XI UNE NUIT HISTORIQUE

L’histoire devait ranger cette nuit du dimanche au lundi qui précéda le plus audacieux des coups d’État parmi les «nuits historiques».


Les mystérieux émissaires du commandant avaient fait savoir à ses principaux «amis» qu’ils eussent à se tenir, cette nuit-là, prêts à toute éventualité.


Au Sénat, le président Baruch avait eu une longue conférence avec Michel, Oudard, Barclef et le grand juif Saroch. Celui-ci leur apprit qu’une tentative de corruption dirigée contre la vertu civique et révolutionnaire de Flottard, le gouverneur civil du gouvernement militaire, avait complètement échoué.


– Nous saurons nous passer de lui! dit Baruch à Oudard qui se lamentait. Le commandant m’a promis qu’à l’heure décisive il ne serait plus permis à Flottard de sortir de son hôtel!


Baruch était un petit vieillard sec et têtu qui avait appris à aimer la République aux côtés des «purs» et qui s’était juré de l’arracher aux révolutionnaires pour la ramener aux saines traditions des beaux jours qui avaient connu la toute-puissance du régime.


Pour cela, il n’avait pas hésité à mêler un instant sa fortune à celle d’un soldat dont le concours lui était absolument nécessaire mais il déclarait aux grands républicains qui étaient du complot et qui redoutaient l’avenir tout en déplorant le présent que du moment qu’il était là, lui, «la République n’avait rien à craindre».


Jacques l’avait tâté pour lui demander s’il voulait être du gouvernement provisoire, mais, né malin, Baruch avait refusé, voulant rester à la tête de l’assemblée et réserver ainsi le prochain avenir sans se brûler.


Au fond, il estimait que le règne du gouvernement provisoire serait très rapide, les travaux de révision de la Constitution devant être menés tambour battant, après quoi, «les grands républicains», maîtres à nouveau de la situation, seraient libres de se débarrasser de ce duumvirat éphémère, avec plus ou moins d’élégance, selon l’attitude de Jacques.


Cette nuit-là, que faisait Jacques? Enfermé dans le mystérieux et élégant réduit de l’hôtel du boulevard Pereire avec Frédéric Héloni, alors que la police de Cravely les croyait tous deux dans l’appartement de l’avenue d’Iéna, il donnait ses derniers ordres à son fidèle lieutenant et prenait ses suprêmes dispositions.


En bas, dans la salle de Petit-Bon-Dieu, une véritable garde, sous divers déguisements, l’attendait, armée jusqu’aux dents, garde qui devait l’accompagner à la Chambre et le défendre jusqu’à la mort contre toute tentative d’enlèvement, la seule qu’il redoutât avec la trahison qu’il fallait toujours prévoir.


Mais la trahison devait venir d’un point qu’il n’avait pas prévu. Elle pénétra dans l’hôtel avec Lavobourg qui rentrait en compagnie de Sonia du bal du Grand-Parc.


En chemin, l’auto avait déposé Askof à sa porte. Le malheureux avait fait pitié à Sonia qui n’avait vu aucun inconvénient à s’en séparer, au contraire. Son rôle était fini, à celui-là, pensait-elle, on n’avait plus besoin de lui. Comme depuis le soir elle n’avait cessé de se trouver entre Lavobourg et lui, elle était sûre qu’Askof ignorait encore les dispositions finales auxquelles on s’était arrêté.


Enfin, elle avait pleine confiance en Lavobourg qu’elle était heureuse de trouver si décidé à la minute décisive.


C’est fait! déclara Sonia en entrant dans le boudoir. Mon réticule est parvenu à destination. En ce moment, on distribue les bulletins de convocation!


Jacques la remercia d’un signe de tête, puis il continua de dicter à Frédéric Héloni la proclamation que celui-ci devait porter à l’imprimerie immédiatement après le vote des deux assemblées décrétant la révision de la Constitution et la réunion des deux Chambres en Assemblée nationale à Versailles.


Mais cette proclamation ne devait être affichée et expédiée dans toute la France que sur le coup de téléphone de Versailles, du gouvernement provisoire.


À ce moment, on frappa à la petite porte secrète, derrière le portrait de Sonia.


Jacques alla lui-même ouvrir, entrebâilla la porte, reçut un pli, referma la porte et décacheta.


La lettre était écrite à la machine et n’était point signée mais elle portait un chiffre au coin de la page qui fit dire tout de suite à Jacques: «C’est de Mabel».


Il lut, brûla la lettre:


– Parfait! Mabel me dit que toutes les troupes de Versailles lui obéiront, qu’il en est absolument sûr. Dès cinq heures et quart, Mabel se tiendra au fond d’une auto qui stationnera au coin de la place de l’Étoile et de l’avenue du Bois. Il y attendra jusqu’à six heures l’ordre, signé du président du Sénat, lui donnant la garde de l’Assemblée nationale. Aussitôt qu’il l’aura reçu, il partira pour Versailles.


– Qui lui portera cet ordre? demanda Héloni.


– Moi, répondit Jacques, et je me rendrai à Versailles avec lui!


– Et qui vous portera, à vous, l’ordre du président du Sénat?


– Vous, Frédéric. Vous allez partir tout de suite pour le Sénat et vous mettre dès maintenant à la disposition de Baruch. Du Sénat, quand l’heure en sera venue, vous me ferez téléphoner à la Chambre, tout ce qui se passe dans la Haute Assemblée; enfin, vous m’apporterez l’ordre de Baruch pour Mabel aussitôt que vous l’aurez. C’est compris?


– Oui, mon commandant!


– Eh bien, embrassez-moi, Frédéric! Car si je ne vous revois pas avec cet ordre-là, il est probable que nous ne nous reverrons pas devant le poteau d’exécution!


Les deux hommes s’embrassèrent et Frédéric partit.


Lavobourg fumait étendu sur une chaise longue.


– Maintenant que nous sommes seuls, dit-il, je puis bien vous dire ce que je pense de votre proclamation… je n’en pense pas grand-chose de bon!


– Que voulez-vous dire? demanda Sonia, stupéfaite.


Quant à Jacques, il s’était arrêté en face de Lavobourg. Il ne comprenait pas plus que Sonia.


– Mon cher, dit-elle, en parvenant à dompter un mouvement de mauvaise humeur, vous avez eu tort de ne pas vous expliquer avant le départ de Frédéric. Maintenant il est trop tard. Que trouvez-vous donc à reprendre dans cette proclamation?


– Mais rien, absolument rien, je la juge inutile, voilà tout!


– Pourquoi! parlez!


– Je la trouve inutile parce que dans cinq minutes vous m’aurez assassiné comme vous avez fait assassiner Carlier.


Jacques et Sonia se dressèrent devant lui dans un même mouvement de surprise et de défense.


– Laissez-moi finir… fit Lavobourg, sans daigner s’apercevoir de l’émoi indescriptible dans lequel il jetait ses deux complices… Vous m’aurez assassiné ou sinon…


– Il a perdu la tête! s’exprima Jacques.


– Lucien! revenez à vous! Songez à la gravité de l’heure, à l’importance des minutes et ne divaguez pas! supplia Sonia, affolée.


– … ou sinon, continua froidement Lavobourg, en faisant tomber la cendre de sa cigarette, je serai appelé tout à l’heure à présider la Chambre, et comme je suis décidé à faire mon devoir, tout mon devoir, je vous jure que je n’ouvrirai la séance ou ne clôturerai le débat que lorsque tous les députés auront été convoqués, avertis par mes soins, et auront pu normalement prendre part au débat! Vous voyez, mon cher, conclut-il, que dans ces conditions votre proclamation n’a qu’une chance très relative de servir à quelque chose!


En entendant ces paroles terriblement simples où se déroulait de la façon la plus claire le plan de trahison de Lavobourg, plan qui ruinait tous leurs efforts, et qui les ferait échouer au but, Jacques et Sonia, qui ne pouvaient plus croire à la folie de cet homme, se regardèrent avec détresse, car ils comprenaient, avant même que l’autre se fût expliqué, que sa trahison payait la leur!


– Si vous n’êtes pas un lâche, Lavobourg, dit Jacques d’une voix sourde où il y avait moins de menace qu’une immense supplication, et si vous avez gardé quelque sens de votre devoir, je ne dis pas vis-à-vis de moi, mais vis-à-vis du pays qui attend de vous sa délivrance, vous viendrez à la Chambre avec moi, comme il était entendu, et vous saurez faire taire vos rancunes personnelles, quelles que puissantes et justifiées que vous puissiez, dans votre aberration momentanée, vous les imaginer et vous m’aiderez à sauver la République!


– Pas de grands mots, répliqua Lavobourg, vous rêvez tout simplement d’étouffer la République, eh bien! je ne vous y aiderai point et, il faut en prendre votre parti, vous n’y réussirez point! à cause de moi! Vous pouvez peut-être me supprimer, me délivrer d’une vie qui m’est désormais odieuse, car vous l’avez empoisonnée et vous savez bien ce que je veux dire…


Mais nous ne savons rien du tout! s’écria Sonia. Mais je te jure, Lucien, que ta conduite est incompréhensible!


Il ne l’interrompit même point, il ne se tourna point vers elle, il attendit simplement qu’elle eût cessé sa clameur de mensonge et son hypocrite protestation.


Alors il continua:


– J’aurai eu au moins cette consolation d’avoir ruiné votre entreprise et de vous avoir perdus.


Il ricana:


Je vous vole la victoire! Mais nous sommes quittes: vous m’avez bien volé ma maîtresse!


– C’est faux! éclata Sonia en se redressant devant lui… et c’est un premier crime de ta part de le croire! Qui t’a raconté cette chose honteuse?


– Oh! madame! fit simplement Lavobourg… ayez au moins autant de pudeur que votre complice! Est-ce qu’il a protesté, lui?


– Assez! cette scène a trop duré, déclara brusquement Jacques, qui venait de prendre une résolution inébranlable. Je vais vous tuer, monsieur!


Lucien, d’un bond, fut debout. Il avait parlé de sa mort, mais il n’y avait point cru!


Jacques avait disparu un instant et il était maintenant devant Lavobourg, deux épées à la main. Il lui en jeta une.


«Ma mort ou celle de Lavobourg», voilà ce à quoi venait de se résoudre Jacques, «et, si je le tue, je trouverai, quoi qu’il dise, un autre président…, Mais je n’ai pas un instant à perdre!»


Ainsi arrangeait-il l’événement.


Lavobourg était de première force aux armes. Il se rua sur celle qu’on lui offrait avec d’autant plus d’enthousiasme que c’était une épée et qu’il avait redouté, une seconde, le poignard.


Sonia suivait toutes les péripéties du combat avec une angoisse tellement aiguë qu’elle gémissait comme si elle était transpercée elle-même par l’acier quand l’épée de Lavobourg partait à fond dans la direction du commandant.


À un moment, sur un coup droit de Lucien qui avait l’avantage de la taille et de l’«allonge», elle put croire Jacques cloué à la muraille.


Elle était tombée à genoux en criant:


– Ne le tue pas!


Mais Jacques avait paré le coup, relevé l’épée de son adversaire et, glissant sous elle, avait servi une botte terrible à Lavobourg, qui ne l’évita qu’en faisant un bond prodigieux.


Jacques, reprenant l’offensive, ramenait le combat au milieu de la pièce, et ce n’était pas un spectacle banal que celui de cette lutte à mort entre ces deux hommes, parmi les meubles renversés et suivie sur les genoux par cette femme râlant ses espoirs et ses terreurs au choc des épées.


Mais Jacques était trop pressé d’en finir et Lavobourg s’en aperçut. Dès lors, il changea de tactique. Il savait très bien que chaque minute perdue enlevait de sa force à son adversaire en lui ôtant de son sang-froid, pour qu’il n’en profitât point en jouant un jeu des plus serrés qui exciterait l’impatience de l’autre.


C’est là qu’il l’attendait. Jacques fit une lourde faute en se découvrant audacieusement pour tenter Lavobourg, et celui-ci, par un solide coup d’arrêt sur un retirement de bras, le toucha en pleine poitrine, mais l’épée, heureusement, glissa sur le sternum.


La chemise de Jacques fut immédiatement rouge de sang, et Sonia se jeta entre les deux combattants avec un affreux gémissement, mais ils la repoussèrent brutalement et elle s’en fut rouler à demi évanouie sur les tapis, tandis qu’ils continuaient de se porter des coups désespérés.


Jacques fut touché encore deux fois, à l’avant-bras et à la figure. Chacun de ses gestes répandait une pluie de sang.


Jacques pensait à trop de choses en se battant… Il pensait qu’on devait commencer à arriver au Palais-Bourbon et il sentit que s’il n’en finissait pas tout de suite avec Lavobourg, tout était perdu…


Le sang, coulant de son front, le gênait en l’aveuglant.


Il eut un cri de rage contre l’injustice du destin qui avait attendu la dernière minute pour le faire ainsi trébucher sur le seuil, et il se jeta sur Lavobourg, acculé à la porte de la chambre de Sonia, avec la résolution farouche de risquer le coup fourré; mais cette porte s’ouvrit tout à coup et quatre formidables bras enlevèrent Lavobourg comme une plume. Sonia était allée chercher elle-même ces bras-là et elle referma, haletante, sur les gardes du corps de Jacques et sur leur proie, cette porte qui n’avait encore était franchie que par l’amour et qui venait peut-être de s’ouvrir à l’assassinat!


Ce fut la première pensée de Jacques quand il eut compris ce qui venait de se passer et de quelle façon on venait de le débarrasser d’un adversaire qu’il n’avait pas réussi à tuer de sa main.


– Ne le tuez pas! cria-t-il en secouant la porte que les autres avaient refermée derrière eux au verrou.


– Non! non! Ils ne lui feront aucun mal! il est notre prisonnier! Laissez-moi vous panser, Jacques, et partez!


– Ah! vous ne les connaissez pas!


Et il appelait:


– Jean-Jean! Jean-Jean! Liez-le! Ne lui faites pas de mal! Bâillonnez-le, mais vous me répondez de sa vie sur la vôtre!


Elle lui montra l’heure à une petite pendule de Boulle sur la cheminée… C’était peut-être le seul objet qui fût resté debout dans le tumulte de la bataille…


– Quatre heures et demie!


Elle l’entraîna dans un cabinet de toilette, chercha la blessure sur sa poitrine; l’épée avait glissé le long des côtes; beaucoup de sang répandu pour une plaie sans gravité.


Elle procéda à un rapide pansement qu’il laissa faire sans dire un mot, car il rassemblait ses idées, tendait à nouveau les cordes de son piège un instant relâchées par un incident imbécile.


La blessure du front résultait d’un coup de «fouet». Il y colla du diachylum, ramena sa mèche dessus en bataille, ne s’occupa même pas du coup qu’il avait reçu au bras, remit son vêtement et courut à la petite porte secrète, suivi de Sonia qui lui donna le plus chaud des baisers, lui cria: «triomphe!» comme avait déjà dit la plus chaste des jeunes filles, et il disparut.

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