VII LE BARON D’ASKOF

Par la petite porte secrète, à trois heures et demie du matin, le baron d’Askof arriva mystérieusement dans le boudoir de Sonia Liskinne.


Il s’assit et attendit le commandant.


Contrairement à son habitude celui-ci était en retard. Le baron s’étonna quelque peu et un quart d’heure s’écoula.


Askof commençait à s’énerver.


Il avisa soudain, sur la table, une sorte de sachet indien qu’il n’avait jamais vu. Que faisait là cet objet inconnu? Curieux, il s’en saisit et l’ouvrit.


Des lettres? Des lettres de l’écriture du commandant. Il les lut.


Et, pendant qu’il les lisait, un méchant sourire errait sur ses lèvres cruelles.


Ces lettres dataient de plusieurs mois:


«Belle Sonia, je vous ai vue en rêve toute la nuit. Et cependant je ne suis point amoureux, mais je sens que je vais le devenir si vous continuez à déployer pour moi des grâces dont je suis indigne. Oubliez que vous êtes une femme et nous collaborerons et nous ferons, tous deux, de grandes choses. Essayez de devenir laide pour me faire plaisir. Et surtout ne vous habillez plus comme hier soir, ne vous coiffez plus comme hier soir, ne me parlez plus avec le sourire d’hier soir! Appliquez-vous à être toujours avec moi le contraire de ce que vous avez été hier soir, ou alors je perds la tête, ma pauvre tête dont j’ai tant besoin! C’est entendu, hein? ma chère camarade.»


Une autre finissait par ces mots:


«Ils sont fous de vous, comme je les comprends. Moi, je ne vous aime pas; c’est plus!»


Un billet:


«Je n’oublierai jamais les deux heures passées à vos côtés, cet après-midi, vous êtes la plus étonnante des femmes. Comment pourrai-je me passer de vous?»


Et un rendez-vous:


«Cette huit, nous travaillerons de deux heures à quatre heures du matin, dans notre cher petit boudoir. Comptez sur moi. Oui, j’ai pensé à vous! Vous êtes extraordinaire avec vos reproches! Je ne pense qu’à vous! Je ne puis rien sans vous! Vous êtes l’objet de ma perpétuelle admiration! Avez-vous reçu mes fleurs?»


Et ces seuls mots sur un autre billet:


«Merci. Vous êtes l’unique!»


Froidement, Askof replaça les billets dans le sachet et mit le sachet dans sa poche.


À ce moment, il lui sembla entendre un léger murmure. Il prêta l’oreille. Il ne s’était point trompé; on parlait dans la chambre de Sonia.


Doucement, il se leva, passa derrière le paravent de Coromandel, souleva la lourde tapisserie et écouta ces deux voix qui étaient derrière la porte.


Alors, il laissa retomber la tapisserie et revint à sa chaise, plus pâle qu’un mort.


Soudain il se leva et, par la porte secrète, quitta le boudoir de la belle Sonia.


Quelques minutes plus tard, un homme, coiffé du képi et de la pèlerine des employés de l’octroi, sortait du débit de vin de Petit-Bon-Dieu fils, remontait la rue, traversait le pont du chemin de fer et sautait dans une auto fermée, qui stationnait à l’angle d’une petite rue transversale. Il donna une adresse au chauffeur: place du Palais-Bourbon, et la voiture partit à une allure folle.


L’homme mit la tête à la portière et regarda derrière lui. Il vit qu’une autre auto, sortie d’il ne savait où, le suivait et à la même allure.


Ayant vu cela, le baron d’Askof, car c’était bien lui, se rejeta au fond de sa voiture, se débarrassa de son manteau et de son képi, souleva un coussin, ouvrit un coffre, y prit un chapeau et un pardessus qu’il revêtit aussitôt, puis il attendit.


À deux pas de la Chambre des députés, habitait Lavobourg. C’est chez Lavobourg que le baron d’Askof se rendait.


Il sauta de l’auto et sonna. Avant qu’on ne lui ouvrît, il eut le temps d’apercevoir d’une part, à l’extrémité de la petite rue qui longeait le Palais-Bourbon, l’auto qui l’avait suivi et qui s’était arrêtée auprès du quai, à un endroit d’où il était facile de surveiller la porte de la maison habitée par Lavobourg, et, d’autre part, il pouvait voir, au coin de la rue du Palais, deux silhouettes qui appartenaient, à n’en pas douter, à deux agents de la Sûreté.


La porte ouverte, Askof gravit rapidement le premier étage et sonna de nouveau. Un domestique vint ouvrir.


– Prévenez M. Lavobourg qu’il faut que je lui parle à l’instant…


À ce moment, la porte du cabinet de travail s’ouvrit et Lavobourg parut.


– Qu’est-ce qu’il y a? Entrez donc!


Askof se jeta dans le bureau. Sa figure était encore affreusement bouleversée.


– Qu’est-ce qu’il y a? Il y a, mon cher, que vous êtes…


Et il lui dit le mot dans l’oreille, plus quelques détails.


– Qu’est-ce que vous me racontez-là? Pourquoi venez-vous me trouver à une pareille heure!


– Vous estimez que la nouvelle que je vous apporte n’en vaut pas la peine?


– Je ne vous crois pas!


– Eh bien, mon cher, allez chez elle, et nous en reparlerons quand vous reviendrez!


– Avec le commandant! mais c’est impossible… Je sais qu’elle était coquette avec lui comme avec tous, mais lui, il ne la regardait même pas! Que diable! Il a autre chose à faire! Qu’est-ce qui vous a dit ça?


– Personne… J’en reviens, moi, du boulevard Pereire, et je les ai surpris… par le chemin des cacahuètes… je me suis trouvé seul dans le boudoir… et je les ai entendus se parler dans la chambré… Ils y sont encore: allez-y!


Lavobourg chancela, il ne pouvait plus douter.


– Écoutez, Lavobourg, mon auto est en bas, montez dedans. Vous trouverez dans le coffre le manteau et le képi de l’employé d’octroi. Le mot d’ordre, ce soir: sept cacahuètes. Constatez simplement la chose et revenez. Je vous attends ici.


– J’y vais! fit l’autre.


– Eh bien! tenez… prenez mon pardessus, relevez le col, coiffez mon chapeau et jetez-vous vite dans mon auto. Les agents de la Sûreté qui surveillent votre porte croiront que c’est moi qui repars!


Askof entendit la porte de la rue qui se refermait et l’auto qui démarrait.


Alors il revint au bureau abandonné par Lavobourg. Il constata que le grand homme politique procédait à une besogne de prudence et de sécurité personnelle quand il était venu le déranger.


Sur les braises de la cheminée, des papiers, jugés compromettants sans doute, finissaient de se consumer.


Vingt minutes s’étaient à peine écoulées quand la porte se rouvrit pour laisser passage à Lavobourg, qui ne paraissait guère plus calme qu’au départ.


– Askof, j’ai tenté en vain de passer! Ne m’aviez-vous pas dit que le mot d’ordre était de «sept» cette nuit?


– Mais oui! et c’est celui qui m’a servi!


– Eh bien! quand je déposai les cacahuètes, l’homme du comptoir les regarda et me dit en secouant la tête:


– On ne passe pas!


Je voulus continuer mon chemin; il fit un signe et deux clients lâchèrent aussitôt leur tabouret… Je n’ai pas insisté… me voilà revenu… Ah! j’avais si grande envie de pénétrer ostensiblement dans l’hôtel! Mais quoi! c’était avertir l’autre et je ne l’aurais plus trouvé! Enfin, l’hôtel était surveillé par la police.


– Oh! fit Askof en sifflant… Oh! ce qu’ils sont forts! ce qu’ils sont forts! Ils se sont doutés qu’il y avait quelque chose de pas naturel dans mon départ précipité… et ils ont changé de mot d’ordre!


– Mais qui ils! reprit l’autre, extraordinairement fébrile. Me direz-vous, à la fin, pour qui nous travaillons, vous et moi? Me direz-vous qui se trouve derrière Jacques du Touchais? Car enfin, puisque vous le détestez, et ce n’est pas d’aujourd’hui que je le sais, il faut qu’il y ait quelque chose qui vous fasse agir… De qui êtes-vous l’esclave? Et de qui donc, moi, jusqu’à ce jour, ai-je été le pantin?


Askof, à cet appel, se souleva et se prit à marcher de long en large comme une bête qui s’apprête à prendre son élan pour briser les barreaux de sa cage, mais peu à peu cette agitation se calma et il revint s’asseoir à sa place, détendu déjà, presque calmé.


– Inutile! fit-il d’une voix sourde; je ne pourrais vous dire!


– Le parti pour lequel nous travaillons est donc bien puissant! Est-ce un parti politique? Un parti de finances? Un parti religieux?


L’autre secouait toujours la tête…


– Vous n’y êtes pas! fit-il. Vous retardez! C’est quelque chose de plus extraordinaire encore que tout cela! Et puis n’insistez pas! Je ne vous le dirai pas!


– Pourquoi?


– Parce que je tiens à ma peau! Écoutez, Lavobourg… il n’y a qu’un point sur lequel nous puissions nous entendre… c’est sur lui… sur le «commandant»! En somme, il ne s’agit que de celui-là. C’est celui-là que nous détestons, vous et moi!


– Ah! je le hais! je voudrais le tuer… Demain, je le provoquerai… nous nous battrons en duel!


– Et il vous tuera! Vous serez bien avancé! Non! nous pouvons mieux que ça! Et encore, moi, j’ai fait tout ce que j’ai pu, en venant vous trouver ici, en vous disant ce qu’il en était, en déchaînant votre colère! C’est à vous d’agir maintenant! Vous pouvez ruiner son affaire! Vous savez que c’est pour lundi! Vous pouvez le faire arrêter d’ici là! Et quand on aura mis la main dessus, on découvrira une partie du pot aux roses.


– L’assassinat de Carlier!


– N’essayez pas de me faire dire ce que je ne puis pas dire…


– Alors qu’est-ce que vous voulez que je fasse: aller trouver le président du Conseil?


– Qu’est-ce que vous lui direz? Que Jacques va tenter son coup lundi? Mais quel coup? Nous n’en savons encore rien, ni vous ni moi! Il n’y a que lui qui le sache! Lui, et peut-être Sonia… Mais je sais qu’il compte sur vous… que vous êtes au premier plan de la combinaison et que vous serez averti au dernier moment. Sans doute va-t-il vous dicter votre rôle demain… Eh bien, attendez tranquillement jusqu’à ce moment-là…


Lavobourg regarda Askof.


– Quand vous êtes arrivé dans le boudoir, fit-il avec une certaine hésitation honteuse… ils étaient dans la chambre?


– Je vous l’ai dit…


– Combien êtes-vous resté de temps dans le boudoir?


– Plus d’une demi-heure! Ah ça! mais, mon cher, que voulez-vous que je vous dise davantage? C’est le bruit de leurs baisers qui m’a averti!


Lavobourg fit entendre une sourde plainte et passa une main tremblante sur son visage en feu.


– C’est entendu! fit-il, c’est entendu, mon cher, vous pouvez compter sur moi…


– Alors, adieu!


– Vous verrai-je cet après-midi?


– Oui, sans doute à l’hôtel du boulevard Pereire… et si vous ne m’y voyez pas aujourd’hui… vous m’y verrez certainement dimanche, où nous sommes invités à déjeuner…


– Je saurai peut-être tout alors… J’aurai peut-être à vous faire signe!


– Eh! mon cher, gardez-vous-en bien! Il faut que vous agissiez seul! On ne se méfie point de vous! Moi, je ne puis faire un pas sans avoir sur mes talons la police de l’X mystérieux. On m’a vu entrer de nuit chez vous! Cela n’a pas d’importance! car cela m’est arrivé plusieurs fois et on vous croit sincèrement de la combinaison! Mais si je voulais tenter une démarche inquiétante ou douteuse… pénétrer chez Flottard par exemple… je serais mort avant d’avoir pu franchir le seuil de son cabinet… Oh! on ne m’a pas pris en traître, on m’a averti!


– Mais enfin, pardonnez-moi d’insister maintenant, puisque nous voilà des complices… qui est ce on, qui est cet X mystérieux?


– Mon cher, si je vous le disais, je pourrais craindre que les murs de cette maison ne s’effondrent pour nous ensevelir tous les deux!

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