Nous n’avons pas encore pénétré dans le charmant intérieur du baron et de la baronne d’Askof, lesquels habitaient un vaste appartement situé en face du square Monceau.
Le plus bel ornement de la famille était incontestablement Marie-Thérèse, l’amie de Lydie, une brune au teint ambré et rose, au profil très légèrement aquilin, au jeune front de volonté et aux grands yeux sombres singulièrement beaux, mais qui manquaient de douceur.
La mère de Marie-Thérèse était jalouse de sa fille. Elle trouvait insupportable d’avoir à ses côtés cette belle enfant qui lui volait des hommages. C’est surtout le second mariage de la baronne qui avait rompu tout lien de tendresse entre la mère et la fille.
Marie-Thérèse n’avait jamais pu voir Askof sans lui dire quelque chose de désagréable. Elle le trouvait bellâtre, vaniteux, inquiétant, sournois, redoutable.
Elle ne comprenait point que sa mère se fût laissée influencer par une «nature» aussi hostile; elle ne lui pardonnait surtout pas la rapidité avec laquelle la nouvelle union avait été contractée, après la mort tragique du père.
Et, à propos de cet accident, Marie-Thérèse osait à peine s’avouer à elle-même que d’Askof, qui avait été du nombre des chasseurs, était capable de tout!
Cependant, il y avait eu une sorte de trêve entre la mère et la fille depuis quelques mois.
En fait, Marie-Thérèse était maintenant uniquement occupée de ses affaires à elle qui se résumaient toutes dans son amour pour Frédéric Héloni.
Les deux jeunes gens s’étaient rencontrés chez des amis communs et comme Marie-Thérèse fréquentait les mêmes cours que Lydie, les deux jeunes filles n’avaient bientôt plus eu de secrets l’une pour l’autre.
Cette nuit-là, Marie-Thérèse venait d’être surprise par la baronne dans le moment qu’elle répondait à Frédéric.
La dispute avait atteint aussitôt un diapason élevé.
– Vous me dites que Frédéric n’a pas le sou, mais Askof n’était pas riche non plus quand vous avez consenti à l’épouser! Vous dites qu’il n’en veut qu’à ma fortune… Askof a pris la vôtre et peut-être un peu de la mienne!
– Je sais depuis longtemps que je n’ai pas de plus cruelle ennemie que toi, mais je t’enfermerai dans un couvent jusqu’à ta majorité!
– En vérité! ma chère mère, je m’en échapperai, je vous le jure, pour crier partout que votre Askof a assassiné mon père à la chasse!
Véra reçut le coup et en fut si étourdie qu’il lui fut impossible d’abord de répondre. Elle jeta à sa fille un regard égaré et une teinte livide se répandit sur ses traits tout à l’heure enflammés. Enfin, elle reprit quelque force et quelque souffle pour s’écrier:
– Malheureuse! Comment oses-tu?
… Mais il était trop tard! Et sa fille ne le lui envoya pas dire:
– Trop tard, maman! Tu as avoué! Tu le savais, tu le savais! Mais moi, je ne le savais pas! Je m’en doutais tout simplement, et tu viens de me l’avouer!
– Je te jure, balbutia la mère éperdue.
– Ne jure pas! Papa t’entend! Papa t’entend! Sur ta part de paradis, ne jure pas! Tu comprends, maman, que je ne t’accuse pas! Non! Non! Ça non… Mais c’est lui qui l’a tué! Tu en es sûre comme j’en suis sûre maintenant! Et tu… Oh! je ne veux plus te voir!
– Et moi, gémit la baronne, je ne te connais plus! J’ai une fille qui délire, qui accuse sa mère, qui accuse son beau-père… et qui ne sait que me haïr… parce qu’on la prie de réfléchir avant de donner sa main à un intrigant en vérité!
– Ton Askof est un assassin et Frédéric est un honnête homme!
– Laisse-moi te dire… laisse-moi te dire que tu l’épouseras demain si tu veux! Tu feras tout ce que tu voudras!
À ce moment on frappa à la porte de la chambre de la jeune fille et une servante polonaise appela sa maîtresse. Le baron était rentré et demandait à voir à l’instant même la baronne.
Véra poussa un soupir, tourna vers sa fille une figure désespérée et, d’un pas traînant, elle sortit.
La porte se referma durement derrière elle. Elle eut la sensation qu’elle venait d’être jetée dehors comme une chienne.
Askof l’attendait dans sa chambre à lui.
Quand ils se virent, ils ne se reconnurent plus. Mais si elle était devenue en cinq minutes une chose laide et répugnante, son Georges avait une telle figure d’effroi, présentait un si pauvre visage de bête traquée à mort, que ce fut elle qui eût le premier cri:
– Qu’est-ce que tu as?
– Écoute, Véra, sais-tu ce qui m’arrive?
– Non! dis vite!
– Eh bien, ma petite… J’ai reçu treize cacahuètes!
Elle le regardait d’abord comme si elle n’avait pas bien entendu… et puis elle répéta d’un air hébété: treize? qu’est-ce que tu me dis? Treize?
– C’est lui-même qui me les a comptées! fit-il en se laissant glisser à côté d’elle sur un canapé qui reçut leur mutuelle, incroyable, extraordinaire terreur.
Maintenant, elle avait tout oublié de ce qui s’était passé entre sa fille et elle, rien n’existait plus pour elle que les treize cacahuètes!
Et elle entourait son Georges de ses bras tremblants.
– Qu’est-ce que tu as fait, mon pauvre petit? fit-elle en le regardant comme une mère peut regarder son enfant condamné à mort.
Il haussa les épaules:
– Est-ce que je sais, moi? Il me le dira ou me le fera dire peut-être avant que je crève!
– Tais-toi! tais-toi! ne dis pas cela! Si tu étais sûr de cela, tu ne me le dirais pas! Tu sais bien qu’il ne peut pas se passer de toi… Tu lui es trop utile! La dernière fois, il a bien pardonné! Il pardonnera encore cette fois!
Askof secoua la tête. «La dernière fois, il m’a averti. Il m’a dit que c’était “la dernière fois”! et, tu sais, quand il dit quelque chose! Enfin… que veux-tu? nous n’avons plus qu’à attendre!
– Mon pauvre petit! Mon pauvre petit! Et tu n’as pas essayé de fuir? Il eut un sourire sinistre.
– Où? Tu sais bien que si je n’étais pas rentré chez moi, directement, il me faisait régler mon compte! As-tu donc oublié ce qui est arrivé à Bastard? Sitôt qu’il eut reçu les treize, il a voulu prendre de l’air. Le lendemain, sa veuve allait reconnaître son cadavre au dépôt mortuaire! Non! vois-tu, je suis rentré!
– Mais nous ne serons donc jamais débarrassés de cet homme?
– Jamais!
– Mais il ne mourra donc jamais! Mais on ne le tuera donc jamais, lui!
– Le tuer! La mort lui obéit! Si tu savais! je ne t’ai dit que la moitié de ce que je sais de cet homme et moi-même je suis encore si ignorant de tant de choses qui constituent sa puissance! Tu souhaites qu’il disparaisse, malheureuse, tu souhaites par cela même notre ruine! Car crois bien qu’il a tout prévu et qu’il ne redoute nulle trahison. Un jour, il m’a dit: «Le lendemain de ma mort, même de ma mort naturelle, vous serez perdus, vous et les vôtres…
– Quel supplice! Ne me diras-tu donc jamais, Georges, ce que tu as fait pour être ainsi dans la main de ce monstre?
– Ce que j’ai fait! Il n’a eu qu’à ouvrir la main et j’y suis tombé! Je voulais de l’or et cette main en était pleine!
– Mais tout cet or, où le prend-il?
– Quand on a tous les secrets du monde, Véra, on a tout l’or du monde! Seulement, avec cet or, il m’a acheté! et sa main m’a retenu pour toujours! À cet homme, j’ai vendu mon âme et mon corps et mon intelligence, et mon cœur… et ma haine… oui, j’ai vendu jusqu’à cette chose sacrée: la haine! Écoute Véra, il faut que je te dise des choses, car demain… qui sait si demain je serai encore là pour te les dire?
– Tais-toi, Georges! tu ne le crois pas… et si cela arrivait, je te jure que je saurais te venger, moi!
Il se dressa devant elle dans une agitation subite.
– Le saurais-tu Véra, le saurais-tu?
– Je le tuerais! Moi-même, je le frapperais, pour qu’il sache bien que c’est toi que je venge, Askof!
– Ce que tu appelles me venger, Véra! faire mourir un homme comme tout le monde!
– Que voudrais-tu donc?
– Que tu le laisses vivre! Mais quelle agonie, quelle lente agonie serait la sienne, si tu t’y prenais bien! Écoute, je vais te dire certaines choses, et puis tu trouveras les autres, qui constituent une partie du secret de cet homme, dans une lettre cachetée que je te montrerai!
À ce moment, on entendit un singulier sifflement dans la rue. Askof se dressa, effaré, s’avança jusqu’à la fenêtre, souleva légèrement un rideau; il regarda dans le noir, dans la nuit épaisse du square. D’autres coups de sifflet plus éloignés se firent encore entendre, semblant se répondre les uns aux autres.
Askof laissa retomber le rideau et revint auprès de Véra, frissonnante.
– Je suis bien gardé, dit-il… Ils sont sûrs que cette nuit, pendant qu’on fait le coup et que l’autre cambriole la République… je ne pourrai pas le trahir!
Et il ricana atrocement en pensant à Lavobourg, qui devait faire cette besogne-là tout seul!
– Je suis sûre que tu as fait des bêtises! dit Véra en essayant de le confesser. Si tu n’avais rien fait, il ne te surveillerait pas ainsi et il n’aurait pas joué à te terrifier avec ces treize cacahuètes!
– Oui, j’ai fait des bêtises, avoua Askof en allumant une cigarette, puis en ouvrant sa cave à liqueurs, dans laquelle il prit le flacon de «vodka»… C’est moi qui ai donné les indications grâce auxquelles la police a pu mettre la main sur les papiers de Jacques et de Lavobourg… Tu as vu s’ils ont traîné longtemps dans la poche de Carlier, les papiers, ce qu’il a eu vite fait de les faire reprendre, le vieux, et comment! Mais quoi! j’avais perdu la tête! Quand je pense que l’autre va pouvoir réussir! que tout le pays l’attend! qu’il a pour lui les hommes, les femmes, la République! Ah! Véra! tu ne trouves pas ça monstrueux, toi?
– Ce que je trouve extraordinaire, vois-tu, Georges, dans cette affaire, c’est que tu marques tant de haine pour un homme qui ne t’a jamais fait de mal et qui, tout au plus, devrait te laisser indifférent! Tu ne m’as jamais dit pourquoi tu le détestais ainsi!
– Si! je te l’ai dit cent fois! Parce que tout le monde l’aime!
– Parce que Sonia Liskinne l’aime? corrigea Véra soupçonneuse et jalouse.
Alors il éclata:
– Le moment est venu de te dire pourquoi je le hais! Je le hais parce que c’est mon frère!
– Hein?
– Première confidence! ce ne sera pas la seule, aujourd’hui! ajouta-t-il, d’une voix basse et inquiète, mais écoute… écoute ce qui se passe dans la rue!
Et il retourna hâtivement à la fenêtre.
Trois coups de sifflet venaient de retentir à nouveau. De nouvelles ombres glissaient rapidement devant les grilles du jardin, semblant aller au-devant d’une petite troupe qui accourait… Et puis Askof ne vit plus rien… Tout se perdit dans la nuit.
Il lâcha le rideau, s’en fut à une table-bureau dont il souleva l’ébénisterie et il montra à Véra une grande enveloppe cachetée qui était très ingénieusement dissimulée là.
La lettre dont je t’ai parlé, dit-il dans un souffle et il laissa aussitôt retomber sur elle la plaquette qui dissimulait merveilleusement la cachette.
Véra, alors toute bouleversée de l’extraordinaire confidence, reprit:
– Son frère! Tu es donc un Touchais!
– Et le premier! fit Askof en vidant son verre plein de vodka… C’est moi qui devais porter le titre de marquis! C’est à moi qu’il appartient, à moi seul! Mais il me l’a volé! Jacques m’a tout volé! Comprends-tu pourquoi je le hais?
– Non, fit Véra en secouant la tête… non… je ne comprends pas! je sais qu’il avait un frère aîné qui est mort en Amérique… et à moins que tu ne sois ce frère-là!
– Je le suis!
– Tu n’es donc pas un Askof?
– Tu ne l’as jamais cru!
– J’ai cru tout ce qu’il t’a plu de me dire, Georges, tu le sais bien! Nous autres, quand nous aimons, nous ne demandons qu’une chose, c’est qu’on nous aime et le reste importe peu… Et il n’y a qu’un crime qui, compte pour nous, c’est la trahison de celui que nous aimons! Va donc; mon chéri, va! raconte-moi ton histoire: n’aie peur de rien! Puisque je t’aime tel que tu as été! Toi, le frère de Jacques! mais tu ne lui ressembles en rien!
– N’est-ce pas? Je te remercie de ce cri-là! Je le crois bâtard, ma chère! et c’est un bâtard qui m’a volé ma place, mon rang!
Et la fortune! ajouta Véra.
– Non! la fortune, c’est moi qui l’ai mangée! Il me fallait bien une revanche, hein? Ah! si tu savais ce qu’un gamin, gâté comme je l’ai été par une mère malheureuse, peut souffrir lorsque, grandelet, déjà, il voit tout à coup les caresses de sa mère se détourner de lui pour se répandre sur le nouveau-né, sur le petit frère inattendu, tard venu, qui, du jour au lendemain, devient le petit roi de la maison!
Pour en finir avec cette première période de mon histoire, sache qu’un beau jour je l’ai si bien arrangé à coups de bêche qu’il faillit en mourir!
Alors, on m’expédia, on m’exila en Angleterre. Depuis ce jour-là ma mère et mon frère ne m’ont jamais revu! Comprends-moi bien, ils ont pu apercevoir, connaître même le baron d’Askof, mais, pour eux, Bernard (c’était mon nom), Bernard est mort! D’Angleterre, j’étais allé en Amérique où là j’ai mangé carrément dans les affaires et dans certaines histoires où se trouvait engagé l’honneur de mon frère, toute la fortune ou à peu près!
Ce que fut ma vie à cette époque, toi qui me connais, tu peux l’imaginer! Je ne reculais devant rien! J’avais la joie infernale de savoir que chacune de mes nouvelles… disons de mes nouvelles imaginations… frappait les autres, là-bas, en France, les déchirait, les ruinait et enfin par un dernier coup, à San Francisco, j’avais rêvé de déshonorer à jamais le nom des Touchais, quand, soudain, un pauvre vieillard est venu frapper à ma porte.
Ce pauvre vieillard, tu l’as reconnu, c’était lui! C’était celui que tout le monde appelle ici «Papa Cacahuètes.»
– Mais son nom! son nom! supplia Sonia.
– Ne souhaite pas de savoir jamais son nom, Véra… tu ne le sauras que lorsque je serai mort! Alors, tu ouvriras cette lettre que je t’ai montrée et tu y liras en toutes lettres son nom!
– Et tu t’es donné à cet homme?
– Oui! Et quand cet homme est sorti de chez moi avec ma signature, je savais que je venais de m’asservir à l’une de ces natures infernales qui sont assez puissantes pour peser sur le destin du monde!
– Mais à qui? À qui t’étais-tu donné?
– Véra, quand j’ai dû, pour la première fois, te parler du marchand de cacahuètes…
– C’était la première fois que je te voyais aussi pâle, aussi défait…
– C’est que c’était la première fois que j’avais fait éclater sa colère. Et il a bien fallu que je me confesse à toi, que je te dise que ma vie dépendait de cet homme, qu’il était le maître de mes secrets et l’instrument d’une terrible association politique dont j’avais consenti à faire partie un jour de détresse, et à laquelle je devais obéir aveuglément! Or, je t’ai menti, Véra, quand je t’ai parlé d’association politique! L’homme à qui je me suis donné est le Roi du Bagne!
– Qu’est-ce que tu dis? fit, de plus en plus affolée, Véra… Qu’est-ce que c’est que cela: le Roi du Bagne?
– Ce que c’est, quelque chose comme le maître du crime sur la terre! Écoute, Véra, écoute! Il y a toujours eu à toutes les époques, et cela ne s’est pas passé seulement dans les romans – c’est de l’histoire – il y a toujours eu dans la vie des peuples un être qui s’est trouvé le chef de toute la géhenne humaine, autour duquel se sont groupés dans l’ombre tous les damnés et tous les condamnés, tous les réprouvés, tous ceux qui ont perdu le droit de tuer ou de voler au grand jour, parce qu’ils se sont fait prendre une fois… Cette troupe prodigieuse de l’ombre, dispersée et cachée, masquée sous un faux titre ou sous un faux nom, obéit à un roi, le Roi du Bagne! Le Dab du Pré! comme disent les bandits dans leur argot!
«C’est lui qui tient la caisse, lui qui fait parvenir l’argent là où on en a besoin, et qui le recueille quand la moisson est venue… C’est lui qui supprime ceux qui ne lui obéissent pas comme il lui plaît, au nom de l’intérêt de tous, et sans qu’il y ait possibilité du moindre recours contre lui!
«Ses troupes ne lui font jamais défaut…, ses cohortes ne s’affaiblissent pas! Le crime lui donne chaque année de nouveaux soldats… Et c’est organisé, son recrutement! Une merveille!
«Et cette armée du mal, qui la dirige? C’est lui! tu entends, lui! lui qui est le seul à savoir ce que sont devenus exactement tous ses hommes et qui continue à avoir l’œil sur eux et à percevoir l’impôt sur eux, sur leur prospérité et sur leur peur! Tour à tour, il les aide et les terrifie!
– Mais toi, fit Véra en frissonnant, toi, qu’as-tu donc fait pour accepter d’être un rouage dans cette épouvantable machine?
– Oh! le premier des rouages! Cet homme m’a offert d’être son bras droit… c’est sa puissance qu’il a étalée, Dieu sait avec quel orgueil, qui m’a séduit! Et puis, ma petite, si je n’avais pas accepté, c’était bien simple: je me rendais parfaitement compte que, après une proposition pareille, il ne me laisserait pas longtemps jouir de l’existence! Enfin, je te l’ai dit, j’étais à une minute de la vie où tout est perdu si le diable ne s’en mêle pas. Il est venu! Et en réalité, de moi, il n’avait besoin que d’une chose terrible… épouvantable…
– Que veux-tu dire encore?
– Je touche là, Véra, au mystère des mystères qui sera ma troisième et dernière confidence… Il n’a besoin de mon travail que pour le triomphe de mon frère!
– C’est cela qui est incompréhensible! murmura Véra… Comment est-il justement allé te chercher, toi, toi, le frère de Jacques pour faire triompher Jacques que tu hais?
– Il voulait me punir de ma haine! c’est lui qui me l’a dit depuis… Il voulait me châtier d’avoir failli le tuer, un jour, dans nos querelles d’enfants, et, en vérité, il ne pouvait inventer de plus extraordinaire supplice!
– Mais qu’est-ce que Jacques est donc à cet homme?
– Voici qu’un jour, dans une de ces heures de fureur souveraine qui font parfois de ce vieillard la chose la plus hideuse et la plus redoutable à voir, voici ce qu’il m’a dit, c’était un jour où j’avais déclaré que je n’étais pas devenu un Askof pour travailler plus longtemps à la gloire des Touchais… il me prit dans ses bras, tu entends, dans ses bras… ce pauvre vieillard… et ce n’était pas pour m’embrasser, je te prie de le croire! D’abord, je pensai qu’il allait m’étouffer. J’étais comme dans un étau et je redoutais que cet étau ne se resserrât jusqu’à la mort… mais tout à coup, il me rejeta dans un coin avec la force d’une catapulte. Et il me cracha ceci:
«- Toute ta vie, tu travailleras à cela et à bien d’autres choses encore! Toute ta vie pour avoir osé toucher à un cheveu du petit Jacques! Toute sa vie pour avoir fait pleurer sa mère, Cécily!
«Il ne dit point “la marquise”, il dit Cécily! et, si tu savais sur quel ton! avec quelle voix que je ne lui connaissais pas! Et le malheureux pleurait… oui, j’ai vu les larmes du Roi du Bagne. Il s’en alla. Cette façon dont il avait parlé de Jacques et de Cécily me donna beaucoup à réfléchir! Je t’ai dit que la marquise du Touchais, mariée mais bonne mère, n’avait pas toujours fait bon ménage avec mon père… Eh bien! je me suis mis à étudier cette période de l’histoire des Touchais, je me suis documenté…
«J’ai interrogé avec quelle prudence, tu peux m’en croire! J’ai calculé, j’ai raisonné et j’ai osé conclure… Ma mère, une Française… née Bourelier, une jeune fille très riche, mais du commun, avait pu avoir comme on dit quelque “connaissance” dans le pays… avant le mariage… un pauvre garçon qui aurait été par exemple fou d’amour de la demoiselle de la villa de la Falaise… la demoiselle se marie, devient marquise, est malheureuse comme les pierres… le pauvre garçon, lui, qui pendant ce temps, a “eu des malheurs” revient dans le pays! Je suis sûr qu’il a revu ma mère! Comment? Sous quel nom? sous quel déguisement? Comment l’a-t-il “aimée”? Là est le mystère, le mystère profond, insondable! Et je ne puis, sur ce garçon-là, t’en dire plus long parce qu’alors, je touche au secret qui se paie avec la mort! et que tu trouveras dans ma lettre, si je dois mourir!
«Eh bien, Véra, c’est là que tu tiens la formidable vengeance! Tu n’auras qu’à jeter publiquement le nom que tu trouveras dans cette lettre dans les jambes de Jacques du Touchais! Il trébuchera pour ne plus se relever jamais! Et le Papa Cacahuètes en mourra!
– Tu crois donc?
– Je crois que Jacques est son fils… je ne le crois pas, j’en suis sûr!
Et une fois encore Askof fut dressé haletant, sur ses jambes tremblantes. Dehors, un sifflet à roulettes faisait entendre une sorte de grelottement bizarre et sinistre.
– Le sifflet de la mort! murmura-t-il dans un souffle… Il sait «quand nous pensons à le trahir»! et il nous fait savoir par le «sifflet de la mort» ce qu’il en coûte! Mais, au fond, il ne peut pas me tuer! Il lui manquerait, après ma mort, de me faire souffrir! C’est son plaisir de me faire peur! Il ne peut pas s’en passer!
Véra réfléchissait profondément à tout ce qu’elle venait d’entendre…
– Ce qu’il y a d’extraordinaire, fit-elle, c’est qu’il ne se soit trouvé personne, sinon pour le dénoncer, du moins pour le signaler à la police, ce marchand de cacahuètes!
– Ma pauvre enfant! Le dénoncer à la police! On est venu vingt fois le dénoncer à la police… et pas seulement des gens de la bande… mais aussi des indicateurs officiels sont venus le dénoncer et aussi de braves bourgeois que les allures du père Cacahuètes inquiétaient, et encore des agents qui trouvaient ses manières suspectes. Ces gens-là sont allés trouver Cravely, le chef de la Sûreté, et lui ont signalé le vieillard! Cravely remerciait, faisait venir Papa Cacahuètes et lui disait:
«- Prenez garde, Cartel, vous allez être brûlé… On commence à se méfier de vous!
«Mais ma pauvre Véra, Papa Cacahuètes en est de la police à Cravely! C’est son principal indicateur. Il lui a donné assez de gages! Il lui a donné assez d’anciens bagnards qui avaient cessé de lui plaire! Papa Cacahuètes est le plus précieux auxiliaire de Cravely! Sais-tu ce que Papa Cacahuètes est pour Cravely? Un forçat en rupture de ban, nommé Cartel! Y es-tu?
«Et crois-tu que c’est fort, hein? un nommé Cartel, condamné à vingt ans de bagne pour escroquerie et tentative d’assassinat! qui est venu en France, qui a offert son travail au chef de la Sûreté et qui lui a rendu immédiatement de tels services que Cravely s’en est remis au père Cacahuètes, ma chère, de la surveillance du commandant Jacques!
«C’est là-dessus que Papa Cacahuètes a fourni au commandant Jacques deux héros qui ne le lâchent pas et qui l’avaient, du reste, accompagné au Subdamoun, les nommés Jean-Jean et Polydore… Eh bien “Papa” n’a pas caché à Cravely que ces deux types-là étaient eux-mêmes des évadés du bagne, et que, sous prétexte de surveiller le commandant, ils le gardaient pour la police dans laquelle ils rêvaient de faire une fin!
«Et c’est ce qui t’explique, ma petite, qu’on n’a pas touché aux deux mathurins en dépit de leur intervention un peu brutale au Parlement quand ils se sont rués dans l’hémicycle pour défendre leur commandant!
– Oh! fit Véra, vaincue, c’est génial!
– Tu as dit le mot, ma chérie… Non! il n’y a rien à faire contre lui! On n’a qu’à compter ses treize cacahuètes, qu’à écouter le sifflet de la mort et qu’à attendre ici le coup de foudre qui va peut-être me frapper! Le dénoncer à Cravely! Tu penses si Cravely doit rire! Il n’y a qu’une chose qui ne le ferait pas rire, Cravely! S’il recevait, par exemple, le secret qui est écrit là! (Et il montrait la place où il avait caché la lettre.) C’est à lui que tu le porteras, Véra!
– Pourquoi pas tout de suite?
– Parce que nous n’aurions plus qu’à disparaître… Attends donc que j’aie disparu! Cette lettre ne peut pas être le salut, elle ne peut être qu’une vengeance! et encore dans la main d’une personne qui sait que, sa vengeance accomplie, elle doit mourir!