III LE PETIT HÔTEL DU MARAIS

Jamais, monsieur Barkimel, vous m’entendez bien? Jamais je ne vous pardonnerai de m’avoir fait attendre pendant six heures d’horloge, foi de Florent!


– Mon cher monsieur Florent, suppliait M. Barkimel, je vous jure que si j’avais pu vous rejoindre, je l’aurais fait tout de suite, car, en vérité, je ne demandais qu’à fuir cet horrible spectacle, mais nous étions prisonniers, entourés de gardes qui ne nous permettaient point de faire un pas! Tout cela sent la révolution!


– Fichez-moi la paix avec votre révolution. Il était entendu que votre carte de tribune devait nous servir à tour de rôle, vous avez manqué à votre parole, voilà tout!


Les deux amis, deux petits braves et honnêtes bourgeois, ex-boutiquiers à la retraite, se considérèrent une seconde avec des yeux terribles comme si chacun eût voulu faire peur à l’autre. Voyant qu’ils n’y réussissaient point, sans doute à cause de l’expérience qu’ils avaient de ce genre de querelle, ils se tendirent la main d’un même geste spontané.


– Nous sommes fous, Florent!


– Nous sommes fous, Barkimel!


– Ah! mon cher ami, quelle chose atroce que le transport de ce cadavre à la tribune avec son poignard dans le cœur! Une scène de la révolution, vous dis-je. J’ai vu une scène de la révolution!


– Vous avez vu un fait divers, répliqua Florent d’un ton sec, car il était fort vexé de n’avoir point assisté à cette scène-là et il ne manquait point d’en abaisser autant qu’il le pouvait le caractère, désespéré à l’idée du succès que ce satané Barkimel allait avoir le soir, dans les arrière-boutiques, en le racontant.


– Un fait divers. On vous en donnera tous les jours des faits divers comme celui-là, fit Barkimel, offusqué plus qu’on ne saurait dire: un fait divers!


Jamais M. Barkimel ne devait pardonner à M. Florent ce «fait divers-là».


– Bonchamps était malade depuis longtemps, fit Florent sur un ton calme, mais légèrement sarcastique, il fallait bien que ce brave homme mourût quelque part! Je ne vois pas qu’il y ait de quoi vous mettre dans des états! Ah! On voit que vous ne savez pas ce qu’est une révolution… Une vraie révolution comme celle de 1792, alors Robespierre! Avez-vous seulement lu son histoire à Robespierre?


– Fichez-moi la paix avec votre Robespierre! Vous ne voulez point que j’aie assisté à une scène de la révolution! Et vous prenez avantage de ce que vous avez tenu autrefois une papeterie accompagnée de bibliothèque circulante pour me jeter à la tête le nom de Robespierre!


– Tout le monde ne peut avoir été marchand de parapluies!


– Florent!


– Barkimel!


Encore un regard terrible. Encore une poignée de main.


– Et d’abord, en sommes-nous si loin du temps de Robespierre? À ce qu’il paraît que dans ce temps-là les mœurs ressemblaient fort à celles d’aujourd’hui! Réfléchissez! L’on danse partout! Il y a une corruption générale et des scandales publics! et un dictateur à l’horizon!


– En voilà des balivernes! Parlons de votre dictateur! Ça n’est pas le premier qui montre le bout de son dolman! Depuis qu’on est en république… on sait ce qu’en vaut l’aune, de cette marchandise-là!


– Taisez-vous, nous passons devant l’hôtel de sa mère! et vous ne diriez point cela si vous l’aviez vu tantôt!


Les deux amis, tout en devisant et en se chamaillant, étaient en effet arrivés, après avoir traversé le pont près de l’Hôtel de Ville, dans le quartier du Marais qu’ils habitaient. Avant de continuer leur route, ils levèrent un instant les yeux sur cette noble demeure où devait régner une si grande émotion après l’affreuse séance de la Chambre…


– Où tout cela va-t-il nous mener? demanda M. Barkimel en grelottant.


– Mais nulle part! déclara le sceptique Florent, ou du moins pas autre part que chez nous où nous allons faire un bon souper, puis un bon somme!


Au coin de la rue on entendait encore M. Barkimel qui disait:


– Laissez-moi! Je ne pourrais pas dormir cette nuit! Je vous dis que nous sommes en pleine révolution! Et c’est aussi l’avis de mon ami Hilaire, de la Grande Épicerie moderne et des Produits alimentaires réunis!


C’est dans ce quartier qui fut jadis si aristocratique et dont les hôtels, d’un art merveilleux, servent pour la plupart, aujourd’hui, au commerce, au négoce, que nous retrouvons la marquise du Touchais, après tant d’années écoulées à pleurer un bonheur trop rapide et à élever selon son cœur, dans l’exil, celui qui devait être un jour le commandant Jacques et qui venait d’échapper, dans une séance mémorable, au plus pressant danger.


Cet hôtel n’avait jamais appartenu aux Touchais. C’était l’ancien hôtel de la Morlière où Cécily était venue s’installer après la mort de Mme de la Morlière, mère de Lydie, une amie qu’elle avait beaucoup aimée et à qui elle avait promis de veiller sur Lydie, orpheline, comme sur sa fille.


Lydie était riche. À l’époque où nous plaçons ce nouveau récit, Cécily ne l’était plus. Il ne lui restait que le nécessaire pour tenir convenablement son rang; et cela, à la suite des folies de jeune homme de son fils aîné, Bernard.


Bernard s’était montré, dès son adolescence, très jaloux de Jacques, si jaloux qu’un jour on avait trouvé le petit Jacques la tête ensanglantée, le front ouvert par un coup terrible que lui avait porté son frère aîné, furieux de la résistance enfantine de son cadet à l’une de ses fantaisies.


Cécily, déjà si éprouvée, n’avait pu pardonner à Bernard une si cruelle alarme. Son fils aîné était déjà grand; elle l’envoya terminer son éducation en Angleterre.


Et Bernard ne voulut jamais revenir chez sa mère, disant qu’il se refusait à revoir Jacques, cause de son exil.


Adulte, il passa en Amérique. Aux. États-Unis il commit mille extravagances. Il se lança dans des entreprises, donna sa signature pour des sommes considérables, joua à la Bourse, perdit plusieurs fois une fortune et engagea l’honneur des Touchais. Cécily paya jusqu’au dernier sou, même avec la part de Jacques que celui-ci abandonna orgueilleusement à sa majorité.


Malgré les millions ainsi gaspillés, l’honneur même aurait peut-être fini par sombrer si le tremblement de terre de San Francisco n’avait mis fin à une aussi belle carrière.


Cécily n’avait plus qu’un fils, mais elle avait une fille, et combien charmante, dans cette gracieuse Lydie qu’elle avait fini d’élever à côté de Jacques. Celle-là encore petite-fille, celui-ci déjà grand garçon. Bientôt ils s’aimèrent.


Mais Jacques, qui n’avait plus de fortune, voulait apporter en cadeau de noces, à Lydie, la gloire.


– Nous nous marierons après le triomphe, lui avait-il dit!


Et la gloire, c’était cette prodigieuse aventure qui menaçait de tout emporter, de les broyer tous comme des fétus de paille… Lydie avait bien vu cela, dans ce tragique après-midi… si rempli d’horreur… pour elle et pour Cécily…


Les deux femmes étaient dans les bras l’une de l’autre, Lydie essuyant les larmes de Cécily, quand la vieille Jacqueline entra dans le salon, annonçant le lieutenant Frédéric Héloni.


– Faites-le entrer s’écrièrent-elles toutes deux en se levant vivement, tant elles avaient hâte de recevoir des nouvelles.


L’officier les rassura d’abord d’un mot:


– Tout va bien!


– Jacques?


– Quelques égratignures sans importance!…


– Oh! vous l’avez sauvé!


– Ne parlons pas de cela!


– Il va venir?


– Oui, un instant, avant le dîner.


– Mais, fit Lydie, haletante, nous ne savons pas ce qui s’est passé à la Chambre, après cette affreuse chose… Nous sommes parties dès que nous l’avons vu hors de danger… nous espérions qu’il accourrait ici!


– Voilà ce qui s’est passé, ça a été rapide. Après une suspension de séance pendant laquelle on a emporté les corps de Carlier et de Bonchamps, la séance a repris. Et la Chambre a voté en cinq minutes et à l’unanimité la nomination d’une commission d’enquête à laquelle l’extrême-gauche a fait donner les pouvoirs judiciaires les plus étendus! Mais il faut que ces pouvoirs soient ratifiés par le Sénat et celui-ci ne ratifiera pas… Nous sommes sûrs de la majorité du Sénat! Dans ces conditions, pour nous, c’est du temps de gagné et nous ne demandons pas autre chose pour le moment!


– Et l’assassinat de Carlier? interrogea avec une grande hésitation, Cécily.


– Pendant la suspension de séance, après le départ de Jacques, Hérisson eut une conférence avec le procureur général et les principaux du parti. Il paraît que le crime, en ce qui concerne Carlier, n’est pas absolument démontré.


– Oh! tant mieux! fit la marquise avec un long soupir. Frédéric reprit:


– Le poignard qu’on a trouvé plongé dans sa poitrine était une arme à lui et l’habit, le gilet étaient ouverts comme s’il avait voulu se frapper lui-même. Y a-t-il eu suicide? A-t-il perdu la tête en voyant que son visiteur ne lui apportait pas la preuve qu’il avait promise à la Chambre? Toutes ces hypothèses sont plausibles. Enfin (et la voix du lieutenant baissa le ton) les papiers qui nous avaient été volés ont été retrouvés.


– Où?


– … Chez Sonia… et ce n’est pas le moins étrange!


– Mais vous voyez donc que l’on a assassiné cet homme, ce Carlier, pour rentrer en possession de ces papiers! s’écria Cécily, qui tremblait singulièrement… et c’est un homme de votre parti!


– De notre parti… silence donc, madame!


– Oui, oui… de notre parti… Mais cette mort… Ce crime!


– Ah! ce n’est pas nous qui en sommes responsables… s’exclama l’officier…


– Ce crime m’épouvante! reprit Cécily en montrant plus d’effroi qu’elle n’en avait jamais ressenti dans cette période cependant si dangereuse pour son fils…


– Nous, il nous étonne! Mais puisqu’il nous sert, vous pensez bien que nous avons autre chose à faire que de nous y attarder pour le moment! Les événements vont se précipiter… Il faut que nous profitions de la mort de Bonchamps! Ce président vertueux et têtu, qui perdait la République pour mieux sauver la Constitution, nous gênait!


– Si je vous disais, soupira la malheureuse Cécily, que pendant cette atroce séance, quand je ne regardais pas mon fils, je le regardais, lui, le président Bonchamps et qu’en le voyant si cruellement souffrir, haleter, étouffer, je me demandais s’il n’était point vrai, comme le bruit en avait couru, qu’il fût empoisonné.


– Son médecin lui-même a démenti ces odieux propos! Et c’est vous, madame, qui vous en faites à nouveau l’écho!


– Ah! je n’ose plus penser!


– Nos mains sont pures. Jacques l’a dit, reprit Frédéric, mais nous ne sommes plus à un moment de la bataille où nous puissions choisir nos amis et nos ennemis!


– J’ai cru, pour mon compte, que je devenais folle… et le serais certainement devenue si vous ne vous étiez jeté dans la mêlée,… mon cher Frédéric…


– Oh! Je n’étais pas seul, fit-il modestement…


– C’est vrai, qu’avez-vous fait de nos deux braves gardes du corps? demanda la marquise…


– Ils sont dans la cuisine, madame… Jacqueline doit être en train de les gâter!


– Allez donc nous les chercher, mon cher, que je les remercie… Vous voulez bien?


– Oh! ils vont être dans une joie!


Héloni disparut et revint avec Jacqueline et les deux hommes: c’étaient deux admirables brutes, larges d’épaules et de poitrine, plantés sur leurs jambes comme sur des piliers de bronze, tournant entre leurs poings énormes une espèce de chapeau de toile cirée, comme on en voit aux petits enfants costumés en soi-disant marins, et qui devaient, lorsqu’ils étaient coiffés, donner un bien singulier cachet à leurs têtes formidables.


Ces têtes faisaient rire ou faisaient peur. Elles n’étaient cependant ni ridicules ni méchantes. Elles étaient pires. Elles étaient inquiétantes.


Ce n’étaient point deux petits anges.


Ils avaient déserté, tout là-bas, au fond de l’Extrême-Orient, au temps de leur service, racontaient-ils, parce qu’ils étaient les souffre-douleur d’un quartier-maître qui les faisait coller aux fers tous les huit jours. Et depuis, ils avaient bourlingué à travers le monde, ne songeant pas à rentrer en France, malgré la prescription, car ils n’avaient plus de famille. Frédéric les avait trouvés au Subdamoun au moment où l’on constituait la colonne d’expédition et ils s’étaient offerts, comme porteurs, tout simplement.


Or, pendant les combats, ils s’étaient conduits comme des héros, se jetant au-devant des coups et les épargnant à Jacques qui était revenu sans une blessure.


L’un s’appelait Jean-Jean et l’autre Polydore. Ils étaient à peu près de même taille, de même corpulence. Ce qui les distinguait un peu et trahissait leur origine, c’est que Jean-Jean avait l’accent normand du pays de Caux et Polydore, l’accent breton des environs de Brest.


Comme la marquise les félicitait et les remerciait de leur courage et de leur dévouement pour son fils, Jean-Jean, qui était l’orateur de l’association, assura qu’ils n’avaient d’autre but dans la vie que de se faire tuer pour le commandant, lequel leur avait appris «le chemin de l’honneur».


– As pas peur, Mame la marquise! Mame la marquise peut compter sur Polydore et Jean-Jean! à la vie, à la mort!


– Les braves types! fit Cécily quand ils se furent éloignés.


– Ça, dit Frédéric, je ne sais pas d’où ils viennent, mais je n’en connais pas de plus braves!


– Et sous leur écorce grossière, dit encore Cécily, attendrie, ils sont doux comme des agneaux! et ont des cœurs de petits communiants.


Frédéric sourit.


Le lieutenant resta seul avec Mlle de la Morlière.


Celle-ci lui demanda:


– Dites-moi la vérité. Où est Jacques? Si vous me dites où il est, vous serez récompensé!


– Vous avez quelque chose pour moi? interrogea l’officier avec empressement.


– Oui!


– Vous êtes allée au cours? Vous avez vu Marie-Thérèse? La jeune fille lui montra une lettre.


– Oh! donnez vite!


– Où est Jacques?


– Pourquoi vous le cacherais-je? fit Frédéric en prenant la lettre que la jeune fille lui abandonna, Jacques est chez Sonia Liskinne avec M. Lavobourg.


– Je m’en doutais, fit Lydie, tristement, il ne quitte plus cette femme, maintenant…?


– Vous ne parlez pas sérieusement, mademoiselle? Vous savez quels intérêts se débattent en ce moment, chez la belle Sonia…


– Chez la belle Sonia… Oui, elle est vraiment belle… Je la regardais tantôt à la Chambre… Savez-vous que je comprends qu’elle ait fait tourner bien des têtes? Vous non plus, vous ne la quittez plus! Vous étiez dans sa loge…


– Avec mes deux mathurins qui se cachaient dans le fond, prêts à tout événement… Ah! je vous jure que nous parlons d’autre chose que d’amour avec elle! C’est une femme qui vaut dix hommes! Entre nous, c’est le plus précieux auxiliaire de Jacques.


– Mon Dieu! murmura Lydie en pâlissant. Lisez votre lettre, monsieur Héloni… je ne vous regarde pas…


Et elle alla s’asseoir mélancoliquement auprès d’un guéridon sur lequel se trouvaient des illustrés qu’elle feuilleta.


– Merci, cher petit facteur, lui dit Frédéric qui avait lu… Vous retournerez demain au cours?


Et il lui tendit une autre lettre toute préparée. Lydie prit la lettre:


– Vous me faites faire un joli métier…


– Oh! mademoiselle, vous savez que j’aime Marie-Thérèse comme… comme Jacques vous aime… d’un amour aussi pur et aussi profond…


Lydie se leva et regardant l’officier bien en face:


– Frédéric, dit-elle… vous voyez, je vous appelle Frédéric, moi aussi… je vais vous parler comme une sœur. Frédéric, croyez-vous que Jacques m’aime toujours autant?


– Que voulez-vous dire? s’écria Frédéric, j’en suis sûr!


Cette sincérité évidente et cette spontanéité dans la réplique semblèrent apaiser un instant l’incompréhensible émoi de Mlle de la Morlière:


– Merci! dit-elle. Vous m’avez fait du bien! Évidemment, je suis un peu folle… Ce sont toutes ces émotions et puis que voulez-vous, mon cher Frédéric, ajouta-t-elle, en s’efforçant de sourire, depuis que j’ai vu la belle Sonia, il me semble que si j’étais homme une petite fille insignifiante comme moi compterait si peu… si peu auprès d’elle.


– C’est un sacrilège de parler ainsi! Tenez, voilà le commandant! Je vais tout lui dire.


– Non! Non! ne lui dites rien. Je vous en supplie.


Jacques arrivait. La jeune fille courut au-devant de lui, toute rouge d’une émotion qu’elle n’essayait pas de dissimuler.


– Ah! Jacques! quelle joie de vous revoir, après cette affreuse séance!


– Ma petite Lydie!


Elle se mit à pleurer doucement. Elle était jolie quand elle ne pleurait pas, mais les larmes la rendaient adorable.


En voyant couler ces larmes qu’il séchait à l’ordinaire si promptement, Jacques, cette fois, ne put retenir un mouvement d’énervement qui n’échappa point à Lydie.


Et, quand le commandant lui eut annoncé qu’il désirait embrasser tout de suite sa mère parce qu’il était dans la nécessité de retourner immédiatement chez M. Lavobourg (elle comprit: chez Sonia Liskinne), elle n’eut pas un mot pour se plaindre de cette nécessité-là, et rien, dans son attitude, ne put trahir la douleur aiguë qui vint la «pincer au cœur».


Cependant les jeunes gens se connaissaient si bien et l’amour de Jacques pour Lydie était, de son côté, si sincère que celui-ci eut la sensation immédiate de ce qui se passait à côté de lui, dans cette jeune et ardente poitrine qui ne battait que pour lui seul au monde; et il profita de l’instant où Frédéric paraissait très absorbé dans la contemplation d’un vieux tableau représentant un ancêtre de Mlle de la Morlière à la bataille de Marignan pour saisir dans ses bras l’héritière de ce valeureux guerrier et la consoler d’un baiser suivi d’une douce parole qui la fit pâlir de joie, elle, et le fit rougir, lui, de remords.


– Ma petite Lydie, je t’adore…


C’était vrai, mais ce qui était vrai aussi, c’est que le héros du Subdamoun pensait, dans le même moment, à la belle Sonia.


Cécily arriva. Elle eut un cri joyeux. La mère et le fils s’étreignirent à leur tour.


Ce n’était ni de l’admiration, ni de l’amour que Cécily avait pour Jacques, c’était de la dévotion. Si bien que, tout au fond d’elle-même, dans les minutes les plus redoutables, elle ne désespérait jamais car elle le voyait quasi invulnérable.


Elle ne l’avait point détourné de sa grande entreprise. Mais, en son âme simple où le bien et le mal ne se mêlaient jamais, elle était encore toute troublée de ces événements tragiques qui ressemblaient si fort à des assassinats et qui déblayaient singulièrement et si heureusement la route devant le héros en marche. Ce fut une bien autre affaire quand Jacques lui eut appris la dernière nouvelle:


– Figurez-vous que Cravely, raconta Jacques, avait fait suivre le mystérieux visiteur qui a laissé Carlier en si mauvais état. Or, cet homme, qui avait échappé un instant à son pisteur a été retrouvé.


– Eh bien? qu’est-ce qu’il a dit? demanda Cécily avec anxiété.


– Mais, ma mère, il n’a rien dit, parce qu’on l’a retrouvé pendu!


– Pendu!


– Oui, pendu à l’espagnolette de sa fenêtre! Cravely est dans un état de rage indescriptible, paraît-il.


Frédéric n’en revenait pas.


– Tout de même, dit-il, la journée finit mieux pour nous qu’elle n’a commencé.


Mais ils ne continuèrent pas sur ce ton. Comme ils s’étaient retournés du côté de la marquise, ils s’aperçurent avec effroi qu’elle semblait étouffer. Ils se précipitèrent. Marie-Thérèse lui fit respirer des sels; et Cécily revint à elle presque aussitôt. Elle s’excusa de l’alarme qu’elle avait causée, embrassa son fils en lui recommandant plus que jamais de la prudence et manifesta le désir d’aller se reposer. Elle s’éloigna au bras de Jacqueline qui était accourue.


– Pauvre maman! fit le commandant Jacques… elle doit être à bout de forces car ce n’est point le courage qui lui manque. Soignez-la bien, ma petite Lydie, aimez-la bien, ne la quittez pas pendant ces journées décisives où je n’aurai peut-être point le temps de venir ici, ne serait-ce que pour vous embrasser!


– Comptez sur moi, Jacques! s’écria la jeune fille en refoulant le sanglot qui déjà gonflait sa gorge… comptez sur moi… et triomphez!


Elle se laissa aller sur sa poitrine. Il lui donna un dernier baiser, cette fois en ne pensant qu’à elle, car il savait que s’il ne réussissait point, il ne la reverrait sans doute jamais et il partit entraînant rapidement Frédéric.


Ils avaient à peine franchi la porte de la rue que deux ombres, se détachant du mur, les suivaient. Mais ces deux ombres-là furent elles-mêmes suivies de deux autres ombres qui se confiaient leurs impressions à voix basse:


– C’est maintenant nous qui surveillons la rousse, disait Jean-Jean à Polydore… Que les temps sont changés!


Cécily était arrivée, épuisée, dans sa chambre et repoussait les soins de Jacqueline:


– Il s’agit bien de me soigner, dit-elle, quand on assassine tout le monde autour de mon fils!


– Que voulez-vous dire, madame la marquise? Je vous ai rarement vue dans cet état!


– Je vais tout te dire. Tu pourras me donner un bon conseil, et peut-être m’aider, car je veux tirer cette affaire au clair et il m’est impossible de rester plus longtemps sous le coup d’une aussi atroce imagination!


Te rappelles-tu Jacqueline ce soir où nous sommes allées avec Marie-Thérèse au concert classique de la Comédie de l’Élysée?


– Si je me le rappelle! fit Jacqueline, c’est le soir où madame la marquise, incommodée par la chaleur, car le théâtre était encore chauffé, comme en plein hiver, avait manifesté le désir de sortir un instant.


– Marie-Thérèse resta à sa place et nous sommes sorties toutes les deux. Tu te souviens de ce qui nous est alors arrivé, ma bonne Jacqueline?


– Mon Dieu! Madame la marquise, nous avons fait un petit tour sous les arbres et puis nous sommes rentrées.


– Tu ne te rappelles pas que nous étions alors au plus chaud des élections et qu’avant de rentrer nous avons dû nous arrêter pour laisser passer une bande de camelots qui criaient un journal du soir dans lequel Jacques était couvert d’injures.


– Ma foi non… et je ne vois pas où madame veut en venir…


– Tu ne te rappelles pas qu’au moment de pénétrer à nouveau dans le théâtre… j’ai donné une petite pièce d’argent à un pauvre vieux marchand de cacahuètes qui, depuis quelques instants, rôdait autour de nous?


– Ah! oui, madame, je me rappelle le pauvre vieux. Depuis quelques minutes, il m’intriguait. Il avait l’air si malheureux, si cassé par les ans, et si timide avec cela; et cependant il ne nous quittait pas des yeux. Il attendait certainement qu’on lui fît la charité.


– Il vous a parlé du commandant Jacques! Oh! je me rappelle très bien…


– Oui, c’est cela! Donc, ce pauvre bonhomme n’ignorait pas qui nous étions. Il me dit textuellement:


«- Dieu vous le rendra, ma bonne dame! Et puis, vous savez, ne craignez rien pour votre fils, le gouvernement a beau faire, il sera élu! C’est moi qui vous le dis, son concurrent n’existe plus!» Te rappelles-tu qu’il a dit: «Son concurrent n’existe plus»?


– C’est bien possible.


– Oh! moi, j’ai encore la phrase dans l’oreille… et elle m’est revenue, cette phrase, le lendemain quand les journaux du matin nous apprirent que, la veille au soir, le concurrent de Jacques avait été victime d’un accident d’auto en pleine montagne, accident dont il devait mourir quelques jours plus tard.


– Ce brave, repartit Jacqueline, avait appris qui vous étiez, madame, par les propos échangés entre les groupes qui sortaient du théâtre ou qui y étaient entrés en même temps que nous. On a publié la photographie de la mère du commandant Jacques un peu partout!


– C’est qu’il ne m’a pas dit: «Le concurrent de votre fils n’existe pas!» il m’a dit: «n’existe plus!»


– Alors, vous croyez qu’il était déjà au courant de l’accident! C’est possible…


– J’en doute, l’accident est arrivé à peu près à la même heure…


– Des camelots passaient qui devaient le savoir, un coup de téléphone est vite donné à un journal. C’était une nouvelle de premier ordre, le bruit s’en était répandu tout de suite au dehors.! Il vous en a fait part, ce brave homme se réjouissait d’un malheur qui faisait le bonheur de pas mal de gens…


– Ne parle pas ainsi, Jacqueline… Ta pensée, n’est pas chrétienne… Maintenant je vais te dire une chose que tu ne sais pas: j’ai revu le marchand de cacahuètes… aux Champs-Élysées… J’y suis retournée exprès pour le voir! Dès le lendemain… Après la nouvelle de l’accident! Ce que m’avait dit cet homme m’intriguait… Enfin, j’avais comme un besoin de savoir… Sa lamentable silhouette me hantait…


«Le lendemain, donc, à la tombée du jour, j’ordonnai au chauffeur de s’arrêter quelques minutes au coin de l’avenue. Je considérais depuis un moment les passants, quand, se détachant soudain de l’ombre, le bonhomme m’apparut.


«Il s’approcha de la portière plus courbé que jamais, et, en passant, me jeta d’une voix épuisée:


«- Eh! bien, madame la marquise, qu’est-ce que je vous disais, hier?


«Je lui fis signe d’approcher encore: il m’obéit en tremblant comme une feuille.


«- Vous connaissiez donc l’accident? lui demandai-je.


«D’abord, il ne me répondit pas. Je ne pouvais voir son visage tout emmitouflé d’un cache-nez. Tout à coup, il se redressa un peu; il avait une paire de lunettes noires à travers lesquelles, Jacqueline, je sentis, je te jure, je sentis son regard qui me brûlait. J’eus peur, j’ordonnai au chauffeur de continuer sa route. Alors, l’homme s’accrocha à la portière. “En cas de danger, menaçant le commandant Jacques, vous n’aurez qu’à revenir ici en auto, comme ce soir. Restez cinq minutes et repartez sans descendre!” Là-dessus, il disparut.


«Je pensais avoir eu affaire à un malheureux fou, à un pauvre détraqué et je m’efforçais de ne plus y penser. Comment expliquer que ce fût encore à lui que je pensai tout d’abord, le soir où nous apprîmes que tout était découvert et que la liste de Jacques et de Lavobourg avait été volée.


«Sans rien dire à personne, j’obéis à la suggestion du marchand de cacahuètes. Je fis sortir l’auto et je me fis conduire à la place qui m’avait été indiquée. J’attendis un quart d’heure… une demi-heure… Personne…


«Alors je me rappelai les termes exacts dont le singulier vieillard s’était servi: “Revenez ici en auto, comme ce soir! Restez là cinq minutes, et repartez sans descendre!”


«Il n’avait pas dit qu’il viendrait. C’était ma présence au fond d’une auto, pendant cinq minutes à ce coin de rue, qui signifiait le danger! Ainsi raisonnai-je et je rentrai à l’hôtel.


«Quelques heures plus tard, je me traitais de folle. Ce marchand de cacahuètes, je l’avoue, est maintenant mon cauchemar! Pourquoi m’a-t-il fait comprendre qu’il fallait s’adresser à lui si jamais mon fils courait un danger urgent! et comment se fait-il, oui, comment se fait-il, qu’après l’avertissement qu’il m’avait demandé et que je lui ai donné, tous les périls qui menaçaient Jacques se soient évanouis… si… si vite… si… tragiquement…


– Madame! À quoi pensez-vous, madame?


– Jacques, continua Cécily, de plus en plus agitée, Jacques redoutait par-dessus tout Bonchamps et Carlier, et ils sont morts! Jacques eût tout donné pour rentrer en possession de ces documents dérobés et il les possède à nouveau à la suite de la tragédie de tantôt, quel est ce mystère?


– Je suis trop petite personne, madame, pour élever mon humble voix en d’aussi terribles circonstances, dit Jacqueline… mais ce qui m’étonne par-dessus tout, c’est que madame puisse voir un lien quelconque entre ce pauvre mendiant et les événements qui la préoccupent…


Cécily ne répondit point d’abord à Jacqueline. Elle semblait réfléchir et elle se laissa dévêtir par elle, sans résistance… Seulement, quand elle fut couchée, elle dit à l’ex-sœur de Saint-Vincent-de-Paul:


– Jacqueline, je veux savoir qui est ce marchand de cacahuètes. Il ne doit pas être bien difficile à retrouver… Il n’y a qu’à le chercher le soir aux Champs-Élysées m’a-t-il dit… Jacqueline, il y a longtemps que tu as vu M. Hilaire?


– Oh! mon Dieu oui, il y a bien deux mois…


– Pourquoi ne vient-il plus nous voir? Il est toujours bien reçu ici. Il est peut-être malade!


– La dernière fois que je l’ai vu, ça a été pour lui faire des reproches, je dois l’avouer à madame la marquise, j’avais à me plaindre sincèrement de la livraison de la semaine, je suis allée moi-même à la Grande Épicerie moderne. Virginie n’était pas au comptoir. Il en a profité pour accuser Mme Hilaire des «erreurs» de la livraison et il m’a promis qu’il veillerait en personne à ce que pareille chose ne se renouvelât plus! Mais il paraissait très vexé car il a beaucoup d’amour-propre et il se considère maintenant comme un grand personnage.


– Il était très dévoué au feu marquis, ma bonne Jacqueline, du temps qu’il était son secrétaire et je dois dire qu’après le drame du château du Puys il s’est mis en quatre pour me rendre service… Tu iras le trouver demain de ma part. Certes! tu n’as nul besoin de lui confier quoi que ce soit de tout ce que je viens de te raconter… mais tu lui feras la description du marchand de cacahuètes et tu lui diras que j’ai intérêt à savoir exactement qui est ce personnage. Tu lui recommanderas le secret.

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