Lavobourg s’était fait annoncer à Sonia. C’était la première fois qu’il allait la revoir depuis son terrible entretien avec le baron d’Askof.
La veille, il s’était présenté à l’hôtel vers les cinq heures, mais on lui avait répondu que madame était sortie et qu’elle dînerait en ville.
Vers les onze heures, il était revenu à l’hôtel. On lui avait dit que madame s’était couchée, qu’elle avait eu un violent mal de tête, qu’elle avait prié qu’on la laissât reposer et qu’on avertît M. Lavobourg, s’il se présentait à l’hôtel, qu’elle comptait sur lui au déjeuner du lendemain.
Lavobourg avait passé la nuit du samedi au dimanche sans fermer l’œil. Il n’avait point revu Askof, mais il n’avait cessé de penser à lui et à ce qu’il lui avait dit. Et il n’était plus sûr de rien!
Il ne doutait point qu’Askof fût très épris de Sonia. Le baron avait peut-être parlé par jalousie. D’autre part, Lavobourg tenait d’Askof lui-même que celui-ci ne travaillait pour le commandant que contraint et forcé et qu’il détestait Jacques! Askof n’avait peut-être imaginé toute cette horrible fable des amants surpris que pour le déterminer, lui, Lavobourg, à une vengeance qui aurait fait surtout son affaire, à lui, Askof!
Peut-être aussi avait-il dit la vérité?
Lavobourg souffrait tellement de cette vérité-là qu’il était disposé de plus en plus à ne pas y croire!
– Bonjour, Lucien!
Elle venait d’entrer. Elle avait une de ces charmantes toilettes floues d’intérieur, robe de déjeuner intime, faite de quelques chiffons, dont toute la «façon» consistait dans l’art avec lequel elle les drapait autour de ses belles formes souples.
Rarement elle l’appelait ainsi par son petit nom.
«Lucien!» Il la regarda.
Elle lui dit tout de suite:
– Vite que je vous rassure… tout va bien! Il ne reste plus qu’une petite formalité dont je vous parlerai tantôt, et bientôt toutes vos transes seront finies… Voyons, racontez-moi tout ce que vous avez fait depuis que je ne vous ai vu.
– Et vous? fit-il brusquement. La réplique était partie malgré lui.
Surprise du ton dont cela avait été lancé, elle le fixa avec audace, peut-être avec trop d’audace:
– Comment: et moi?
– Oui, et vous? Voilà deux jours que je me présente à votre hôtel et deux jours qu’il m’est impossible de vous voir!
– Vous vous présentez à mon hôtel! On ne vous reçoit pas! Vous savez bien que vous êtes chez vous, dans mon hôtel… Mais vous êtes fabuleux, mon cher! Je dînais en ville, tout simplement… Voyons, Lucien, sérieusement, qu’est-ce que vous avez?
– Rien! Rien! fit-il en lui prenant les mains et en les couvrant de petits baisers précipités… rien…
– Et puis, dit-elle, de sa belle voix grave et richement timbrée, et puis, j’ai travaillé avec Jacques!
– Ah!
– Cela vous étonne? Pourquoi dites-vous: «ah!» de ce ton de mélodrame? Vous êtes toujours jaloux? Vous m’amusez, vous savez, avec votre jalousie? Ah! mon pauvre ami, si vous saviez ce que je compte peu pour lui!
– Oui, oui, vous dites toujours cela! Mais dois-je vous croire? Et il lui souriait maintenant.
Lui, il ne croyait plus, non, il ne croyait plus l’affreuse chose. Sonia était trop simple, trop franche et lui montrait un si honnête visage!
– Ne reparlons plus de ces enfantillages, supplia-t-il. Et causons un peu politique. Voyons! Est-ce que je vais bientôt être mis dans le grand secret?
– Tout de suite, mon cher, c’est-à-dire après le déjeuner… Vous saurez tout. Et c’est moi qui suis chargée de tout vous apprendre! Plaignez-vous! Nous allons passer un bel après-midi ensemble! Voici le programme de la journée:
«Déjeuner intime dans le petit boudoir. À ce déjeuner, il n’y aura que Jacques, que personne ne saura ici, Askof, qui viendra ostensiblement, vous et moi!
«L’après-midi, nous travaillons tous les deux. Le soir, nous dînons dans un restaurant du boulevard, vous, Askof et moi. Il faut que nous nous montrions, mon cher… Ensuite, nous irons au théâtre, et, à minuit et demi, au bal du Grand-Parc, où nous avons une loge.
«Quand on nous aura vus jusqu’à deux heures du matin, faisant la fête, le gouvernement sera peut-être rassuré sur la grrrande conspiration!
«À deux heures, nous rentrons ici tous les deux où nous retrouvons Jacques et où nous l’aidons dans son dernier travail. Ainsi on ne se quitte plus jusqu’à ce que… jusqu’à ce que nous ayons sauvé la République!
– Et il n’entre pas encore dans votre pensée que vous ayez à redouter quelque catastrophe?
– Tout est possible, mais je ne la crains pas!
– Je vous admire!
On annonça le baron.
Elle alla au-devant de lui, lui serra la main avec une grande cordialité et s’excusa de les laisser un instant tous les deux. Askof s’en fut tout de suite à Lavobourg:
– Eh bien?
– Eh bien! répéta Lavobourg en ouvrant négligemment un journal… Avez-vous du nouveau?
– Et vous?
– Moi? Ma foi non! Je vous dirai que je n’ai pas ouvert une feuille depuis quarante-huit heures… et que j’ai renoncé à comprendre quoi que ce soit à ce qui se passe autour de moi! J’ai essayé de faire parler Sonia. Elle a renvoyé ses confidences à une heure encore indéterminée… J’ai essayé de vous faire parler, vous; vous avez été plus mystérieux à vous tout seul que tous les autres, réunis!
– Il me semble, fit Askof à voix basse, en regardant Lavobourg avec un certain étonnement, il me semble qu’il y, a un point sur lequel je n’ai pas été mystérieux avec vous!
– Oui, je sais… répondit brusquement Lavobourg en jetant son journal! L’histoire de Sonia et de Jacques! Eh! bien, je vous dirai la vérité, mon cher, je n’y crois pas!
Askof recula d’un pas. Certes, il ne s’attendait point à un pareil revirement.
– Alors, vous croyez que j’ai inventé cette histoire? Mais nous en reparlerons! Chut! la voilà!
Sonia rentrait.
– Vite, mes enfants! montons, leur jeta-t-elle joyeusement. Le commandant est arrivé!
Ils trouvèrent Jacques dans le petit boudoir où la table avait été dressée. Ce fut tante Natacha qui servit.
Le déjeuner commença d’abord dans le plus profond silence. Lavobourg observait Jacques et Sonia. Ils ne se regardaient même pas et paraissaient tout à fait à l’aise.
Enfin, le commandant se tourna vers Lavobourg:
– Mon cher Lavobourg, lui dit-il, nous touchons au but. Tout me fait croire que nous réussirons. En cas d’insuccès, je prendrai tout sur moi. Sonia va vous demander tout à l’heure un petit service. Il s’agit de signatures. Si l’affaire tourne mal, vous pourrez dire que ces signatures vous ont été extorquées de force et sous menace de mort. Je ne vous contredirai point. En cas de succès, vous partagerez ma fortune. Nous aurons un gouvernement provisoire avec un duumvirat. Nous nous partagerons le pouvoir!
Lavobourg ne trouvait rien à répondre. Il paraissait très occupé par son assiette et cependant les morceaux ne «passaient» que très difficilement.
– Eh bien! vous êtes sourd? dit Sonia, impatientée.
– Non, ma chère, répondit-il… Le commandant sait que je lui suis tout acquis et je lui souhaite le succès de son entreprise pour le pays. Quant aux dangers, je saurai en prendre ma part!
– Ce pauvre Lavobourg, dit en riant le commandant, est de beaucoup le plus brave de nous tous! Car au fond! il est le moins rassuré et il marche quand même! Il est bon que vous sachiez que c’est sur mon ordre que certains journaux ont répandu les bruits les plus sinistres, relativement aux desseins de la commission d’enquête. J’ai voulu impressionner un peu mes troupes avant d’aller au combat, pour qu’elles sachent bien qu’il n’y aura de salut que dans la victoire. Baruch, le président du Sénat, m’a fait savoir que l’état d’esprit de la Haute Assemblée était excellent et que la peur avait fait tomber les dernières hésitations! J’ai, d’autre part, de très bonnes nouvelles de l’armée. Elle est tout entière avec nous! Il ne tient qu’à nous d’avoir son concours. Elle nous le donnera si nous sommes la loi! ne serait-ce qu’un quart d’heure, une demi-heure! C’est suffisant! Après elle ne nous le retirera plus, car nous serons la force!
– Euh! fit Askof… tout cela est très beau, mais j’aimerais mieux des noms de généraux…
– Avec cela que vous ne les connaissez pas! dit Jacques. Mon cher Askof, je ne vous ai encore rien promis. Vous nous avez été si utile, et vous vous êtes montré si merveilleusement ingénieux pour la garde de nos petits secrets et la sécurité de nos chères personnes, que je ne sais que vous offrir. C’est bien simple, vous prendrez tout ce que vous voudrez, n’est-ce pas, Lavobourg?
Askof avait fait un signe à Lavobourg et, après avoir pris congé, s’était éloigné, disant qu’il n’avait pas un instant à perdre. Aussitôt Lavobourg fit:
– Ah! vous permettez! J’ai un mot à dire à Askof!
Et il quitta la pièce, refermant la porte sur Jacques et sur Sonia.
Alors Askof lui fit entendre de le suivre à pas de loup dans un petit corridor obscur qui, par derrière, rejoignait le mur du boudoir.
Là, il fit glisser une étoffe et lui désigna une fente dans la cloison à laquelle Lavobourg appliqua immédiatement un œil.
Ce qu’il vit ne fut point d’abord pour l’émouvoir:
Jacques et Sonia étaient debout tous deux. Jacques rangeait des papiers dans son portefeuille.
Puis ils échangèrent quelques mots insignifiants.
Enfin Jacques prononça:
– Et maintenant pour sortir, il faut que j’aille me redéguiser… Au revoir, Sonia…
Et il se pencha avec une extrême politesse sur la main qu’elle lui tendait. Mais comme il se relevait, elle lui prit la tête à pleines mains et lui planta sur les lèvres un baiser dont il se défendit à peine.
– Sonia, vous êtes folle! Vous êtes folle!
Et quand il put respirer:
– Et vous m’aviez promis d’être raisonnable!
– Jacques, je vous adore!
– Vous savez bien que c’est défendu! pendant quarante-huit heures! À ce soir…
Et il disparut par la petite porte derrière le grand portrait en pied.
Sonia resta quelques secondes immobile.
– Mais c’est vrai, que je suis folle!
Et tout à coup, elle murmura:
– Je ne pense plus à Lavobourg, moi! Où donc est-il passé?
Elle le trouva dans le fumoir, fumant comme un sapeur.
– Quelle tabagie! s’exclama-t-elle… je croyais que vous ne fumiez plus de cigare! et vous prenez de l’alcool, maintenant?
Lavobourg était étendu sur un divan et s’était fait servir une fine champagne.
Lavobourg stupéfia, cet après-midi-là, Sonia Liskinne par l’empressement plein de bonne humeur avec lequel il se soumit à tous ses caprices.
Il ne s’étonna de rien et quand il sut ce qu’on attendait de lui, il se mit immédiatement à la besogne et signa tous les bulletins de convocation qu’on lui présenta.
À six heures, le valet de chambre de Lavobourg, sur un coup de téléphone de son maître, vint avec une valise l’habiller.
Sonia avait dit en riant à son ami qu’il était son prisonnier, qu’elle ne lui permettrait pas de faire un pas sans elle, prétextant qu’on pouvait avoir besoin de lui d’un moment à l’autre.
En secret, il glissa un pli à son valet de chambre qui reçut la commission de courir chez Hérisson. Le valet de chambre le quitta et revint le trouver presque immédiatement. Au moment de sortir de l’hôtel, on lui avait fermé la porte au nez et deux individus l’avaient assez grossièrement invité à venir faire une partie de cartes avec eux, dans la loge du concierge.
– C’est bien, Jean, fit Lavobourg en reprenant le pli: qu’il mit dans sa poche, allez jouer aux cartes, mon ami, et ne faites ici que ce que l’on vous permettra de faire. Vous êtes aujourd’hui aux ordres de Mlle Liskinne.
Lavobourg alla trouver sa belle maîtresse et lui fit part de l’incident, sans en montrer, du reste, aucune méchante humeur.
– Vous faites bien de ne pas vous froisser, mon ami, lui dit Sonia. La consigne est générale. Le secret est dans cette maison. On ne doit plus en sortir… qu’avec moi! Askof va venir tout à l’heure. Bien que je vous recommande de ne rien lui dire qui ne soit absolument nécessaire, lui non plus ne nous quittera plus.
Et comme Askof entrait justement:
– Voici le baron! Eh bien! partons! Où allons-nous dîner?
Ils allèrent dîner au bois, puis ils passèrent une heure dans un petit théâtre à la mode. Partout, ils firent sensation. D’abord, Sonia était très en beauté et on admirait aussi «l’abatage» de Lavobourg que quelques-uns croyaient déjà sous les verrous.
Dès dix heures du soir, au Grand Parc, et dans les dancings, c’était une trépidation étourdissante et continue. Paris s’était mis là à virer, à tourner, à fox-trotter, à tanguer.
On jouissait de l’heure, dans la terreur du lendemain. Allait-on périr? Allait-on être sauvé? En attendant, dansons!
Et les modes, comme aux pires temps du Directoire, donnaient à cette cohue un air de mascarade.
C’étaient, dans la corbeille des loges, des Flores, des Hébés, des Grecques, des Orientales. Mais la plus belle et la plus admirée, ce soir-là, était, entre Lavobourg et le baron d’Askof, qui avaient la fièvre de ce merveilleux voisinage autant que de leur vengeance prochaine, c’était la belle Sonia.
Quand elle apparut dans sa loge et qu’elle laissa tomber son manteau, il y eut un murmure d’admiration.
Parmi ceux qui la dévisageaient avec le plus d’assiduité étaient trois personnages assis à une table à quelques pas de la loge.
C’étaient trois braves bourgeois qui ne devaient guère être habitués du lieu.
Ils paraissaient être plus offusqués par tout ce qu’ils voyaient que transportés d’enthousiasme! et la toilette de Sonia en particulier semblait exciter leurs critiques.
L’un d’eux fixait même l’artiste avec effronterie. Elle tourna la tête et ne s’occupa plus de ces trois imbéciles qui ne savaient point rendre hommage à la beauté quand celle-ci fait la grâce aux passants de lui montrer un peu de ses aimables secrets.
– Détourne la tête, courtisane éhontée, fit M. Barkimel à mi-voix, assez prudemment pour n’être entendu que de ses voisins, rougis si tu le peux encore, du scandale que tu provoques, femme indécente! mais tu ne feras pas baisser les yeux à un honnête homme!
Mais M. Florent était d’un avis différent. Il ne l’envoya pas dire à M. Barkimel. Les deux amis se chamaillèrent si bien que tout à coup M. Hilaire, visiblement agacé, se leva en priant ces messieurs de ne point se déranger et en leur annonçant qu’il serait de retour tout de suite. Et il sortit du bal. C’était la troisième fois qu’il se livrait à ce manège.
Il est incompréhensible! exprima M. Florent, et je me souviendrai de sa journée de congé!
Comme notre maître épicier venait de sortir, un monsieur, copieusement barbu, enveloppé d’un ample pardessus et coiffé d’un chapeau de feutre mou qui lui descendait sur les yeux, vint s’installer sur sa chaise.
– Cette chaise est prise, déclara M. Barkimel.
– Elle appartient à un de nos amis qui va venir et qui ne sera pas content de trouver sa place occupée, ajouta M. Florent.
Mais les deux braves bourgeois pouvaient dire tout ce qui leur plaisait, l’intrus ne paraissait même pas les entendre.
– Enfin, monsieur, êtes-vous sourd?
– Quoi? monsieur? Qu’est-ce qu’il y a? Qu’est-ce que vous dites?
– Nous vous disons que cette chaise est retenue!
– Non, messieurs, non, cette chaise n’est pas retenue. Quand une chaise est retenue, on met quelque chose dessus, mais il n’y avait rien sur cette chaise. Je la garde.
– Ah ça! mais, monsieur, exprima M. Florent avec une grande dignité qui fit l’admiration de M. Barkimel, ah ça! nous prenez-vous pour des imbéciles!
Oui, messieurs! répondit l’homme au chapeau mou.
MM. Barkimel et Florent se regardèrent avec des yeux de flamme comme s’ils se consultaient pour réduire en bouillie cet impertinent personnage; puis, M. Florent, toujours avec la même dignité, laissa tomber ces mots:
– Du moment où vous le prenez sur ce ton, monsieur, nous n’avons plus rien à dire!
– Très bien! fit M. Barkimel.
L’homme, avec sa chaise, s’éloignait insensiblement de la table, se rapprochant ainsi de la loge occupée par la belle Sonia.
– Il a peur! dit M. Florent.
– Tu lui as bien «rivé son clou», dit M. Barkimel.
Sur ces entrefaites parut M. Hilaire, qui s’étonna de n’avoir plus de chaise.
– C’est monsieur qui vous l’a prise! expliqua M. Barkimel.
– Par exemple! s’écria M. Hilaire.
À ce moment, l’homme quitta la chaise et s’appuya de dos contre le coin de la loge de la belle Sonia et M. Hilaire courut reprendre son siège, ce qui fit sourire l’homme.
– Il n’a point «pipé», observa M. Barkimel. Au fond, c’est un lâche.
– Sans compter qu’il a de drôles de façons, cet olibrius, fit remarquer M. Florent. Regardez-le, comme il se glisse devant la loge, les mains derrière le dos!
– Moi, si j’étais à la place de la belle Sonia, je me méfierais! et je ne laisserais point pendre comme ça mon réticule!
– Tenez! voilà l’homme qui passe devant le réticule! Il est passé! et le réticule est parti!
– Au voleur! s’écria M. Hilaire d’une voix éclatante.
L’homme était déjà loin, se faufilant parmi les groupes du côté de la porte de sortie!
M. Hilaire se précipita: «Au voleur! Arrêtez cet homme!» M. Hilaire fut immédiatement entouré, bousculé et même frappé.
– Quel voleur? Quel voleur? lui criait-on, et on le rouait de coups.
M. Hilaire, dégagé par un garde municipal, put enfin donner des explications:
– C’est un homme qui a volé le réticule de la belle Sonia!
Tous les regards se tournèrent vers la loge de l’artiste.
– On vous a volé votre réticule? demanda le garde.
– Moi? répondit la belle Sonia, mais je n’avais pas de réticule!
– Mais enfin, je n’ai pas rêvé, s’écria M. Hilaire, exaspéré… Il y avait bien là, tout à l’heure, un réticule qui pendait hors de la loge et que madame tenait à la main!
– Cet homme est fou! dit la belle Sonia.
– Quand on a l’habitude de se divertir à ce genre de plaisanterie, fit un autre, on reste dans les bals musette!
– Monsieur n’a pas l’habitude de fréquenter le beau monde, fit tout à coup une voix étrange, sourde, rauque, rocailleuse, qui semblait sortir de terre.
À cette voix, M. Hilaire tressaillit.
Il aperçut un vieillard effroyablement cassé en deux par les ans qui se traînait ici et là, comme une larve, laissant derrière lui, à presque toutes les tables et sur le bord des loges, quelques-unes de ces petites cacahuètes dont il portait un petit baril plein, à son bras tremblant.
– Ah! voilà Papa Cacahuètes! voilà Papa Cacahuètes! criait-on à diverses tables.
M. Hilaire avait enfin trouvé le marchand de cacahuètes qu’il cherchait. Il était tel que Mlle Jacqueline le lui avait décrit. C’était bien lui qui intéressait tant la marquise du Touchais.
Alors, il oublia tout le reste pour ne plus s’occuper que de Papa Cacahuètes et il revint s’asseoir à sa table en épiant toutes les manœuvres du singulier vieillard.
M. Hilaire, en lui-même, se répétait: «Cette voix! Quelle est cette voix? J’ai déjà entendu cette voix-là quelque part, moi! Mais quand? Il me semble qu’il y a longtemps! longtemps! Bon! le voilà qui revient par ici! Attention! Il passe le long des loges! Voilà qu’on lui fait signe de la loge de la belle Sonia… Mais il s’en fiche! Il ne se presse pas plus pour ça! Là! Le voilà qui dépose un cornet de papier rose sur la loge. Mais qu’est-ce qu’elle a, la belle Sonia? Eh bien! et le monsieur à la barbe d’or qui est à côté d’elle, il ne va pas se trouver mal!»
De fait, dans la loge, le passage du Papa Cacahuètes faisait sensation. Sonia s’était d’abord amusée de ce vieillard bizarre, accueilli par les cris et les lazzis de tous. Puis elle s’était étonnée que la direction d’un établissement aussi riche permît à ce pauvre vieux de venir traîner ses loques au milieu de tout son luxe.
– Ah! c’est qu’il est bien difficile d’empêcher le père Cacahuètes de passer par où il veut! dit Askof! Il est connu dans tous les établissements de nuit! Il est l’ami de tous les fêtards, de toutes les noceuses… On dit qu’il a plus d’argent qu’il n’en a l’air et qu’à force de vendre des olives et des cacahuètes, il a amassé un petit magot… Il y a beaucoup de légendes qui courent sur le père Cacahuètes!
– J’ai entendu dire, émit Lavobourg, qu’il était de la police!
– C’est possible! répliqua le baron. Tout est possible dans cet ordre d’idées. Mais le père Cacahuètes me paraît bien vieux, bien délabré pour qu’on attache quelque prix à ses services!
– Qu’y aurait-il de surprenant à ce que la police usât de lui pour faire parvenir certains mots d’ordre! exprima Lavobourg à mi-voix. Nous en avons bien eu l’idée, nous!
– Justement! fit en riant le baron d’Askof… j’ai eu cette idée de cacahuètes en voyant certain soir le père Cacahuètes distribuer sa marchandise avec des airs de mélodrame à ses clients! Tenez, voilà le père Cacahuètes qui revient… faites-lui signe!
Lavobourg appela le bonhomme, Askof, au fond de la loge, le regard tranquille et le cœur en repos, regardait venir Papa Cacahuètes.
Le pauvre vieux s’avança sans se presser et demanda à Sonia, de son effroyable voix rauque et sourde:
– Olives? Cacahuètes?
– Cacahuètes! répondit Sonia.
– Pour combien, belle madame?
– Pour ce que vous voudrez.
Le bonhomme prit une cuiller et s’en servit pour verser sa marchandise dans un cornet de papier qu’il ferma et qu’il déposa sur le bord de la loge.
Sonia aussitôt ne put s’empêcher de jeter un léger cri…
Le cornet était de papier rose… exactement le même papier que celui qui contenait la fameuse liste qui avait été dérobée chez Jacques et retrouvée d’une façon si inexplicable chez elle!
– Oh! ce papier! dit-elle à voix basse.
Et elle avança sa main tremblante.
– Qu’est-ce qu’il y a, belle dame? demanda la voix rauque et sourde. C’est-y que ma marchandise ne vous plaît point?
– Si! Si! répondit hâtivement la belle Sonia, en finissant de développer le cornet.
Alors, sur le papier déplié, elle lut: «Vive le commandant Jacques!»
– Ne trouvez-vous point cela extraordinaire? murmura-t-elle en montrant le papier à Lavobourg.
– J’ai des devises pour tous les goûts, moi! Papa Cacahuètes se fiche pas mal de la politique! J’ai des devises: «Vive le commandant Jacques!» et j’en ai d’autres: «Vive le gouvernement!» Mais personne n’en veut, personne n’en veut du gouvernement! C’est bien dommage, il va me rester pour compte.
– Ça va, ça va! fit Lavobourg impatienté.
– C’est bon, je m’en vais, fit Papa Cacahuètes. Mais, t’nez, v’là quelques cacahuètes par-dessus le marché! c’est pour le monsieur qui vous accompagne, belle dame! non pas celui qui est si impatient, l’autre là-bas, celui qu’est au fond et qui ne dit rien!
Le baron tendit la main en souriant.
Le vieillard lui mit dedans un petit lot de cacahuètes, mais qu’il compta au fur et à mesure.
– Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze (à ce chiffre on vit le baron faire un mouvement de surprise)… douze (sa main trembla)… treize (le baron Askof s’appuya à la cloison)…
Sonia et Lavobourg le regardèrent. Il était devenu effroyablement pâle.
– Qu’avez-vous?
– Vous êtes malade?
– Non! oui! un étourdissement!
– Eh bien! partons, dit Sonia en se levant…
Elle jeta un coup d’œil sur Papa Cacahuètes qui, maintenant, bavardait avec les trois individus qui l’avaient dévisagée avec tant d’effronterie quand elle était arrivée dans sa loge.
– Appuyez-vous sur mon bras, dit-elle à Askof! vous me paraissez souffrir!
Si les légers incidents qui avaient marqué le passage de Papa Cacahuètes dans la loge de la belle Sonia avaient ému sérieusement la belle artiste, que dire de l’angoisse grandissante avec laquelle M. Hilaire écoutait maintenant la voix du vieux!
Ah! cette voix, ce qu’elle ressemblait à une autre voix qu’il avait bien chérie jadis! Une voix qu’il ne pouvait jamais entendre sans tressaillir, une voix qui lui avait inspiré toutes les peurs et tous les héroïsmes! Certes! ce n’était pas la même! Elle n’avait pas cet éclat horrible qui faisait trembler les entreponts aux temps prodigieux du Bayard quand elle commandait le chambardement général et la révolte des forçats!
Ô souvenir! Ô mémoire! Ô livre du passé qu’il avait bien pensé ne jamais rouvrir! Tant de sang effacé par tant d’honnêtes kilos de mélasse de la Grande Épicerie moderne.
Pauvre M. Hilaire! Pitoyable la Ficelle! Jadis mince comme un filin, aujourd’hui boudiné, grassouillet comme une andouille!
Voilà qu’il grelotte dans ses beaux habits du dimanche comme jadis dans les loques dont il recouvrait sa misérable silhouette, au temps où il fallait tant travailler pour mériter un peu de paix dans cette vallée de larmes!
M. Hilaire, comme tout le monde, acheta des cacahuètes.
– Dites donc, Papa Cacahuètes… fait-il en surmontant l’émotion qui lui étreint la gorge… savez-vous bien que j’en vends, moi aussi, des cacahuètes?
– Qué qu’vous voulez que ça me fasse! répond le bonhomme fort désagréablement!…
– À vous, rien, peut-être, mais à moi, ça me fait concurrence! explique M. Hilaire qui veut être aimable en dépit de toutes les rebuffades du vieux.
– Monsieur est dans l’épicerie! exprime M. Florent.
– Vous n’avez pas besoin de le dire, ça se voit!
– Combien je vous dois, mon brave homme? demande M. Hilaire, horriblement vexé.
– Il y a longtemps que Monseigneur est épicemard fit le bonhomme en empochant sa monnaie.
– Plus de quinze ans! répond M. Barkimel.
– Quinze ans! répéta Papa Cacahuètes. La Bourse de commerce n’a plus qu’à bien se tenir!
– Fichons le camp! commande aussitôt M. Hilaire dont la patience, cette fois, est à bout.
Mais le Papa Cacahuètes arrête un instant le bouillant M. Hilaire par les pans de son habit.
– Pardon, excuse, Monseigneur? Mais dites-moi un peu, dans votre boutique, c’est-y qu’on vendrait de la morue?
– Bien sûr qu’on vend de la morue. Et puis après?
– Mais d’la vraie, d’la bonne! D’la morue à l’espagnole?
À ces mots, M. Hilaire chancela. Ah! comme l’autre l’aimait, la morue à l’espagnole!
Tandis que, d’un air égaré, ses yeux cherchaient la silhouette du marchand de cacahuètes qui avait disparu, ses lèvres murmuraient pour lui, pour lui tout seul et si bas que nul n’eût pu les entendre, les syllabes fatidiques qui commencent par un C et par un B.
– Ch… B… B! Ch! B… B…!
Dans le même moment, un grand tumulte éclata dans l’assemblée. Un homme était monté sur une table et lisait tout haut la dernière édition d’un journal du soir, le Journal des Clubs, la feuille de Coudry. Et M. Hilaire, malgré le piètre état auquel la morue à l’espagnole avait réduit son «moi», put entendre ceci:
«Club de l’Arsenal. Présidence du citoyen Tholosée. Compte rendu de la séance de nuit. Le citoyen Tholosée a mis aux voix et a réussi à faire voter par une assemblée délirante d’enthousiasme «patriote» une motion tendant à ce que tous les clubs de la capitale demandent à la Chambre de rétablir la loi sur la peine de mort en matière politique et au gouvernement de faire dresser la guillotine du peuple sur la place de la Concorde quand cette place était digne de s’appeler place de la Liberté! En fin de séance, le citoyen Tholosée a fait voter le vœu que la première tête qui tombera sous le couteau politique fût celle du commandant Jacques du Touchais, traître au pays et à la République!»
Aussitôt, il y eut des cris, des acclamations, des injures, des horions! On criait: «Vive le commandant!» et «À mort le commandant!» ou «À la maison de fous, Tholosée!» «Au feu le club de l’Arsenal!» et, ce qui était plus important pour M. Hilaire: «À la rivière, le bureau de l’Arsenal!»
Aussitôt, M. Hilaire, qui s’était laissé tomber défaillant sur une chaise, se trouva seul comme par enchantement. M. Barkimel et M. Florent avaient disparu.
Puis tout à coup, il se trouve entouré d’un groupe des plus hostiles. – Il paraît que c’est vous le secrétaire de l’Arsenal?
– Moi! s’exclama M. Hilaire qui eut un trait de génie… moi! je ne sais pas lire!
Le malheur était qu’il avait les poches bourrées de journaux, ce dont on s’aperçut, et que ces journaux n’étaient point précisément de la nuance appréciée par les amis du commandant!
«À l’eau! À l’eau! le secrétaire du club de l’Arsenal!» et déjà deux forts gaillards faisaient mine de le charger sur leurs épaules.
Tout à coup, il y eut une voix rauque qui prononça:
– Voulez-vous bien laisser mon ami tranquille! vous n’allez pas lui faire du mal peut-être! C’est un épicemard qui me donne mes cacahuètes pour rien!
– Ah! bien! fallait le dire, Papa Cacahuètes!
Et ils lâchèrent ce pauvre M. Hilaire, qui déjà était plus mort que vif!
M. Hilaire regardait le marchand de cacahuètes qui était resté près de lui, avec une émotion indicible! Il ne pouvait dire dans sa reconnaissance que deux mots, et encore il n’osait pas les prononcer bien haut… «Cher… Bib! Cher! Bib!» soupirait-il les mains jointes, les genoux tremblants!
– Chut! fit l’étrange vieillard en levant un doigt sur sa bouche!
Et il lui fit le signe impératif de le suivre, tandis qu’il riait sourdement.
«Ah! c’est bien son rire, je reconnais son rire! On ne peut pas se tromper à un rire pareil! Il n’y a pas deux rires au monde comme le rire de Ch… B…»
De quel pays de damnation revenait donc ce revenant?
M. Hilaire, le physique malmené et le moral profondément atteint, ne sachant exactement s’il devait se réjouir ou s’épouvanter d’une aussi prodigieuse rencontre, M. Hilaire traversa, derrière cette larve redoutable qui rampait dans les ténèbres, le Grand Parc en tumulte.