Trois semaines plus tard, la révolution n’était plus qu’un souvenir.
Elle avait été aussi rapidement vaincue qu’elle avait mis de précipitation à tout vouloir dévorer.
Les vainqueurs prirent garde de ne se point livrer aux excès qui avaient suivi la ruine de l’ancienne «Commune»… Ils furent les premiers à s’opposer aux représailles et aux exécutions, sauvèrent la vie de quelques otages et firent restaurer les vieux monuments que les énergumènes avaient commencé de pétroler.
On laissa filer les gens de Coudry à l’étranger et on permit à Coudry lui-même de franchir la frontière.
En attendant que l’Assemblée eût fait place à un nouveau Parlement chargé de réviser la Constitution, la présidence de cette Assemblée avait été donnée au Subdamoun lui-même.
L’hôtel du Marais avait repris son aspect coutumier. Jacques y avait retrouvé sa mère, qui y avait été elle-même transportée dans des conditions qui restaient encore pour elle, comme pour tout le monde, des plus mystérieuses.
Enfin, elle était sauvée, et son fils et la fiancée de son fils également, n’était-ce point le principal? Frédéric Héloni lui-même était venu habiter auprès de sa fiancée Marie-Thérèse, et tout ce monde-là eût pu être bien heureux si le Subdamoun, à qui tout désormais semblait sourire, n’eût montré une figure des plus tristes, un front qui s’assombrissait tous les jours.
Lydie n’osait point le questionner. La jeune fille, comme la marquise et comme Frédéric lui même, pensaient que la fin tragique de Mlle Liskinne ne devait pas être étrangère à de si lugubres pensées.
Cependant le Subdamoun ne parlait jamais, même à Frédéric, de Sonia, et il n’était même point allé faire un pèlerinage à l’hôtel du boulevard Pereire, qui était resté fermé et devant lequel les Parisiens passaient avec respect comme devant un tombeau.
Autour de l’hôtel, la vie avait repris ses aspects d’autrefois. Seul un débit restait obstinément fermé, c’était le fameux comptoir de M. Petit-Bon-Dieu fils. On ne savait ce que le patron était devenu. Depuis l’arrivée des Versaillais, on n’avait plus revu dans le quartier son inquiétante trogne.
Cette nuit-là, il pouvait être deux heures du matin quand deux ombres, longeant les murs, s’avancèrent l’une vers l’autre. La première, qui paraissait la plus petite et toute recroquevillée sur elle-même, venait des fortifications, la seconde descendait des hauteurs de la rue de Rome et venait de traverser le pont du chemin de fer.
Elles arrivèrent presque en même temps devant la porte close du débit et s’arrêtèrent d’un même mouvement.
Les abords étaient déserts. La plus petite ombre se prit à travailler la serrure. L’autre faisait le guet. Enfin, la porte s’ouvrit; les deux ombres se glissèrent dans la boutique, la porte fut refermée; une lanterne sourde jeta son rai de lumière et Chéri-Bibi dit:
– Assieds-toi, la Ficelle, je vais faire le tour de la cambuse.
– S’il y a quelqu’un ici, répliqua la Ficelle, ils doivent être morts, car on n’a jamais fait si peu de bruit.
Il entendit le pas traînant de Chéri-Bibi qui gravissait l’escalier de l’arrière-boutique; là-haut il y eut des portes ouvertes et refermées, puis le silence, et tout à coup, Chéri-Bibi réapparut:
– J’ai fait un tour jusque dans l’hôtel. Tout est tranquille. Nous pouvons causer.
– Qu’est-ce qu’est devenu Petit-Bon-Dieu? demanda la Ficelle.
– J’allais te le demander!
La Ficelle toussa: «Pourrais-je demander aussi à monsieur le marquis pourquoi il a choisi cet endroit délaissé et lointain et cette heure tardive à laquelle un honnête épicemard dort depuis longtemps pour donner rendez-vous à son serviteur?»
– C’est pour ne point te compromettre, mon brave la Ficelle, répliqua Chéri-Bibi en s’asseyant en face de son «poteau» et en lui caressant la main d’une tape.
– Monsieur le marquis est bien bon!
– Appelle-moi donc Chéri-Bibi comme autrefois: la voix d’un ami est douce à entendre…
La Ficelle recula légèrement; il n’aimait point beaucoup ces sortes d’attendrissement de celui qui, depuis tant d’années, n’avait jamais cessé au fond d’être son maître… Qu’est-ce qu’il allait encore lui demander? Est-ce qu’il n’était pas entendu que tout était fini, tout réglé? L’autre jour, Chéri-Bibi ne lui avait-il pas dit avec un soupir, après l’avoir délivré du bourreau: «Va, maintenant, mon bon la Ficelle, tu as bien gagné de vivre heureux et tranquille: nos aventures sont terminées!»
Chéri-Bibi s’était levé en proie à une singulière émotion; il revint avec une bouteille et deux verres et versa à la Ficelle un cognac de choix.
– Comment vont les affaires? demanda-t-il de sa voix la plus sympathique.
– Mon Dieu! fit la Ficelle, elles reprennent tout doucement. Il n’y manque, hélas! que cette pauvre Mme Hilaire!
– Tu n’en as toujours point de nouvelles? interrogea Chéri-Bibi sur un ton qui plaignait sincèrement la Ficelle.
– Que si! que si! j’en ai des nouvelles! et c’est bien ce qui m’afflige, expliqua M. Hilaire en soupirant. Ah! c’est un grand malheur, il n’y a plus de doute, maintenant: elle est bien morte!
– Mon Dieu! est-ce possible?
– Ah! c’est sûr! brûlée vivante, la pauvre enfant!
– Ne pleure pas, la Ficelle!
– Je n’ai plus retrouvé d’elle qu’une moitié de bottine à demi calcinée et son chignon à peu près roussi. Le reste ne faisait plus qu’un petit tas de cendre que j’ai recueilli pieusement dans un bocal et que j’ai déposé sur le marbre de ma table de nuit! Une si honnête femme, monsieur le marquis, et si commerçante! C’est affreux! Vous me croirez si vous voulez, mais je passe mon temps à soupirer devant mon bocal!
– Tu finiras par «te miner», exprima Chéri-Bibi en lui reversant un petit verre… Vois-tu, quand on a laissé le regret passer la porte, il a bientôt envahi la maison! Je serais à ta place, moi, je changerais d’air!
«Aïe! pensa M. Hilaire, nous y voilà! Que va-t-il me proposer?»
– Je suis de ton avis, la Ficelle, ta femme était une maîtresse femme, et tu ne pourras jamais la remplacer. Sans elle, tu ne manqueras point de faire faillite!
– Eh là! Eh là! n’exagérons rien! osa prétendre la Ficelle, qui regrettait maintenant d’avoir étalé un aussi vaste désespoir conjugal… je suis un homme, que diable!
– Crois-tu? Sans compter que dans le quartier, avec tes idées politiques du temps de la révolution, tu as dû te faire pas mal d’ennemis…
– Eh! protesta la Ficelle, j’ai rendu service à tout le monde!
– Le monde est ingrat!
– Aussi je ne lui demande que ce qu’il peut donner. Je n’avais que deux amis: MM. Barkimel et Florent. Ils ont disparu dans la tourmente. Je saurai m’en consoler, bien que j’aimais à voir apparaître leur bonne figure à l’heure du petit vin blanc du matin! Quant aux autres, ils viendront comme par le passé, car le monde, monsieur le marquis, le monde ne résiste point à la bonne marchandise! C’est là tout le secret du commerce… ça n’est pas sorcier!
– Enfin, je vois qu’en dépit de la disparition tragique de votre épouse, monsieur Hilaire, vous tenez toujours à vendre vos pruneaux!
Hilaire pâlit, mais il rassembla son courage:
– Oui, monsieur le marquis, avec votre permission!
– C’est bien! fit Chéri-Bibi en se levant… Je n’ai plus rien à te dire… La Ficelle était bouleversé. Il eut un mouvement de rage enfantine.
– Je ne sais pas de quel bois vous êtes fait, monsieur le marquis, mais moi, à mon âge, j’éprouve le besoin de me reposer dans un état honnête et considéré! Je l’ai bien mérité, et si vous me permettez de vous donner mon avis, vous aussi, monsieur le marquis, vous devriez vous en tenir là! Prenez garde qu’un dernier coup ne vienne tout démolir d’un si bel édifice!
– C’est la sagesse même qui parle par ta bouche, grogna Chéri-Bibi, et tu jaspines avec une éloquence si étonnante que je ne m’étonne plus de tes succès au club, mais je vais te dire une chose: une seule: Si je ne fais pas ce dernier coup-là, tout est perdu, et le reste n’aura servi de rien!
– Monsieur le marquis se fait peut-être des idées… ça lui est arrivé quelquefois!
– Ne dis jamais une chose pareille! glapit Chéri-Bibi en lui étreignant le poignet à le faire crier… Non! Non! Chéri-Bibi ne s’est jamais fait d’idées! Chéri-Bibi n’a jamais tué que lorsque c’était nécessaire!
M. Hilaire recula tout pâle…
– Alors, demanda-t-il en tremblant, il y en a encore un qui vous gêne?
– Deux!
Il y eut un gros silence entre les deux hommes: ce fut M. Hilaire qui reprit le premier la parole:
– Ah! là! là que c’est embêtant! dit-il en se claquant la cuisse.
– Tout de même, je ne vous forcerai pas, monsieur Hilaire!
– Eh, monsieur le marquis, vous voyez bien que je vous écoute… c’est embêtant, mais je vous écoute! De quoi s’agit-il, voyons?
– Voilà! fit Chéri-Bibi après s’être recueilli quelques secondes! Le Subdamoun est triste!
– Et pourquoi donc, grands dieux!
– Il est triste parce qu’il a été sauvé par un homme qu’il ne connaît pas, et que cet homme, pour le sauver, a tué M. Dimier, qui était un honnête homme, et beaucoup d’autres!
– Peuh! un soldat! est-ce qu’il devrait même s’inquiéter de cela? C’est de l’enfantillage! Et puis, je ne vois pas en quoi nous le rendrions moins triste en en tuant encore deux! Ça ne ferait, au contraire, si je vous ai bien compris, qu’augmenter sa tristesse.
– Le Subdamoun est triste, jusqu’à la mort, reprit durement Chéri-Bibi, parce que depuis dix jours des lettres le poursuivent, lettres anonymes qui vont le chercher partout et dont j’ai surpris quelques-unes, et dans lesquelles on lui dit qu’il n’a été dans toute cette affaire que l’instrument du plus grand bandit du monde… qu’on lui en apportera la preuve quand il voudra et qu’on lui livrera son nom!
– Ouais! Rien que ça! s’exclama, cette fois, M. Hilaire. Mais l’autre lui avait déjà mis la main sur la bouche.
- Tais-toi! Les lettres précisent les interventions et concluent que le Subdamoun, s’il ne se débarrasse pas lui-même de ce bandit, ou s’il ne le dénonce pas comme il le mérite, n’est que le complice, peut-être conscient, d’un assassin!
– Et le Subdamoun a cru cela tout de suite?
– Non! tout d’abord il n’a pas voulu le croire! Cela lui paraissait évidemment incompréhensible! Alors, pour comprendre, il a demandé à la Sûreté qu’on voulût bien lui envoyer le père Cacahuètes… Mais on n’a pas trouvé le père Cacahuètes. Depuis que la révolution est terminée, on n’a revu le père Cacahuètes nulle part. «Il doit être mort», a dit Cravely. Et je crois que Cravely a raison, ajouta Chéri-Bibi.
– Dame! fit Hilaire, vous me l’aviez bien promis!
– Écoute! écoute! rien ne pourra faire revivre le père Cacahuètes, mais tu penses bien que Chéri-Bibi préférerait mourir lui-même plutôt que de voir le Subdamoun au courant de certaines choses!
– La personne qui écrit ces lettres sait donc tant de choses que cela? demanda Hilaire, qui n’en respirait plus…
– Elle sait tout!
– C’est Askof! s’écria Hilaire…
– Non, ce n’est pas Askof! Askof est mort! de ma main, pour le punir d’avoir trahi… C’est sa femme… j’ai reconnu son écriture.
– La baronne! Misère! Comment n’est-elle pas déjà morte?
– Parce que je ne sais pas où elle est! C’est aussi simple que cela! Et elle sait tout! Car son mari a dû tout lui dire! Avant de mourir, Askof qui n’était plus qu’une chair pantelante entre mes mains qui l’avaient martyrisé, Askof a trouvé encore la force de me jeter mon nom: Chéri-Bibi! et ma paternité: Le Subdamoun est le fils d’un assassin! Tu vois, Hilaire, comme c’est simple! Sa femme le venge… Voilà où j’en suis…
«Rien n’est encore perdu, cependant! Elle n’a pas tout écrit, heureusement! Elle veut être reçue, elle veut dire elle-même le principal! et pour prouver que le marchand de cacahuètes est bien mêlé à l’affaire du coup d’État et a tout conduit depuis le début, elle amènera avec elle un témoin dont il sera impossible de réfuter les allégations, tu devines qui? Petit-Bon-Dieu! à qui, du même coup, elle a promis de révéler le véritable nom de l’assassin de son père! Moi aussi, je lui avais promis cette révélation-là à Petit-Bon-Dieu, mais tu comprendras, n’est-ce pas, pourquoi je n’étais pas pressé de la lui faire!
– Quelle sale histoire! Quelle sale histoire! Alors, il faut tuer aussi Petit-Bon-Dieu?
– Naturellement. Mais où sont-ils? Tu comprends, s’ils se cachent, s’ils prennent leurs précautions! Ils doivent être terrés comme des lapins! Ils ne sortiront que pour venir dire à mon fils: Ton père, c’est Chéri-Bibi!
Chéri-Bibi s’était levé dans l’ombre et montrait une exaltation sans pareille.
– Oui, leur compte est bon! exprima M. Hilaire, de sa voix la plus douce, en essayant de calmer Chéri-Bibi. Mais comment tout cela va-t-il s’arranger?
– Oh! de la façon la plus simple! Ils ont obtenu un rendez-vous pour demain soir.
– Comment savez-vous cela?
– Je ne sors plus de l’hôtel de la Morlière, Hilaire. Je vis chez Cécily et chez mon fils, à côté d’eux, au milieu d’eux! On me cherche partout! Je suis là! Il me fait chercher au fond des provinces, je l’écoute aller, venir, gémir, vivre, respirer! Un coin de rideau, un meuble, un peu de nuit, la cave et le grenier, tout ce qui peut cacher quelque chose et quelqu’un est le domaine de Chéri-Bibi… Je regarde ce qu’il écrit, je fouille dans les débris de la lettre qu’il vient de recevoir, j’écoute l’ordre qu’il vient de donner! Je suis le plus heureux et le plus malheureux des hommes! et le plus renseigné! Leur hôtel est mon refuge et mon repaire! Et j’y ai préparé la besogne de demain! C’est la baronne qui a fixé l’heure fatale! qui a exigé ce rendez-vous! Chez lui, car là, elle se croit en toute sécurité et persuadée qu’elle sera mieux gardée que partout ailleurs. Elle entrera publiquement et elle imagine qu’il faudra bien qu’elle en sorte… vengée! ayant frappé à mort, d’un mot, à la fin, le père, la mère et le fils! Et elle sera accompagnée de Petit-Bon-Dieu! Elle a dit au Subdamoun de lui répondre à des initiales, dans la correspondance d’un journal et il a répondu! Elle aura compté sur tout le monde, excepté sur moi! Tu vois bien, Hilaire, comme c’est simple! Je ne sais où ils sont, aujourd’hui, mais demain soir, à neuf heures, ils seront dans le petit salon de l’hôtel du Marais où le Subdamoun viendra les rejoindre!
– Oui, oui, acquiesça M. Hilaire, d’une voix sourde, c’est très simple!
– Écoute encore un mot et je n’ai plus rien à te dire. Sois chez toi, demain soir, à huit heures… Mazeppa, qui ne sait naturellement pas de quoi il retourne, viendra te chercher de ma part et tu le suivras!
Ils ne dirent plus un mot, sortirent du cabaret de Petit-Bon-Dieu avec autant de mystère et de soin qu’ils y étaient entrés et se quittèrent dans la nuit noire, après une solide poignée de main.
M. Hilaire, tout en rentrant chez lui, ne cessait de se répéter: «Puisque c’est si simple que cela, pourquoi a-t-il besoin de moi? Une baronne et un Petit-Bon-Dieu, il n’en fera qu’une bouchée!»
Sur cette pente, son esprit glissa si bien qu’il finit par se persuader que sa présence dans cette affaire ne pouvait être que gênante.
Le reste de la nuit et le commencement de la journée suivante, la simplicité de l’affaire le tenailla encore plus qu’on ne saurait dire. Un premier avis qu’il lut dans un journal sur la clémence du gouvernement concernant les méfaits passés et sur l’amnistie pleine et entière qu’il accordait aux ennemis de la veille, à la condition qu’ils eussent rompu définitivement avec le passé, enfin l’aspect pacifique et plein de sécurité de sa boutique, l’alignement de ses bocaux et de ses caisses, la quiétude de son petit monde d’employés empressés à servir une clientèle avide de nouilles et de fromage de gruyère, tout concourait à le convaincre de l’inutilité de remettre en jeu un bonheur personnel si heureusement et si récemment reconquis dans une aventure de cette simplicité.
Il choisit une belle feuille de papier à en-tête de la Grande Épicerie moderne et il écrivit à Chéri-Bibi, de sa plus belle écriture:
«Monsieur le marquis, je suis au désespoir. Un ordre de la préfecture de police m’ordonne de me rendre ce soir, à huit heures et demie, au cabinet du préfet, sans faute! Je crains d’avoir de ce côté quelque désagrément et je préfère savoir à quoi m’en tenir tout de suite, ne serait-ce que pour vous! Des agents, dans la rue, ne cessent de surveiller tous mes gestes. Je vous souhaite bonne chance!»
À huit heures du soir, il sortit, après avoir glissé la lettre cachetée à son principal employé et lui avoir donné les instructions suivantes:
– À huit heures et demie, quelqu’un viendra me demander. Vous lui direz que je ne suis pas là. Il demandera alors cinq sous de ficelle. Vous lui donnerez sa ficelle et cette lettre en lui disant qu’il la porte immédiatement à son patron.
À huit heures et demie, le jeune Mazeppa recevait la lettre et allait rejoindre Chéri-Bibi chez un petit mastroquet voisin.
Chéri-Bibi lut la lettre: «Décidément, tous m’abandonnent, fit-il, avec un soupir, c’est bien! je ferai la besogne tout seul.»
Et il donna congé à Mazeppa.