XIX FAITES VOS JEUX! RIEN NE VA PLUS!

Revenons à Pagès qui, suivi de quelques amis, les plus farouches du parti, avait trouvé le moyen de pénétrer dans la salle du Congrès par une porte de service.


Tous répétèrent derrière lui: «Hors la loi! Hors la loi!» et ceux de leur parti qui étaient déjà aux prises avec les congressistes et que dirigeait l’impétueux Coudry clamèrent aussi en montrant le poing au commandant Jacques: «Hors la loi! Hors la loi!»


Jusqu’alors la grande majorité des représentants avait réussi à repousser hors de l’hémicycle les fanatiques de l’extrême-gauche et à défendre le vote qui se continuait en toute hâte, car la prétention des nouveaux arrivants était ni plus ni moins de l’empêcher, de le rendre impossible.


Au milieu de cette houle, Jacques essaie de détourner sur sa tête leur fureur.


Pendant ce temps, on vote.


Il crie. Il harangue. Il excite ses adversaires d’une voix de tonnerre qu’on ne lui soupçonnait pas et qui arrive à balancer les effets de Pagès.


– Vous êtes sur un volcan! Hâtez-vous de l’éteindre, crie-t-il aux représentants. Sauvons la liberté. Sauvons l’égalité!


– Hors la loi! Hors la loi! À mort le dictateur!


– Les partisans de l’échafaud, hurle Jacques, s’entourent de leurs complices et se préparent à exécuter leurs affreux desseins! Hâtez-vous! Moi, je ne veux que sauver la République!


– Hors la loi!


– Je crois avoir donné assez de gages de mon dévouement à la patrie! Vive la nation!


Dans un élan irrésistible, Coudry et les siens arrivent sur Jacques et ses partisans. C’est une mêlée!


– La liberté est violée! crie Jacques au président. Déclarez le voté clos et proclamez le résultat! Le pays n’a plus rien à faire avec cette bande de forcenés!


Mais sa voix n’est plus entendue et déjà d’autres députés, du parti adverse arrivent de Paris et pénètrent dans l’enceinte venant renforcer Pagès, Coudry et Mulot.


Le tumulte grandit. Des cris effroyables:


– À bas le dictateur! À bas le tyran! Hors la loi!


S’il n’avait pas près de lui deux solides huissiers qui envoient rouler à coups de poing ceux qui l’approchent de trop près, Jacques serait mis en pièces.


Il est aux prises avec les plus violents communistes qui ont franchi les banquettes.


Sa poitrine s’oppresse, sa vue se trouble. Mais on entend un bruit d’armes dans le couloir, c’est un peloton de la coloniale qui vient chercher son commandant en péril.


La bagarre devient effroyable, le tumulte inouï. Le vote est suspendu. Le président veut parler mais ne parvient pas à se faire entendre. Il n’y a que des soldats qui puissent mettre un peu d’ordre dans cet affreux gâchis. Ils finissent par arracher Jacques à l’étreinte des forcenés, lui font un rempart de leur corps. Il est entraîné au dehors.


On le voit arriver dans la cour soutenu par deux coloniaux, affreusement pâle, les traits bouleversés, la tête penchée sur l’épaule, presque évanoui.


À l’intérieur, les révolutionnaires, qui répètent leur cri de bataille, leurs «hors la loi» homicides se sont retournés du côté de l’estrade présidentielle, en escaladent déjà les marches; des urnes sont renversées, brisées… des poings tendus contre le président qui n’a plus d’espoir que dans l’intervention de la force armée et qui l’attend! Il a déclaré le vote clos.


Que les soldats arrivent! Ils peuvent encore tout sauver!


Dans la cour, sur la place d’Armes, sur le pavé extérieur, sur la terrasse, on crie: «Aux armes! aux armes!» Le bruit s’est répandu d’un attentat contre l’idole du jour et mille clameurs supplient l’armée de sauver la nation.


Mais cette force à qui va-t-elle obéir? À son chef: au général Mabel?


Mais Mabel n’est pas là et le bruit court qu’il est emprisonné. Obéira-t-elle au président de l’Assemblée? Mais on dit que les ministres, que les chefs du gouvernement accourent et que le président va être décrété d’accusation pour avoir violé la Constitution [1].


À Jacques? Sa renommée, sa popularité suffiront-elles à entraîner ces troupes qui n’ont jamais eu de contact direct avec lui!


Jacques ne peut véritablement disposer que de son bataillon!


Après un instant de faiblesse, il a reconquis toute sa force, toute son énergie. On se presse autour de lui. Il demande un cheval. Un capitaine lui cède le sien.


Il revient alors vers ses coloniaux qui le reçoivent avec une tempête d’acclamations.


Alors il réclame le silence et dénonce les révolutionnaires avec des paroles furibondes:


– Ce sont des misérables! Des traîtres à la patrie! J’allais leur indiquer les moyens de sauver la République et ils ont voulu m’assassiner!


Il est d’aspect sinistre:


– Soldats, puis-je compter sur vous? s’écrie Jacques.


Cette fois, il y eut une tempête d’acclamations mais seuls les coloniaux criaient… Les autres troupes restaient de pierre.


À ce moment, tout un groupe de représentants sortent en hurlant de la séance, portant le président qui est à moitié assommé.


Il semble bien alors que les révolutionnaires, par leurs excès incroyables et aussi par leur courage, car ils sont encore le petit nombre, sont tout à fait devenus les maîtres du terrain parlementaire. Cependant le président trouvera la force de crier aux soldats immobiles: «Sauvez la République! Expulsez ces factieux! Le vote est acquis! Le duumvirat est proclamé!»


– Vous l’avez entendu! s’écrie Jacques. Je confie à mes soldats le soin de délivrer la majorité des représentants de la nation! En avant, mes enfants!


Aussitôt il se met à la tête de la petite colonne qui entre dans le château; les tambours éclatent puissamment et pénètrent dans la galerie des bustes et font entendre des roulements ininterrompus pendant que les coloniaux s’avancent dans la salle du Congrès et en chassent tous ceux qui s’y accrochent encore et qui parlent, tels Pagès et Coudry, de mourir sur place!


C’est une besogne terrible, la vue des baïonnettes a jeté les révolutionnaires dans le plus sombre enthousiasme.


Ils croient cette fois que tout est perdu. Ils se fixent sur leurs sièges, les soldats sont obligés de les prendre à bras-le-corps comme on fait d’enfants indociles et les déposent dehors.


Et dehors retentissent avec une violence inouïe des cris, des acclamations de: «Vive la République! Vive Hérisson! Vive Flottard!» pendant que l’on entend la voix de Pagès hurler: «À l’Orangerie! À l’Orangerie! Elle peut tenir au complet l’Assemblée nationale! À l’Orangerie! et créons un comité de Salut public!»


Jacques se précipite dans la cour pour voir ce qui se passe. Il se passe que la partie qu’il croyait gagnée est à nouveau perdue. Il attendait Mabel et c’est Flottard, son ministre de la Guerre qui est arrivé et le président du Conseil, tout cela qui représente encore le gouvernement établi, alors qu’il ne représente encore qu’une aventure ratée à cause d’un retard! D’un retard de cinq minutes!


Ah! s’il avait rejoint Mabel à l’heure dite, place de l’Étoile!


Des larmes de désespoir lui viennent aux yeux… Que peut son bataillon contre les troupes amenées par Flottard, contre les deux escadrons de gendarmerie qui se meuvent au fond de la cour devant la ligne qui n’a pas bougé, qui ne bougera pas, qui ne bougera jamais tant qu’un général, et un général qui en aura le droit, ne lèvera pas son sabre!


Hérisson a déjà donné l’ordre de fermer toutes les grilles, toutes les issues.


Il veut que personne n’échappe. Il saura venger la liberté outragée.


Et sa première victime est désignée.


Il s’agit d’arrêter le commandant Jacques! Pas facile à remplir cette besogne avec ce bataillon de coloniaux qui est prêt à mourir pour son ancien chef!


C’est le ministre de la Guerre qui s’avance. Il s’adresse à Daniel. Il lui ordonne de lui livrer le commandant Jacques. Daniel répond:


– Jamais! monsieur le ministre! Je suis un soldat! Je ne suis pas un policier!


Dans la cour, tous les yeux sont fixés sur cette scène tragique: le commandant Jacques, qui voit que tout est perdu, qui a croisé les bras sur sa poitrine et qui attend le dernier coup du destin, impassible et triste. Autour de lui, ses compagnons d’armes qui se pressent, qui lui jurent qu’ils ne l’abandonneront pas! qu’ils le suivront au bout du monde!


– Daniel, dit Jacques d’une voix calme, le bout du monde pour moi maintenant, c’est le poteau! Nous avons fait tous deux notre devoir et vous vous êtes assez compromis, mon pauvre ami! Votre sort, je le crains, ne sera guère meilleur que le mien! Livrez-moi, Daniel!


– Jamais! Écoutez les murmures de mes soldats!


– La partie est perdue! je vous en conjure, laissez-moi passer! Que le sang ne soit pas inutilement versé à cause de moi! Et vous ne pensez pas que je laisserais des soldats français se battre contre une troupe française! Adieu, mes amis!


Alors Daniel prit son épée et la brisa sur son genou. Et il alla la jeter aux pieds du ministre de la Guerre et de M. Flottard, gouverneur civil du gouvernement militaire de Paris.


– Voici mon épée, dit-il, et voici votre prisonnier!


– Jacques s’avança. Deux gendarmes lui mirent les menottes. Pendant ce temps, Pagès, Coudry et toute la majorité extrémiste, réunis à l’Orangerie, nommaient les membres d’un comité de Salut public, et votaient le rétablissement de la peine de mort en matière politique.

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