Quand la première «charrette» apparut sur le quai, sortant du guichet de la Conciergerie, portant la grappe de ses condamnés à mort, mains liées derrière le dos, cheveux coupés sur le col nu, l’immense murmure populaire qui montait des bords du fleuve depuis la première heure du jour, s’apaisa d’un seul coup. Paris fit silence.
Il était deux heures de l’après-midi. Le soleil était écrasant. Ah! la peine de mort ne se cachait plus! Elle frappait en pleine lumière et il fallait lui faire cortège jusqu’à la place de la Concorde redevenue la place de la Révolution.
Seulement, cette charrette était un camion automobile.
Plus de haridelle: quarante chevaux-vapeur… et c’était un chauffeur qui conduisait doucement, tout doucement ce nouveau camion de la mort.
Des gardes civiques étaient montés avec les condamnés sur la plateforme roulante et les entouraient baïonnette au canon. D’autres gardes, mais à cheval ceux-là, précédaient et suivaient.
Et le sang allait couler; beaucoup de sang! Coudry l’avait dit: «La République a besoin d’une saignée ou elle est fichue!» et, malgré les efforts de Pagès, l’Assemblée nationale, réunie à Versailles, dans l’Orangerie, avait dès sa première séance qui avait suivi immédiatement l’arrestation du commandant Jacques et de ses principaux complices, proclamé la République en danger et rétabli la peine de mort contre tous les ennemis de l’État! Et la guillotine en permanence au cœur de Paris.
C’est en vain que le grand orateur de l’extrême-gauche s’était élevé contre une loi de sang qui allait devenir la loi des suspects; c’est en vain qu’il s’était écrié qu’il ne fallait point «en ce beau jour, tacher la robe de la victoire républicaine», Mulot lui avait répliqué que cette robe était rouge et que le sang ne s’y verrait pas!
Tout ce qu’on avait bien voulu lui accorder, c’est que les exécutions n’auraient pas lieu en masse, sous la volée des mitrailleuses, et qu’on leur laisserait certaines formes légales!
Pagès, qui venait de faire voter l’institution d’un comité de Salut public dont il avait été nommé président, avait dû se taire, sous peine d’une chute immédiate.
Depuis quinze jours, travaillant jour et nuit, les débris de l’Assemblée nationale, constituée en une sorte de Convention, rendaient décrets sur décrets, qui dépassaient les pires souvenirs que nous pouvons avoir de la Commune et même de notre première révolution. On n’avait pas à s’occuper du président de la République, qui avait été comme oublié et qui, dès le premier jour, avait donné sa démission. Paris avait été divisé en soixante sections, livrées administrativement aux pleins pouvoirs des clubs qui avaient élu, dans chacune de leur section, douze commissaires tenus quotidiennement de rendre compte de leur mandat à leurs électeurs.
Ces commissaires avaient pour principale mission de signaler les suspects au «comité de surveillance» élu par l’Assemblée de Versailles et siégeant à Paris.
Ces suspects étaient envoyés, sur mandats délivrés par ce comité de surveillance, au tribunal révolutionnaire.
Les membres du tribunal révolutionnaire, siégeant au Palais de justice, dans la grand-chambre de la cour suprême, étaient choisis par le comité de Salut public sur une liste remise par les sections, chaque section présentant un membre.
Les jugements du tribunal révolutionnaire étaient sans appel et exécutoires dans les vingt-quatre heures.
Ah! les sections avaient beau jeu!
Elles étaient les maîtresses de Paris depuis surtout que Flottard, le gouverneur civil du gouvernement militaire de Paris, leur avaient fait distribuer des armes avec mission d’exercer le plus grand nombre possible de gardes civiques du loyalisme desquels elles pouvaient répondre.
Et pendant que l’on éloignait des grandes villes, autant que faire se pouvait, l’armée régulière et qu’on la massait sur les frontières, après une grandiloquente proclamation de paix au monde, les commissaires départementaux, expédiés dans toutes les régions par le comité de Salut public, organisaient ou tâchaient d’organiser le système des sections et des gardes civiques en province.
Certaines grandes villes, dominées tout de suite par les partis extrêmes, avaient suivi Paris; mais il y avait une forte résistance dans d’autres villes qui venaient de déclarer qu’elles sauveraient la France de la révolution!
De ces «centres de réaction», les commissaires du comité de Salut public se plaignaient de ne pouvoir arriver à quelque chose qu’en faisant appel aux pires éléments de la population. «On ne croit pas à votre pouvoir, écrivaient-ils à Paris, on juge votre révolution éphémère; il faudrait un coup de tonnerre pour illuminer les populations.»
Le coup de tonnerre arriva.
Ce fut la première charrette. Et, pour arriver place de la Révolution, on lui fait faire le tour des Boulevards.
Au coin du boulevard Haussmann prolongé, dans un salon du café Werther, où quelques puissants du jour se sont réunis pour assister, derrière un rideau soulevé, au passage de la chose et à l’effet produit, il y a une grande discussion et une certaine inquiétude.
Coudry fulmine contre le comité de Salut public et surtout contre Pagès qu’il accuse de modérantisme. C’est de la faute de ce dernier si l’on n’a point chauffé Paris à blanc, si l’on n’a point organisé des manifestations nécessaires dans un pareil moment.
La colère du jeune révolutionnaire ne fit que grandir quand Cravely, qui venait rendre compte de la situation à Mulot devenu délégué à l’Intérieur, en remplacement de Hérisson (il n’y avait plus de ministres) s’étendit avec béatitude sur le calme de la population. Ils furent écrasés tous les deux.
– Alors, vous êtes satisfaits! Certes, oui! elle est calme la population!
Elle a disparu! elle se cache derrière les fenêtres! Alors, vous croyez que c’est pour ça que nous travaillons aux comités de surveillance, dites! pour que vous organisiez une procession autour de laquelle ceux qui suivent ont l’air de pleurer sur les victimes du tribunal révolutionnaire! N. de D.! il fallait faire galoper le peuple derrière la charrette! Il fallait déchaîner vos hurleurs! Mais je ne vois que des soldats, des gardes! Les boulevards devraient crever de populo!
Il rageait! Il écumait! Habitué à ses «sorties», Mulot haussait les épaules, caressait sa moustache et sirotait son petit verre.
Sur ces entrefaites, Pagès entra. Il était très pâle.
– Ah! voilà le bourgeois! le salua Coudry.
– Le bourgeois, c’est vous, fit Pagès, d’une voix grave, en s’asseyant et en essuyant de son mouchoir à carreaux la sueur froide qui perlait à son front blême… c’est vous qui faites une révolution bourgeoise et qui refaites toutes les fautes de la bourgeoisie!
– Si elle ne vous plaît pas, notre révolution, sortez-en! lui cria Coudry.
– Vous m’épouvantez, Coudry! vous et vos amis, vous nous poussez dans une voie où nul ne sait quand il s’arrêtera!
– C’est le propre des révolutions, mon cher, répliqua Coudry. Encore une fois, vous voulez mettre trop d’ordre dans la révolution! C’est ce qui vous perdra! Est-ce que le Subdamoun n’aurait pas dû payer le premier? Est-ce qu’on ne lui devait pas une première charrette d’honneur? Qu’attend-on? Voilà ce que le peuple de Paris ne comprend pas! Vous lui donnez des complices! et vous semblez vouloir épargner l’auteur principal!
– Certes, accorda Pagès, je vous abandonne le Subdamoun et même ses principaux aides, les Lavobourg et autres traîtres à la République, et ce n’est pas moi qui ai retardé d’une minute l’heure de leur châtiment.
– C’est moi, déclara Mulot, et vous savez bien pourquoi! Nous avons tout intérêt à ne les livrer au bourreau que lorsque nous n’ignorerons plus rien du complot. Ils peuvent encore nous être utiles pour certaines confrontations! Du reste, tout va être bientôt fini; du moins, je l’espère, n’est-ce pas Cravely?
Le chef de la Sûreté politique, qui avait été faire un tour sur le boulevard et qui venait de rentrer dans le cabinet de ces messieurs, répliqua:
– Celui qui nous manque, et qui nous manque bien, c’est le baron d’Askof. Le baron d’Askof avait tout organisé chez la belle Sonia. Or, je suis à peu près sûr que nous allons mettre la main sur le baron, aujourd’hui même ou demain au plus tard. Nous allons connaître aussi la retraite de la famille du Touchais et quarante-huit heures ne se passeront pas avant que la marquise et sa fille adoptive, la fiancée du Subdamoun, n’aient rejoint le commandant à la Conciergerie!
Coudry demanda:
– Qu’est-ce qu’elle dit à la Conciergerie, la belle Sonia?
– Paraît qu’elle s’amuse; oui, elle fait salon; elle joue aux petits jeux de société.
– Sale cabotine! fit Coudry, avec une moue de dégoût.
– On dit qu’elle a été aussi la maîtresse d’Askof! À propos d’Askof, je vais vous donner un conseil, Cravely: tâchez de nous le livrer pieds et poings liés avant vingt-quatre heures ou je ne réponds plus de vous!
– Ah! fit Cravely, en pâlissant… Je crois être à peu près sûr…
– Oui, ce que je vous en dis, c’est pour votre bien! Je vous avertis que le conseil de surveillance et le comité de sûreté générale ont décidé de demander au comité de Salut public votre renvoi et même une enquête sur votre magistrature, si vous n’avez pas arrêté Askof, demain soir au plus tard. Nous sommes persuadés, au comité, que c’est lui la clef de toute l’affaire. C’est lui qui a été le truchement nécessaire entre Subdamoun et tous les autres! Ne pas nous le livrer, c’est se faire son complice!
– Voilà huit jours que je le lui dis! appuya Mulot. Cravely a eu beau, dans la journée de Versailles, nous livrer une centaine de partisans de Subdamoun, et non des moindres, et faire du zèle, et il a beau être mon homme, comme il a été celui de Carlier, le comité de Salut public l’aurait déjà dégommé s’il ne nous avait promis Askof et la marquise du Touchais.
– Vous les aurez! Vous les aurez! affirma Cravely, je vous jure, messieurs, que je fais tout ce que je peux. J’attends ici même un agent qui doit me dire quand et comment nous allons arrêter le baron qui n’a pas quitté Paris.
À ce moment, trois coups de sifflet des plus aigus se firent entendre sur le boulevard. Cravely alla rejoindre Coudry à la fenêtre.
– Je crois bien que le voilà, mon agent, fit le chef de la Sûreté politique, de plus en plus ému, car cette idée de la perte de sa place et de cette enquête sur sa magistrature l’avait complètement bouleversé. Il avait rapidement écarté le rideau et fait un signe. Aussitôt un ignoble gamin jeta sa casquette en l’air en regardant du côté de la fenêtre; puis après trois autres coups de sifflet il disparut:
– C’est ce voyou, votre agent? demanda Coudry.
– Non! ce voyou est l’éclaireur de mon agent. C’est un gamin nommé Mazeppa, une affreuse petite crapule qui nous rend de grands services. Il vient de me faire comprendre que j’ai un très grand intérêt à ne pas quitter ce café et que mon agent va venir m’y retrouver incessamment.
Puis, baissant la voix, il ajouta:
– Monsieur Coudry, moi je ne demande qu’à vous faire plaisir et à vous être utile, à vous et à la nation. J’ai un service d’ordre terrible. Toutes les sections sont sous les armes comme vous pourrez le voir, formant la haie sur tout le parcours. C’est le peuple lui-même qui fait le service d’ordre; il est en quelque sorte militarisé, il ne peut donc pas manifester. Mais si vous voulez que je fasse donner mes «hurleurs», je les tiens, tout prêts, place de la Révolution.
– Vos hurleurs! on les connaît! Il n’y a pas de raison pour qu’ils interviennent, répliqua Coudry en tambourinant la vitre de ses doigts noueux, tant que la rue restera aussi calme, ou l’on nous accusera encore de provocation».
– Eh! j’ai bien une contre-manifestation qui attend les événements, à trois cents mètres d’ici. Je vais lui envoyer l’ordre de crier sur le passage de la charrette.
– Voilà mon homme! s’écria-t-il tout à coup et il quitta rapidement le cabinet.
Coudry essayait de distinguer dans la foule qui encombrait les trottoirs, derrière la double haie des gardes civiques, celui que le chef de la Sûreté avait appelé «mon homme!» Mais il ne vit rien de particulier qui pût le renseigner à cet égard.