Après être sorti de chez Askof, le commissaire inspecteur, M. Hilaire, demanda à voir le Subdamoun.
Alors, toujours suivi de ses porte-clefs, Talbot se dirigea avec Hilaire du côté du cachot du commandant Jacques.
Il fit écarter les vingt-cinq gardes civiques qui veillaient dans le couloir, tout hérissé de nouvelles grilles énormes.
On avait mis à la disposition du Subdamoun une table et une chaise. C’est là qu’il se tenait, les coudes sur la table, dans une attitude de méditation insondable, pendant des heures et des heures.
Il ne leva même point la tête au bruit qu’ils firent en entrant.
Ils restèrent, tous deux, quelques instants à contempler cette immobilité.
À quoi cet homme pensait-il?
Qu’attendait-il? Espérait-il encore? Son esprit n’était-il point anéanti par la chute formidable de ce qu’il avait conçu et si fragilement édifié?
Songeait-il simplement qu’il allait mourir? Au cours de cette longue instruction, que l’on faisait tramer dans le dessein d’offrir à la plèbe révolutionnaire une corbeille pleine des plus belles têtes de la réaction républicaine, agrarienne et nationaliste, il avait laissé tomber quelques rares paroles qui disaient son détachement de tout.
Ayant essayé une fois de disculper ses complices et de prendre tout l’événement à sa charge et ayant constaté que ce noble effort n’aboutissait à rien de sérieux, il avait dit: «Dans ces conditions, prenez ma tête le plus tôt possible et ne me demandez plus rien!»
– J’ai besoin de parler au prisonnier, fit à voix basse le commissaire inspecteur à Talbot, et de n’être entendu de personne…
– Contraire au règlement! déclara tout de suite M. le directeur.
M. Hilaire tendit au directeur une feuille officielle sur laquelle celui-ci reconnut le timbre du Comité et la signature de Coudry au-dessous de ces mots: «Ordre à tous fonctionnaires de l’administration des prisons de faire ce que M. Hilaire, commissaire de la section de l’Arsenal, inspecteur général des prisons, croira devoir leur prescrire pour la sûreté des prisonniers et le bien de l’État!»
Talbot réfléchit un instant et dit:
– C’est de la part du comité que vous devez parler au prisonnier?
– Si on vous le demande jamais, répliqua M. Hilaire, je vous conseille de répondre que vous n’en savez rien. Entre nous, comme je vous sais dévoué à ces messieurs, je vous répondrai: oui! Mission secrète, relative à Hérisson, qui aurait été tâté par le Subdamoun, et peut-être Pagès! comprenez-vous? Je sais que nous avons les mêmes ennemis, vous et moi, et j’ai confiance en vous! Mais motus si vous tenez à votre tête!
– Cependant, je ferai mon rapport demain matin…
– Naturellement!
- Je ne puis vous laisser parler au Subdamoun sans le consigner.
– Vous le consignerez!
– Je vous avertis, continua le directeur, qui n’avait pas perdu toute méfiance, qu’il y a une consigne sur laquelle je ne puis passer, car elle est formelle celle-là et le papier que vous me montrez ne la détruit pas.
– Laquelle?
– Celle qui ordonne à mes hommes de ne jamais perdre de vue, le jour et la nuit, le Subdamoun.
– Vous ai-je demandé de transgresser cette consigne-là? Pourvu qu’on ne m’entende pas, c’est tout ce que je demande! Gardez vos responsabilités, je prends les miennes!
Cette rapide conversation avait été tenue à voix basse, sur le seuil du cachot.
Le Subdamoun, en effet, devait rester constamment sous l’œil de ses gardiens.
Talbot fit reculer les cinq gardes civiques jusqu’au fond du cachot et demeura là avec eux.
Il fit signe à M. Hilaire qu’il pouvait se rapprocher du prisonnier.
Talbot, qui était bien décidé à ne pas perdre un geste des deux hommes, vit le commissaire inspecteur se pencher sur le prisonnier et lui murmurer quelques mots qui semblèrent produire un certain effet.
Le Subdamoun releva vivement la tête, dévisagea son interlocuteur, jeta un regard du côté où grouillaient les gardes et le directeur et dit tout haut ces mots qui furent entendus:
– Ah! ah! c’est vous, monsieur Hilaire, commissaire de l’Arsenal!
– Je suis ici en qualité d’inspecteur général des prisons, fit la voix claire de M. Hilaire.
– Mes compliments! répartit le Subdamoun, la République vous réussit, à vous!
«Ils n’ont pas l’air très amis! se disait, pendant ce temps, le sieur Talbot… La conversation commence mal! Voyons la suite! Il sera bien malin s’il lui tire quelque chose!»
Cependant, M. Hilaire n’avait pas l’air démonté par ce premier résultat plutôt négatif… Il dit encore et M. Talbot put l’entendre:
– Depuis le commencement de l’instruction, vous vous conduisez de telle sorte, monsieur, que vous vous faites le plus grand mal à vous et à vos amis! Libre à vous de vous perdre, mais songez que, si vous vous montriez plus raisonnable dans la conduite de votre affaire, des êtres qui vous sont chers pourraient vous en remercier. Monsieur, je viens vous trouver de la part du comité de…
À partir de ces mots, M. Talbot n’entendit plus rien.
M. Hilaire, cependant, continuait de parler, mais très bas.
– Commandant, je suis venu pour vous sauver. Les fonctions dont je suis investi, je ne les ai demandées que pour vous servir vous et les vôtres! On vous a fait savoir que Mme la marquise et Mlle Lydie étaient en sûreté. Elles sont en sûreté chez moi, dans ma cave!
«J’ai sur moi une lettre de Mme la marquise que j’ai apportée dans l’espérance de vous la remettre moi-même. Ce soir, c’est impossible, mais cette lettre, je trouverai le moyen de vous la faire parvenir demain. Vous y verrez que Mme la marquise et Mlle Lydie sont en parfaite santé et qu’elles vous conjurent d’avoir la plus grande confiance en moi et de faire tout ce que je vous dirai.
«S’il en est ainsi, vous serez libre avant trois jours. Le plan qui vous fera sortir d’ici a été mûrement réfléchi. Il est simple: M. Talbot est décidé à faire évader deux bandits de droit commun, Garot et Manol, que nous avons gagnés à notre cause et qui s’évaderont une autre fois. Vous prendrez donc la place de ces bandits et leurs effets et ce sera le directeur de la prison lui-même qui vous mettra dehors.
«Soyez donc prêt au moindre geste, à la plus petite indication qui vous viendra de moi!
Sans doute, le discours de M. Hilaire avait-il fini par émouvoir le Subdamoun, car M. Talbot vit soudain le prisonnier quitter cette attitude d’inattention qu’il avait affectée jusqu’alors, sortir sa tête pâle d’entre ses mains et ses lèvres remuer!
Le Subdamoun parlait donc! M. Hilaire avait réussi «à entrer en conversation». C’était un résultat cela! Le Subdamoun avait répondu. Toutefois la réponse ne semblait pas du goût de M. Hilaire.
– Tout cela, monsieur, est très beau, mais je ne m’évade point!
– Que voulez-vous dire?
– Avez-vous pensé, monsieur, à tous mes amis que j’ai entraînés à Versailles et qui m’ont suivi jusqu’ici… Pouvez-vous les sauver, eux?
– Eh! vous savez bien que c’est impossible!
– Vous voyez donc bien que je ne puis m’évader! Comment avez-vous pu croire qu’après les avoir menés à la défaite, je les lâcherais au moment de mourir! Monsieur, je vous remercie de ce que vous avez fait pour ma mère et pour ma fiancée. Continuez de les protéger. Dieu vous récompensera. Dites-leur que je penserai à elles jusqu’à la dernière minute et que je m’efforcerai de me montrer digne sur l’échafaud du nom des Touchais! Dites tout cela à ma mère, monsieur, et à ma fiancée. Elles pleureront, mais elles me comprendront et elles me pardonneront!
– Elles mourront! répondit simplement M. Hilaire, qui avait de grosses larmes dans ses bons yeux.
– Mourraient-elles moins si j’étais un lâche? répliqua le Subdamoun d’une voix sourde, et, les coudes sur la table, il se replongea la tête dans ses mains.
M. Hilaire pouvait s’en aller. Ce qu’il fit.
– Eh bien! lui demanda Talbot en le reconduisant jusqu’à la porte de la cour, êtes-vous content?
– Ma foi, non! avoua M. Hilaire, et je crois bien que ceux qui m’ont envoyé n’auront point non plus lieu de l’être… Ce Subdamoun est plus entêté que l’on ne saurait dire.
Quand il se retrouva sur le quai de l’Horloge, M. Hilaire regarda autour de lui. La nuit était sombre et maussade. Il pleuvait.
Il remonta vers la terrasse déserte d’un débit de vin.
Il n’y était point depuis cinq minutes qu’un pauvre vieux marchand de cacahuètes venait bien humblement lui proposer sa marchandise.
M. Hilaire, sans doute par pitié, lui acheta un cornet de quelques sous.
– Eh bien? souffla Chéri-Bibi.
– Eh bien! il n’y a rien de fait! Il refuse de s’évader! Il ne veut pas qu’on le traite de lâche. Il mourra avec ses camarades. Il m’a chargé de dire cela à sa mère et à sa fiancée…
Le pauvre vieux marchand de cacahuètes devait être décidément tout à fait malade, car il eut à peine tendu son cornet de papier au client de la terrasse qu’il s’affala sur le trottoir comme une masse.
Le client se précipita sur lui et le souleva avec peine, et apparemment, non sans émotion.
Il lui murmurait à l’oreille des syllabes qui firent que le malheureux rouvrit enfin les yeux dans le moment qu’un monsieur fort bien mis et qui se garantissait de l’ondée avec un parapluie passait.
Ce monsieur s’arrêta pour demander d’une voix fort pitoyable la raison pour laquelle ce pauvre marchand de cacahuètes avait glissé sur le trottoir.
– Ce doit être le besoin! répondit M. Hilaire.
Alors le passant fouilla dans sa poche et tira de son porte-monnaie un billet de dix francs qu’il remit à M. Hilaire.
– Faites-lui prendre quelque chose de chaud et de réconfortant! exprima le monsieur en s’en allant.
Alors Chéri-Bibi revint tout à fait à lui et lui cria:
– Merci, monsieur Dimier! Dieu vous le rende!