On suppose bien que les honnêtes bourgeois, en ces temps de troubles, se terraient comme des lapins. Mais le plus lapin de tous était bien M. Florent.
L’ex-marchand de papier à lettres était revenu à Paris après l’échec du coup d’État, en proie à une rare consternation.
Nous devons, du reste, à la vérité de proclamer que cet accablement de M. Florent lui venait moins du mauvais sort de la patrie, livrée, selon sa forte expression, aux bourreaux de la démagogie, qu’à la méchante idée qu’il se faisait de sa sécurité personnelle.
Il s’accusait avec amertume d’avoir, sans que personne l’y forçât, publiquement annoncé, sur une place de Versailles, que la République était «dans le sciau».
Toutes ses manifestations antirévolutionnaires, dans un temps où la Révolution, en dépit des pronostics de M. Florent, triomphait, apparaissaient à celui-ci comme autant de fautes incalculables.
Il habitait un petit appartement au cinquième étage d’un vieil immeuble du Marais; son dessein était de s’y enfermer, bien décidé de n’en sortir que le moins souvent possible et avec grande prudence.
Il était bien avec son concierge, le père Talon, un nom épatant pour un ressemeleur de bottes!
Et un brave homme, qui avait toutes les idées politiques de M. Florent et professait un grand mépris pour les amateurs de réunions publiques.
Ainsi M. Florent espérait-il, sans trop de peine, traverser les mauvais jours qui, dans sa pensée, devaient être rapides, car il continuait de croire que toute cette tragi-comédie s’effondrerait bientôt.
Cependant, il commença de trouver que les choses tournaient au pis, quand au coin de la rue il fut jeté en plein dans une cohue qui agitait des sabres et des piques.
Cette foule hurlante sortait d’un musée militaire qu’elle avait dévalisé de ses armes archaïques, et comme il s’y mêlait de vociférantes figures de commères, telles qu’on en voit sur les estampes françaises datant de la prise de la Bastille, M. Florent put se croire revenu aux temps héroïques.
Il pensa en défaillir et s’écrasa sous un porche pour laisser passer cette tourbe.
Tout à coup, la rue s’emplit d’un immense populaire qui criait: «À mort le Subdamoun! Vive la révolution!» et qui portait quelques hommes du jour en triomphe. M. Florent se dit qu’on le regardait peut-être et il cria de toutes ses forces: «Les aristocrates à la lanterne!»
Sur quoi, un monsieur très calme, M. Saw, qu’il connaissait très bien pour lui avoir loué tous les volumes de sa bibliothèque circulante, au temps qu’il était dans le commerce, et dont chacun s’accordait à louer les manières réservées et les opinions de tout repos, lui dit: «Monsieur Florent, il n’y a plus de lanternes!»
Puis, M. Saw, sans se retourner, sauta dans un autobus qui passait.
M. Florent avait rougi. Ce monsieur connaissait ses opinions et certainement le prenait pour un lâche.
M. Florent, dégoûté de lui-même, se sauva.
Il arriva chez lui et fut frappé de l’air sournois avec lequel l’accueillit le citoyen Talon. Au fond de son échoppe mal éclairée, coiffé d’un ignoble bonnet et tapant sur sa semelle avec rage, le concierge de M. Florent lui produisit l’effet du savetier Simon.
Il crut adroit d’expliquer qu’il était allé faire un petit tour à la campagne, qu’il venait de rentrer et qu’il n’était au courant de rien.
– C’est bon! grogna Talon. Mais demain, il faudra passer à l’Arsenal pour vous faire délivrer une carte de civisme. Sans quoi, je serai obligé de vous dénoncer!
– Vous, monsieur Talon, vous feriez cela!
– Ah! je me gênerais! On est venu du club! On a passé dans toutes les maisons! Par les temps qui courent et quand les bourgeois rêvent de renverser la République, c’est bien le moins que le peuple se défende! Monsieur Florent, entre nous, permettez-moi de vous dire que, pour votre sécurité personnelle, il serait grand temps de changer d’opinion!
– Eh! répliqua M. Florent, de plus en plus inquiet, je ne demande qu’à vivre en paix, moi! Vous avez bien raison! Et je vois que, de votre côté, vous n’avez pas hésité non plus…
– De quoi? De quoi? interrompit cet homme mal élevé… Taisez-vous! Vous ne savez pas ce que vous dites, monsieur Florent! Vous n’avez jamais connu mes vraies opinions, parce que je les ai toujours dissimulées! Mais aujourd’hui, je n’ai aucun effort à faire pour les montrer! Puisqu’on est les maîtres, on n’a plus de chichi à faire avec personne! Ah! tenez, moi, je l’aime, le régime des suspects du temps de la Commune, comme ils disaient en France en 1871.
– Ne me parlez pas de Commune, monsieur Talon! La Révolution a été un gouvernement! La Terreur a été un gouvernement! Mais, la Commune, ça n’a été rien du tout. Du brigandage, oui! du pillage et de l’incendie!
M. Talon se souleva sur son escabeau et s’avança, terrible, sous le nez de M. Florent qui recula.
– La Commune n’a pas été un gouvernement!
Et il brandissait son tire-point comme un sabre. M. Florent se recula et sortit, en tremblant, un billet de vingt francs de sa bourse. Il le déposa sur la table de M. Talon.
– Vous ne pourriez pas aller retirer vous-même ma carte de civisme, monsieur Talon? Vous me connaissez depuis longtemps… Vous pouvez répondre de moi!
– Non! vous avez une réputation de réac dans le quartier! Je n’ai pas envie de me compromettre… répondit M. Talon en mettant le billet dans sa poche.
– C’est bien! j’irai trouver mon ami Hilaire, qui est secrétaire du club, et qui connaît, lui, mes véritables opinions. Sans rancune, monsieur Talon, et gardez mes vingt francs tout de même.
Et il grimpa ses cinq étages, les jambes molles et l’esprit en désordre.
«Réputation de réac!»… C’est lui qui l’avait voulu! Ah! M. Barkimel avait été plus malin que lui! Il ne s’était jamais moqué de la nouvelle révolution, lui! Il ne l’avait jamais tournée en ridicule! Il avait toujours vécu dans une respectueuse terreur de l’extrême-gauche, si bien que la révolution éclatant, M. Barkimel, qui l’avait toujours prise au sérieux, s’était trouvé tout prêt à s’enrôler parmi ces hommes redoutables.
Jamais M. Florent n’oserait aller chercher sa carte de civisme! Où trouverait-il les témoins nécessaires? Il était sûr de la haine de M. Barkimel! Et il ne pouvait plus répondre de l’amitié de M. Hilaire, lequel devait être fort occupé à se défendre lui-même contre les soupçons du club et les dénonciations sournoises de l’abominable Barkimel! Ah! ce Barkimel! que n’aurait-il pas fait pour être nommé officier d’académie!
M. Florent finit, le lendemain matin, par s’entendre avec M. Talon, qui était venu lui apporter les journaux. M. Talon reçut mille francs, moyennant quoi il s’engageait «à ne pas avoir vu passer M. Florent».
Ainsi M. Florent serait absent! Nul ne l’aurait revu! Pendant ce temps, M. Florent vivrait sans bruit, au fond de son appartement, de conserves et d’eau fraîche… Cela durerait ce que cela durerait!
Notre homme vécut ainsi dans une sécurité relative pendant une douzaine de jours. Nous disons «relative» parce que, s’il avait la sécurité physique, il vivait dans des transes morales effrayantes.
Le père Talon lui glissait, de temps à autre, sous sa porte, un journal, et ce qu’il y lisait le rejetait à l’effroi le plus farouche.
Les nouvelles de l’Hôtel de Ville, les décrets du comité de Salut public, les arrêts du comité central de surveillance, les proclamations de Coudry, dans sa gazette des clubs, l’anéantissaient.
– Ce Coudry! Mais c’est Hébert! mais c’est le père Duchesne! murmurait le pauvre Florent! Qu’est-ce que je disais qu’on ne recommence pas la Révolution? Mais nous y sommes en plein!
Et son érudition quant à l’histoire de la grande Révolution française, érudition dont il était si fier, lui laissait entrevoir mille tableaux plus angoissants les uns que les autres.
Un matin, il lut un article qui le fit bondir de son lit. Cet article était intitulé: «Parisiens, levez-vous!»
Et cela commençait ainsi: «Du sang! citoyens! du sang! Périssent quelques hommes! Il faut couper les bras pour sauver le corps!»
Cela était signé: «SAW.».
– Saw! râle M. Florent, Saw! mais c’est ce monsieur très bien qui venait à ma bibliothèque et qui, l’autre jour, m’a rappelé qu’il «n’y avait plus de lanternes». Ainsi, lui aussi! Un article pareil! un client si tranquille, si comme il faut! Mais c’est la fin du monde!
«Après tout, reprit-il, quelques instants plus tard, quand il eut essuyé la sueur de son angoisse, après tout, il a bien raison! Il ne s’embarrasse pas de ses opinions passées… Il n’y a que les présentes qui comptent! puisque ce sont les seules qui sont utiles! Il faut savoir s’adapter aux circonstances! Il y en a qui commencent par la révolution et qui finissent par la réaction! On peut aussi bien, que diable! commencer par la réaction et finir par la révolution! Pourquoi serais-je plus bête que ce Saw?
Et il imagina ceci: d’écrire, lui aussi, des articles signés d’un pseudonyme, articles qu’il enverrait à la Gazette des clubs et dans lesquels il ferait preuve d’un amour farouche de la liberté, et qu’il animerait du plus pur esprit de la grande Révolution française qu’il connaissait si bien!
Il avait justement gardé chez lui, de son ancienne bibliothèque circulante, une demi-douzaine de volumes allant des discours de Mirabeau aux réquisitoires de Fouquier-Tinville et il s’empressa, illico, de puiser sans vergogne à cette source sacrée.
Comme disait l’ancêtre: «De l’audace, de l’audace et encore de l’audace!».
Il en eut au fond de son trou obscur plus qu’on ne saurait dire et il voua à l’échafaud tous ceux qui, sur commandement, ne sauraient énumérer les Droits de l’homme, ce catéchisme de tout bon citoyen de tous les pays.
Son plan était, après quelques envois de cette sorte, de se présenter à la rédaction du journal de Coudry et de dévoiler sa personnalité désormais glorieuse et à l’abri des coups de la révolution.
Le foudroyant succès de la nouvelle politique de M. Barkimel, qui lui fut révélé par les feuilles publiques, lui donna un prodigieux coup de fouet et il espéra surpasser son ancien compagnon par l’intransigeance de son civisme!
En vérité! que pouvait-il avoir fait? ce Barkimel, à l’intelligence si médiocre, pour avoir été choisi, élu, présenté par la section de l’Arsenal comme membre du tribunal révolutionnaire?
M. Barkimel était juge, maintenant!
Et M. Hilaire, l’épicier Hilaire, était «commissaire de sa section»!
Les articles, soigneusement cachetés, étaient portés à la boîte de la place de l’Hôtel-de-Ville par le père Talon lui-même qui venait de toucher son deuxième billet de mille francs et qui trouvait plus que jamais que le régime de la Terreur avait du bon.
Avec quelle anxiété M. Florent ouvrait tous les matins la Gazette des Clubs pour y lire sa prose… Mais, hélas! C’était en vain qu’il y cherchait son chef-d’œuvre et sa signature: le Vieux Cordelier!
Trois articles étaient déjà portés et il venait de remettre le quatrième, un quart d’heure auparavant, au père Talon, quand un grand tumulte et un grand bruit de crosses emplit la rue des Francs-Bourgeois.
Il était sept heures du soir, M. Florent, qui habitait sous les toits, se risqua à mettre le nez à sa lucarne.
Alors, il aperçut au-dessous de lui, le père Talon qu’accompagnaient des civils ceinturés de rouge et suivis d’une section en armes! Il ne douta plus que le père Talon, à qui il avait eu l’imprudence, en lui donnant le deuxième billet de mille francs, de déclarer qu’il n’avait plus le sou, il ne douta plus que l’horrible savetier fût allé le dénoncer pour toucher une prime!
Déjà on entendait des pas pesants dans l’escalier et les cris des officiers.
M. Florent n’hésita point à se glisser comme un chat dans les gouttières; et, favorisé par les ombres d’un obscur et lourd crépuscule, il put parvenir de toit en toit, après avoir failli se rompre vingt fois les os, jusqu’à la fenêtre entrouverte d’une mansarde dans laquelle il se jeta à genoux, à tout hasard.
Mais la pièce était vide.
M. Florent se releva, ouvrit la porte et descendit l’escalier de son air le plus tranquille.
Le sort le gâta encore jusqu’au rez-de-chaussée où il se trouva dans une cour étroite, mal éclairée par les feux d’un petit cabaret bien connu de lui et de M. Barkimel au temps où ils s’offraient l’extra d’une tripe à la mode de Caen, arrosée d’un cidre mousseux!
Pour fuir, il fallait traverser cette cour; et la fenêtre du petit cabaret était justement ouverte! La salle était pleine de dîneurs qui trinquaient bruyamment «au triomphe de la Ville sur l’Assemblée!»
M. Florent venait d’apercevoir M. Barkimel!
Oui. M. Barkimel, triomphant, le ventre ceinturé des insignes de sa fonction, M. Barkimel, trônant, mangeant, buvant, M. Barkimel traitant les principaux de sa section en grand seigneur, M. Barkimel que l’on écoutait quand il parlait!