et demandaient à chaque instant à être entendus par le directeur de la prison, qui recevait leurs confidences et qui, en honnête homme qu’il était, lui aussi, en faisait un rapport et le transmettait à qui de droit.


On n’avait pas osé toucher à M. le conseiller Dimier, mais on avait fait sauter M. le directeur qui avait été remplacé par une fameuse crapule, un nommé Mathieu Talbot.


Homme à tout faire, il avait compris l’embarras de quelques-uns de ses anciens amis et avait laissé entendre que, sous sa direction, Garot et Manol pourraient «prendre de l’air», seul moyen d’éviter l’esclandre en cour d’assises.


Quand M. Florent avait traversé la salle des gardes, il était passé devant deux petits escaliers étroits qui conduisaient chacun au premier étage de chacune des tours. Dans la tour de droite se trouvait le cabinet de M. le directeur et dans l’autre, le cabinet du président des assises.


C’est dans ce dernier cabinet que venait de temps à autre, pour interroger les criminels, M. le conseiller Dimier, l’honnête homme, bon juge, bon père de famille, noble caractère, orné de toutes les vertus et fort estimé de Chéri-Bibi lui-même, pour avoir, au début de sa carrière, émis cette opinion dans son livre sur les erreurs judiciaires, qu’il se pourrait fort bien que le célèbre et mondial bandit fût innocent du premier crime pour lequel il avait été condamné!


M. Dimier méprisait M. Talbot qu’il avait eu autrefois à juger et M. Talbot méprisait M. Dimier de ce que celui-ci l’avait jugé… et acquitté avec des considérants qui eussent déshonoré tout autre.


M. Talbot était persuadé qu’après l’affaire des bandits «il aurait la peau» de M. Dimier; il s’en était même vanté trop haut, un soir, dans un café. Or, ce soir même, en se déshabillant, il avait trouvé dans la poche de son veston une demi-douzaine de cacahuètes enveloppées dans un cornet de papier sur lequel il put lire:


«Ne pas toucher à la peau de M. Dimier».


M. Talbot, qui ne connaissait point le langage des cacahuètes, n’avait rien compris à cette affaire qui l’avait laissé, quelques instants, assez rêveur mais qui ne l’avait pas empêché de dormir.


M. Talbot avait une ignoble face boutonneuse, toujours enflammée d’érésipèle, et de petits yeux gris qui ne regardaient jamais en face.


M. Dimier avait une belle figure de marbre lisse, encadrée d’une magnifique barbe blanche. Son regard était doux aux bons et dur aux méchants.


Chéri-Bibi, qui adorait la vertu chez les autres, se serait fait tuer pour M. Dimier et n’aurait pas hésité une seconde à descendre au tombeau le vilain M. Talbot, pour peu que son intérêt l’y contraignît! et nous verrons que l’intérêt de Chéri-Bibi, en effet, le força bientôt à ne point rester neutre dans cette lutte où le président des assises tâchait de confondre deux criminels, où le directeur de la prison tentait de les faire évader et où Chéri-Bibi essayait de s’en servir pour leur substituer, dans l’évasion, le commandant Jacques et le baron d’Askof.


Sans avoir à anticiper sur les événements, il nous est cependant permis de dévoiler tout de suite que tel était le plan du marchand de cacahuètes, plan pour la réussite duquel il venait de faire nommer M. Hilaire, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, inspecteur spécial des prisons de Paris.


La ruse seule pouvait permettre à Chéri-Bibi d’espérer encore le salut du Subdamoun, ce fils bien-aimé pour lequel il aurait donné tout le sang de ses veines, celui de ses amis et aussi de ses ennemis…


Dans un cachot, le Subdamoun était gardé avec un luxe de précautions inouï. Il avait toujours quatre gardes civiques avec lui et il y avait un peloton de vingt-cinq autres gardes devant la porte, dans la galerie.


Tout cela, naturellement, sans préjudice d’une véritable petite garnison que le nommé Talbot pouvait mobiliser en cinq minutes et qui ne cessait, du reste, de parcourir la vieille prison et de lui donner cet air de résurrection qui faisait frissonner jusque dans les moelles ce bon M. Florent, lequel, confondant de plus en plus cette révolution avec l’autre, se croyait plus jeune d’un siècle et demi!


Pauvre M. Florent! Que ce M. d’Askof, qui avait été de la bande du Subdamoun, et que ce M. Cazo, qui voulait remettre le roi sur le trône de France, se trouvassent au fond d’un cachot, il n’y voyait rien à redire; au contraire, il trouvait cela juste; mais que lui, qui ne s’était mêlé à la politique qu’une seule fois, pour faire l’éloge de l’état de choses triomphant et le panégyrique des hommes du jour, sous le pseudonyme du Vieux Cordelier, fût réduit à cette misère, cela ne dépassait-il point toute imagination?


Ayant reconnu dans l’un des nouveaux prisonniers le baron d’Askof qu’il avait rencontré chez la belle Sonia, le petit Cazo ne lui cacha pas ce qu’il pensait du héros et de son aventure, et de l’enchantement où il était, lui, de ce que l’affaire eût si mal tourné, puisqu’elle avait été tentée en dehors de son roi.


Askof, très maussade et fort préoccupé personnellement de sa nouvelle situation, ne lui répondit point et, s’étendant comme pour dormir, tourna le nez à la muraille.


Alors, l’enragé gamin s’en prit au pauvre M. Florent.


– Qu’est-ce que vous êtes venu faire ici, vous? lui demanda-t-il assez brutalement.


– Ma foi, je le demanderai à mes juges, répondit assez bas M. Florent, que tout ce verbiage éclatant paralysait. Je n’ai point conspiré, moi! Je suis un ami de la Liberté et des Droits de l’homme!


Alors ce sacré petit Cazo éclata de rire.


– Eh! bien, mon vieux, lui dit-il, votre compte est bon, et vous ne l’avez pas volé!


– Qu’est-ce que je n’ai pas volé? implora M. Florent avec un soupir. Expliquez-vous! Votre rire m’effraie. Croyez-vous que nous ayons quelque chance d’échapper au supplice?


– Aucune! rugit le petit Cazo. Aucune, cher monsieur!


– Je n’ai jamais fait de mal à personne!


– On fait toujours du mal à quelqu’un, monsieur, quand on n’est pas royaliste.


– À qui donc?


- À la France, monsieur!


M. Florent baissa le nez. Il ne lui manquait plus que d’être enfermé avec ce jeune forcené qui remplissait la prison de ses déclamations effroyablement compromettantes.


Imitant l’exemple du baron d’Askof, il se tourna lui aussi du côté de la muraille et fit le simulacre de se laisser aller au sommeil.


Quelques minutes plus tard, comme les geôliers apportaient une méchante soupe aux prisonniers et une cruche d’eau, le sacré petit Cazo reprit ses discours jusqu’à une heure avancée de la nuit.


M. Florent agonisait littéralement.


Et il crut que le moment de mourir était réellement arrivé quand la porte du cachot fut ouverte et poussée contre le mur avec une brutalité qui le fit sursauter.


Dans cette triste nuit de la prison, à peine éclairée d’une flamme vacillante, apparut une haute et longue silhouette toute ceinturée de rouge, à laquelle une autre silhouette épaisse et courbée donnait des «Monsieur le commissaire inspecteur» à tour de bras. C’était le directeur Talbot qui faisait visiter sa prison à M. Hilaire, lequel, usant de ses pleins pouvoirs, avait fait lever M. le directeur pour qu’il l’accompagnât dans sa ronde nocturne.


M. Hilaire se disait averti par le comité de l’Hôtel de Ville d’une entreprise d’évasion destinée à sauver le Subdamoun et son complice Askof, et il tenait à rassurer le comité dans la nuit même…


M. Florent grelottait comme si l’on eût été en décembre. Il soulevait avec peine un buste fléchissant, tandis que le baron d’Askof, toujours allongé sur sa paillasse, avait tourné la tête du côté de «M. le commissaire inspecteur», lequel mâchait des cacahuètes et en laissa tomber négligemment trois sur le nez du baron.


Trois cacahuètes, dans le langage du roi du Bagne, cela veut dire: «Tout va bien!»


Askof, renseigné et étonné tout de même que Chéri-Bibi agît avec une pareille sûreté de moyens et une aussi rapide audace, se retourna face au mur, après avoir déclaré qu’en ce qui le concernait personnellement, les paroles de M. Cazo ne le dérangeaient nullement et qu’au contraire elles le distrairaient d’autant plus, ajouta-t-il, «que Monsieur a la voix extrêmement prenante!»


M. Florent, interrogé à son tour, ne put réussir qu’à claquer des dents.


– Cet homme a la fièvre! exprima M. Hilaire.


À cette voix, M. Florent sursauta et retomba à genoux. Il venait de reconnaître M. le commissaire inspecteur.


Il s’accrocha à son habit comme un homme qui se noie s’accroche à une branche du rivage.


– Tiens, monsieur Florent! Qu’est-ce que vous faites ici? L’ex-marchand de papier à lettres éleva au-dessus de sa tête branlante des mains suppliantes.


– Monsieur Hilaire! Vous qui me connaissez, vous savez bien que je suis incapable de rien entreprendre qui ne soit parfaitement honnête et ce n’est point pour avoir écrit à la Gazette des clubs qu’il n’y avait de salut que dans les Droits de l’homme…


M. Florent ne put en dire davantage. Le directeur de la prison entraînait déjà M. Hilaire:


– C’est un fou! disait Talbot en refermant lui-même le cachot, ils sont quelques-uns comme ça qui ont la maladie de l’échafaud.

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