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Il en va des peines d'amour comme de la gangrène, se plaisait à dire Politien les soirs de mélancolie. Lorsqu'un membre est atteint, rien ne peut plus le guérir. Le mal croît alors inexorablement et finit par gagner le centre même du corps, là où se nichent ses humeurs vitales.
Le médecin, aussi savant soit-il, peut puiser au tréfonds mystérieux de sa science. Il peut rechercher dans ses incunables les thériaques préconisées par ses prédécesseurs et même en appeler au souvenir d'Hippocrate s'il le souhaite. Il finit néanmoins toujours par comprendre que sa quête est vouée à l'échec, au fur et à mesure le membre se dessèche et noircit, ou à l'inverse est gagné par la sinistre purulence.
Sandro Trevi se souvenait parfaitement de l'instant où son cœur avait commencé à s'atrophier, jusqu'à devenir cette masse de tissus dénuée de tout sentiment qu'il sentait battre mécaniquement sous les replis de son pourpoint élimé. Depuis que sa dame, Beatrice Neretti, la femme de l'apothicaire de la Via della Torre, l'avait quitté pour un amant moins défraîchi, il n'avait plus goût à rien.
Chaque nouveau jour, plutôt que de l'éloigner de cet instant funeste, le lui rendait plus présent encore. Dans un esprit de pénitence, il avait décidé de se laisser dépérir et se contentait de quelques quignons de pain, enrichis parfois d'un peu de couenne ou d'une fine pellicule de beurre rance. Ce jeûne sévère était fort heureusement compensé par une consommation de vin assez abondante pour lui faire oublier son désespoir.
Outre cette médecine fort efficace, il avait entrepris de pallier l'absence de sa bien-aimée par une pratique sexuelle des plus effrénées. Sa vigueur n'étant en rien émoussée par sa brutale répudiation, il pensait que l'intense activité ainsi déployée l'aiderait à retrouver sa quiétude spirituelle. Il s'adonnait donc quotidiennement à des plaisirs variés, plus ou moins savants selon ses partenaires et la résistance de son pénis.
Ce jour-là, il avait opté pour une solide fille de joie ayant englouti tant de verges dans sa très longue carrière qu'elle aurait pu relier Milan à Rome en les mettant bout à bout. Immergé dans l'obscurité d'un recoin de sa boutique, il besognait tranquillement le fessier mafflu de cette catin. Appuyée contre une étagère remplie de bocaux d'épices et de décoctions exotiques, la fille jouait savamment du derrière en émettant des gémissements de circonstance, rauques et languissants à souhait. Si quelque spectateur avait pu assister à la scène, il aurait pour sûr trouvé plaisant de voir cet homme grand et maigre tressauter nerveusement derrière cette large croupe zébrée de vergetures.
Trevi sentit croître son plaisir, mais fit une courte pause, décidé à ne pas céder à la jouissance avant qu'elle n'ait atteint son paroxysme. En cet instant précis, son ancienne maîtresse pouvait bien chevaucher le diable en personne, il n'en avait cure.
Il donna encore deux ou trois coups de reins pour le principe, puis s'abandonna tout entier à son émoi. Il jouit abondamment en poussant un râle de plaisir suraigu. Pour ne pas être en reste, la fille mima l'orgasme et fit semblant d'être épuisée, bien que leur coït n'ait duré que six minutes et quarante-neuf secondes, préliminaires inclus.
Pour la première fois depuis qu'il avait été délaissé par sa maîtresse infidèle, Sandro Trevi éprouva un parfait sentiment de bonheur.
Satisfait, il gigota encore quelques instants, puis retira son organe, qu'il essuya du revers de sa chemise avant de le rentrer dans ses chausses. D'un geste rapide de la main, il recoiffa la longue mèche blanche qui avait glissé sur son visage durant l'exercice. La fille rabaissa sa robe et remit un semblant d'ordre dans ses larges jupons sans prononcer une seule parole. Elle fit un sourire machinal lorsque son client lui tendit les trois sous promis, esquissa une révérence sans grâce et sortit discrètement de la boutique par la porte du fond.
Trevi s'accorda un instant de répit avant d'aller rouvrir son magasin. Il ne faisait pas bon être marchand d'épices en ces temps de misère. La plupart des habitants peinaient à acheter de quoi satisfaire leurs besoins vitaux. Les repas se réduisaient souvent à un peu de pain rassis agrémenté de quelques méchants légumes. Affamés, ils n'avaient que faire du superflu.
Il s'appuya contre le chambranle de la porte en soupirant. Encore récemment, il pensait que ses problèmes financiers se résoudraient vite. Il était maintenant conscient d'avoir fait une grossière erreur. Il allait devoir payer, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute.
Malgré cette angoisse qui l'empêchait de dormir depuis plus d'une semaine, il se sentit néanmoins envahi d'une douce quiétude. Les yeux mi-clos, il se prit à rêver d'un monde meilleur, dans lequel son commerce serait un des plus prospères de la ville. Un monde où il pourrait enfin jouir d'autre chose que de femmes passées entre les mains d'au moins trois générations de Florentins.
Il n'eut même pas le temps de réagir. Une main venait d'enfoncer un morceau d'étoffe dans sa gorge. Tandis qu'il essayait désespérément de happer quelques bouffées d'air, il sentit qu'on lui bloquait les bras derrière le dos. Il tenta de s'opposer à l'implacable étau qui l'enserrait. Un violent coup de coude dans les côtes le contraignit à se calmer. En un instant, il fut violemment projeté sur le sol et se retrouva assis par terre, pieds et poings liés, le dos appuyé contre l'étagère qui avait accueilli ses ébats peu auparavant.
Son agresseur mesurait deux bons mètres et semblait aussi large que haut. Plus encore que par cette terrible puissance, le marchand fut impressionné par son visage, dont la douceur contrastait avec l'animalité de son corps musclé. Ses traits étaient dénués de la moindre expression, comme s'il était indifférent à tout, se contentant de remplir son contrat, sans plaisir ni déplaisir particuliers. Trevi fut frappé par ce saisissant paradoxe de la nature qui avait monté une figure d'ange sur un corps de démon.
En comparaison, le nabot à ses côtés paraissait plus petit encore. Mais il semblait compenser sa déficience physique par une remarquable débauche d'énergie et ne cessait de tressauter, comme parcouru par une onde nerveuse. Toutes les quinze secondes, un spasme partait du coin de sa bouche pour venir mourir sur la paupière opposée. D'une étonnante couleur de miel, ses yeux luisants de cruauté témoignaient d'une irrésistible envie de tuer.
Trevi n'eut pas à attendre longtemps. Un individu encapuchonné sortit de l'ombre et vint se placer devant lui. Sa frayeur s'apaisa quelque peu lorsque s'éleva la voix chaleureuse du moine:
- Serais-tu content qu'on t'ôte cet affreux bâillon, mon fils?
Trevi acquiesça. Le moine fit signe au nabot de lui libérer la bouche.
- Qu'est-ce que vous me voulez, enfin?
- Mais te tuer, voyons! Je sais bien, ce n'est guère poli de te prévenir au tout dernier moment... Mieux vaut tard que jamais, n'est-ce pas?
Le marchand le fixa, hébété. Sans doute ne s'agissait-il que d'une mauvaise plaisanterie ordonnée par son ancienne maîtresse. Il regrettait à présent de l'avoir menacée de dévoiler ses infidélités à son mari si elle refusait de revenir dans sa couche.
Le moine reprit doucement:
- Me voilà bien ennuyé... Nous ne pouvons tolérer le moindre son de ta part pendant que nous te torturerons. Par ailleurs, le bâillon nuit grandement à la beauté du geste. Alors que faire, dis-moi?
- Moi, je sais! dit le nain d'une voix de crécelle, mais tout aussi glaciale que l'était son regard. C'est une vieille technique que m'a enseignée mon grand-père. Très pratique pour réduire définitivement au silence sans ôter la vie.
Le moine approuva d'un simple hochement de tête, curieux de voir quelle surprise lui réservait son employé, dont il adorait l'inventivité et le goût du travail bien fait.
Le nabot s'approcha du visage de Trevi et posa la main sur sa bouche pour l'empêcher de hurler. De l'autre, il empoigna le couteau qu'il tenait à la ceinture. D'un geste rapide, il plongea par deux fois le bout de la lame dans la gorge du marchand, dont les yeux se révulsèrent de douleur.
Le tortionnaire relâcha son étreinte. Trevi voulut crier, mais à sa grande surprise, aucun son ne sortit de sa bouche. De l'extérieur, on distinguait seulement deux minuscules coupures sur son cou. Un mince filet de sang s'écoulait de chacune d'elles. À l'intérieur de sa gorge, ses cordes vocales avaient été habilement sectionnées.
En une seule journée, Beatrice Neretti fit l'amère expérience des déboires qu'apporte la vie lorsqu'on veut la goûter avec trop de gourmandise.
Elle avait jusque-là vécu dans une douce insouciance, comme si son existence n'avait été qu'un songe frivole. Son enfance avait été facile et heureuse. Seule fille de la maisonnée, Beatrice avait bénéficié de l'attention et des soins affectueux de ses parents et de ses deux frères aînés. Dûment éduquée, sachant tout juste lire et compter, elle avait eu assez de servantes pour arriver au mariage vierge de toute connaissance domestique.
Ses géniteurs avaient choisi Alesso, son mari, après une mise à l'encan de leur fille en bonne et due forme. Apothicaire de profession, il jouissait dans la cité d'une réputation d'honnête homme, confortée par son train de vie médiocre et son caractère austère. Pieux et poli, il était surtout riche, son affaire ayant beaucoup prospéré au fil des années.
La qualité que Beatrice appréciait le plus chez cet être désespérément fade était son âge avancé. Déjà veuf par deux fois, Alesso s'était montré incapable d'obtenir la moindre progéniture de ses précédentes épouses. Il en avait tiré les conséquences et décrété qu'une ou deux tentatives mensuelles d'assurer sa descendance suffisaient. La préservant d'une intimité trop fréquente avec ce corps malingre et velu, ce rythme convenait très bien à sa femme.
Pour donner quelque relief à cette existence monotone et ennuyeuse, elle avait adopté un mode de vie en tout point contraire à celui de son époux. Si celui-ci se contentait de peu, elle exigeait pour sa part le maximum, tant en matière de confort que de sentiments.
Durant les premières années de son mariage, Beatrice s'était enivrée d'une sensualité brutale, presque violente. Les amants s'étaient succédé dans son lit à un rythme qui aurait épuisé plus d'une courtisane. D'abord par hasard, puis par plaisir, elle s'était mise à choisir ses partenaires dans les couches les plus basses de la société. Du maçon au vigneron, tous étaient bons à satisfaire son désir, à la seule condition qu'ils fussent jeunes et vigoureux.
Toutefois, les excès de toute sorte avaient fini par alourdir son corps autrefois mince et musclé. Son pouvoir d'attraction diminuant, les amants s'étaient faits plus rares. Avec quelques regrets, Beatrice avait fini par céder aux avances de Sandro Trevi, un marchand d'âge moyen dont le visage vérolé l'avait jusqu'alors toujours laissée froide.
Après trois années de rapports routiniers et de passion simulée, elle était enfin parvenue à troquer la bonhomie de Sandro Trevi pour le charme canaille d'un apprenti forgeron bien bâti et appliqué à l'ouvrage. Le gaillard l'avait séduite en lui disant que son âme était enfermée dans des chaînes que seul Amour pouvait avoir forgées. Charmée par cette délicieuse métaphore, elle lui avait cédé sur-le-champ, répudiant Trevi le soir même.
Avec ce poète du métal, son cœur de femme mûre retrouvait la fraîcheur du temps déjà lointain où sa chair était encore ferme et souple. Leur symbiose était telle que ni le froid, ni la pluie ne parvenaient à les faire renoncer à leurs rendez-vous quotidiens.
Trois après-midi par semaine, le forgeron frappait à la porte de la grande demeure de Beatrice. Leurs rapports étaient rapides et silencieux. À peine Maria, la servante, lui avait-elle ouvert qu'il montait à l'étage et menait rondement son affaire. Peu enclin au badinage, il repartait aussitôt, sans prononcer la moindre parole superflue. Prenant ce manque de loquacité pour de la discrétion, Beatrice se mordait les lèvres afin de ne pas hurler son plaisir à tout le voisinage.
Les autres jours, la tête encapuchonnée, elle sortait de chez elle avec des allures de conspiratrice, rasant les murs jusqu'à l'antre de son amant. Ses allées et venues, bien entendu, n'étaient guère plus mystérieuses pour ses voisines que la recette de la polenta.
Toutes savaient, mais aucune ne s'était jamais risquée à distiller le moindre soupçon dans le cœur du mari trahi. Une règle tacite voulait en effet que seules les épouses parfaitement respectueuses de la fidélité conjugale pussent dénoncer les femmes adultères. Autant dire que les époux trompés ne se douteraient jamais de rien.
Dès que Beatrice pénétrait dans la forge, son jeune Prométhée interrompait son travail et la prenait dans ses bras, les muscles luisants de sueur et brûlants comme le pain tout juste défourné. Vingt minutes plus tard, il reprenait son ouvrage, tandis qu'elle repartait chez elle, comblée. Le dimanche, par principe (car sa piété simple et naïve lui ordonnait une journée entière d'expiation), elle offrait généreusement l'exclusivité de sa fougue à son mari. Épuisé par une semaine de labeur acharné, ce dernier en profitait rarement.
Deux mois et demi s'étaient ainsi envolés sans qu'elle s'en fût aperçue. Les multiples tracas quotidiens glissaient sur son esprit comme une goutte de cire le long d'une bougie. Grisée par cette plénitude inédite, elle se trouvait de nouveau belle et désirable.
Le destin se chargea de la rendre à la tragique réalité de l'existence. Un matin, alors qu'elle achetait quelques légumes au marché, soudainement envahie par une irrépressible bouffée de désir, elle décida d'aller retrouver son amant en dehors des horaires habituels. En pénétrant dans la cuisine pour y déposer ses courses, elle le trouva allongé sur la table. Juchée sur lui, Maria gémissait bruyamment.
À cet instant, Beatrice comprit que le jeune homme ne faisait pas une, mais deux incursions quotidiennes chez elle, celle du matin étant consacrée à satisfaire les besoins de sa servante. Loin d'éprouver le moindre sentiment d'admiration pour l'endurance dont faisait preuve le forgeron volage, elle lui jeta ses salades au visage dans un geste follement dramatique, arracha quelques mèches des cheveux de la servante et courut pleurer sa vergogne dans sa chambre.
À l'évidence, elle devait être la risée de toutes les commères du quartier. Si aucune d'entre elles ne nourrissait d'illusions quant à la fidélité de son amant du moment, au moins s'efforçaient-elles de choisir des étalons susceptibles de les tromper avec des femmes du même rang qu'elles.
Au bout de trois jours de larmes et d'abstinence, Beatrice se surprit à regretter la tendresse nonchalante, dénuée de tout romantisme et de toute passion, de Sandro Trevi. En outre, le marchand d'épices lui apportait son content de sensualité quotidienne sans la tromper à tout bout de champ, même si sa constance devait sans doute bien plus au manque d'opportunités qu'à un quelconque principe moral.
Certaine que ses charmes parviendraient à faire céder à nouveau le vieux célibataire, elle ne s'inquiéta guère de la stratégie à adopter pour reconquérir son cœur. Seule la perspective de s'abaisser devant lui la retenait de se précipiter dans sa boutique. L'idée d'avoir partagé un homme avec sa domestique acheva cependant de repousser sa fierté dans un recoin éloigné de son esprit.
Elle se coiffa avec soin, farda son visage de couleurs vives et fit habilement pigeonner sa poitrine. Puis elle sortit en trombe de chez elle, jetant au passage un regard plein de morgue à sa servante. Trois minutes plus tard, elle parvenait devant l'échoppe. La trouvant close, elle fit le tour et entra par l'arrière. D'une voix trop tendre pour être vraiment sincère, elle héla le marchand. Elle eut beau ajouter quelques doux adjectifs au prénom de son ancien amant, celui-ci ne lui répondit pas. Vexée par tant de dédain, elle pénétra plus avant.
La vue du cadavre provoqua en elle une curieuse réaction nerveuse. Saisie d'effroi, elle ne parvint pas à hurler, mais fut frappée de tremblements. Ceux-ci cessèrent seulement plusieurs heures après qu'elle eut prévenu le guet de sa macabre découverte.
Corbinelli s'affairait autour du corps, tentant d'assembler les morceaux éparpillés sans ordre apparent sur le sol. Seul le buste du marchand était resté en place, suspendu à mi-hauteur par une corde passée sous les aisselles. La pointe métallique de la pique sur laquelle on l'avait empalé ressortait par le haut de sa poitrine.
Ses membres avaient été découpés au niveau des articulations et disséminés dans la pièce. Une main avait été malicieusement cachée dans un des placards, tandis que le sexe du marchand était posé sur une étagère, à côté des bocaux remplis de plantes séchées.
La tête de Trevi pendait sur le côté. Une longue mèche de cheveux, imprégnée du sang qui avait coulé de ses orbites vides, masquait en partie l'œuvre du tueur. Insensible aux larges éclaboussures qui maculaient les murs, Deogratias observait la scène d'un œil détaché, contemplant avec attention la grosse mouche verte qui avait entrepris l'escalade d'un pied sanguinolent abandonné dans un coin.
Occupé à examiner un avant-bras coupé à la hauteur du coude, Corbinelli vint à la rencontre du gonfalonier dès que celui-ci franchit le seuil de la boutique. Voyant le maître de la ville sursauter, il se rendit compte de son manque de délicatesse et posa aussitôt son sinistre trophée à côté des autres parties du corps de Sandro Trevi. Soderini eut un bref haut-le-cœur, mais fit tout son possible pour dissimuler son malaise.
- Nous nous voyons un peu trop souvent à mon goût ces jours-ci, Girolamo, dit-il d'une voix accablée. Je me demande quand cela cessera enfin.
- Celui-ci est encore plus affreux que les deux précédents, Excellence. Il faut avoir le cœur bien accroché pour éviter de vomir.
Soderini ne releva pas l'ironie et poursuivit:
- Qui est-ce?
- Sandro Trevi. Marchand d'épices de son état. Il possédait seulement ce petit commerce. Le moins qu'on puisse dire, c'est que ses affaires ne semblaient pas florissantes.
- Et qui l'a trouvé?
- Beatrice Neretti, la femme de l'apothicaire de la Via della Torre. Elle en tremble encore, la pauvre...
- Que faisait-elle ici?
- Elle prétend être venue chercher des épices pour les besoins d'un onguent. Voyant la porte fermée, elle est passée par-derrière et l'a trouvé comme ça. Elle n'a touché à rien.
- Qui le pourrait? À part toi, bien sûr... Est-ce le même assassin?
- Sa signature est la même, en tout cas. Je doute qu'on trouve deux tueurs aussi imaginatifs dans toute l'Italie.
- Qu'a-t-on fait à ce malheureux?
- Si on veut remettre les choses dans l'ordre, on peut imaginer qu'il a d'abord été soulevé à l'aide de cette corde, glissée autour de la poutre, là-haut. Puis on a introduit la pointe de cette lance dans son fondement. Le poids du corps a fait le reste: elle s'est enfoncée lentement, déchiquetant ses boyaux et perforant le poumon gauche. Elle est ressortie par la poitrine, un peu au-dessus du cœur.
- Combien de temps a-t-il mis pour mourir?
- La lance a dû mettre une bonne heure pour le traverser, sans pour autant causer la mort.
- Qu'est-ce qui l'a tué alors?
- L'assassin lui a tranché en même temps les membres au niveau des coudes et des genoux. Il a découpé les muscles et les articulations, puis a fini par fracasser les jointures avec un marteau.
- Mon Dieu! articula péniblement le gonfalonier, sans que Corbinelli ne songe à interrompre sa minutieuse description du cadavre.
- Le pire reste à venir... Le tueur a pris soin de garrotter chacun des membres avant de couper les artères, ce qui a permis d'éviter que Trevi ne se vide trop vite de son sang.
Soderini pâlissait à vue d'œil.
- Avant de défaire les garrots, il lui a coupé la langue, les oreilles et le nez. Tout est là, dans le bocal posé sur l'étagère. Je n'ai pas retrouvé les yeux, par contre.
Le médecin désigna du doigt un récipient empli d'un liquide rougeâtre dans lequel flottaient quelques lambeaux de chair.
- Trevi est mort instantanément. Son sang s'est échappé d'un coup. Il y en a sur le sol et sur les murs, partout en fait...
- Il a dû souffrir comme un damné. Personne n'a rien entendu?
- C'est sans doute là l'aspect le plus intéressant de cette mise à mort, Excellence. Venez voir!
Le gonfalonier s'approcha prudemment du cadavre, en évitant de marcher dans les flaques de sang encore humides. Corbinelli prit son mouchoir, le trempa dans le seau d'eau qui se trouvait à ses pieds et le passa sur le cou du cadavre.
- Je me suis moi-même posé la question, car il n'a pas été bâillonné. Il m'a fallu du temps, mais j'ai quand même fini par comprendre.
- Que dois-je voir? Ces deux petites coupures, là?
- On lui a tranché les cordes vocales, à vif bien sûr. La douleur a dû être insupportable. Je vous laisse imaginer la difficulté de l'opération sur un vivant... Je ne suis moi-même pas certain d'y parvenir sur un cadavre. Or l'assassin a opéré avec brio - si je puis me permettre un commentaire d'ordre technique.
Ce détail acheva d'écœurer le gonfalonier, qui sortit de la boutique à grandes enjambées. Ruberto Malatesta l'attendait dehors, entouré de quelques soldats. Soderini lui fit signe de le rejoindre.
- Tu n'entres pas?
- Oh, non! J'ai jeté un coup d'œil de loin, ça m'a suffi. Je n'ai pas le cœur aussi solidement accroché que Corbinelli. Il aime le sang. Pour ma part, je ne répugne pas à le faire couler. C'est tout à fait différent.
- Tu préfères les prémisses et lui la conclusion, si je comprends bien...
Connaissant parfaitement les sentiments de son homme de main à rencontre du médecin, Soderini ne s'attarda pas sur le sujet.
- Que penses-tu de tout cela?
- Je suis un peu perdu, Excellence. Il n'y a aucune cohérence dans la succession des meurtres. Le mode opératoire est chaque fois différent. Leur seul point commun est l'énucléation.
- Tu vois un lien entre les victimes?
- J'ai mené une enquête très serrée sur les deux premières. Ces hommes ne semblaient pas se connaître. Quant au marchand d'épices, Del Garbo et Corsoli ont peut-être fréquenté sa boutique, comme tout le monde. Rien ne prouve que leurs relations aient jamais dépassé ce cadre.
- Pourquoi ont-ils été tués si sauvagement alors?
- J'en suis arrivé à une conclusion identique à celle de Corbinelli. L'acte en lui-même importe moins que la manière dont il a été mis en scène.
- Oui, le tueur transforme ses crimes en spectacle. Il veut que tout le monde sache qu'il existe et...
Au bout de la rue était apparue la silhouette longiligne de Tommaso Valori.
- Il ne manquait plus que cet imbécile pour compléter le tableau des horreurs... murmura Soderini.
Le bras droit de Savonarole marchait en tête de la procession, suivi d'une dizaine d'adolescents, dont le plus vieux ne devait pas avoir plus de quinze ans. Les enfants s'avançaient deux par deux en chantant une litanie lugubre. Tous arboraient le visage sévère et fermé de ceux que l'insouciance a depuis longtemps abandonnés.
Quelques années auparavant, lorsque son mouvement religieux commençait tout juste à se développer, Savonarole avait eu l'intuition que le meilleur moyen d'amender les mœurs des pères était de commencer par corriger celles de leurs fils. Il avait ainsi organisé de joyeux banquets pour les enfants, mais l'ambiance festive des premières réunions s'était vite éteinte. Les chants et les rires du début avaient laissé la place au recueillement et aux cérémonies religieuses.
Maître d'œuvre de cette évolution, Tommaso Valori avait transformé cette multitude en une milice violente, toujours prête à faire le coup de poing contre ceux dont les écarts, pensait-il, étaient la cause principale des malheurs de la cité. Gare au poivrot ou au parieur qui tombaient entre les griffes de ses jeunes soldats de Dieu lorsqu'ils se répandaient dans les rues, de solides gourdins à la main...
- Je les fais repousser par mes hommes, Excellence?
- Je ne vois pas en quoi cela pourrait nous avancer. Ces gamins ont l'air encore plus déterminés que d'habitude. Je ne veux pas d'une bataille rangée ici. Ce serait offrir ma tête sur un plateau à mes adversaires.
Soderini croisa les bras en attendant que la petite troupe se rapproche. Valori fit un geste pour marquer, l'arrêt et s'avança seul vers le gonfalonier. Un silence total envahit brusquement la rue. Il se planta devant le gonfalonier et le toisa durant un long moment.
Déstabilisé par cette attitude inhabituelle, Soderini attendit quelques secondes, puis l'interpella, sur un ton ironique:
- Quel bon vent vous amène par ici? Il est vrai qu'une petite procession de bon matin fait toujours du bien. Vous n'oublierez pas de prier pour Malatesta et moi, j'espère?
Valori ne parut nullement troublé par cette attaque frontale. Il répondit à la provocation d'une voix calme:
- Vous avez trouvé un nouveau cadavre, paraît-il. Si je sais compter, nous en sommes à trois en autant de jours. Peut-être serait-il temps d'agir?
- Nous nous y efforçons, rassurez-vous. J'ai donné à Malatesta tous les moyens nécessaires pour traquer cet ignoble assassin.
Valori pointa sur lui un doigt menaçant:
- Le Seigneur nous a envoyé ce châtiment pour nous punir d'avoir préféré le lucre à la prière! Il veut que nous purgions Florence de tous les péchés qui la souillent! Vous auriez dû vous atteler à cette tâche il y a bien longtemps, Excellence.
Incapable d'interrompre cet inextinguible flot de paroles, Soderini laissa Valori poursuivre son admonestation. Les yeux enfiévrés, celui-ci se retourna vers ses fidèles et vociféra à leur adresse, l'index dressé vers le ciel:
- Nous allons nettoyer la ville de tout ce vice! Détournons les âmes de la lascivité et ramenons-les vers le Sauveur!
- Amen! clamèrent-ils en chœur, la même expression extatique sur le visage.
Valori fixa une dernière fois le gonfalonier. Tout autant que ses mots, son regard était imprégné d'une sourde menace.
- Agissez vite, Excellence, ou nous devrons le faire à votre place!
Il conclut son injonction en crachant sur le sol, à quelques pouces de la botte de Soderini. Une flamme de haine brillait dans ses yeux. D'un mouvement brusque, il tourna le dos à son interlocuteur et s'éloigna d'un pas assuré, suivi de sa petite troupe.
Le gonfalonier ne parla pas avant de les avoir vus disparaître au loin.
- Combien de temps ces illuminés vont-ils se retenir avant de mettre la ville à feu et à sang?
- Pas longtemps, Excellence, j'en ai bien peur! Nous devons trouver le coupable avant que leur rage ne devienne incontrôlable. Il en va de votre crédibilité. Et de nos vies, je le crains...