13
Il était exactement minuit lorsque Machiavel et Guicciardini frappèrent à la porte arrière du bordel de donna Stefania. La prostituée qui les accueillit n'était guère plus âgée que la morte de l'église. Elle frissonna lorsque le vent glacial caressa le corsage flottant sur ses formes toutes juste ébauchées, puis elle les conduisit dans une pièce entièrement tapissée de velours rouge.
Au centre, sur un guéridon finement marqueté, était posé un petit cavalier de bronze, sculpté avec un raffinement et une maîtrise remarquables. Comme si elle lui appartenait, Guicciardini empoigna la statuette et s'amusa à la faire passer de main en main. Il manqua la laisser choir sur le sol lorsque la voix sévère de donna Stefania s'éleva dans son dos: - Je vois que tu apprécies mon Michel-Ange. Ne me l'abîme pas, veux-tu?
Avec précaution, Guicciardini remit la statuette à sa place et se tourna vers la maquerelle. Celle-ci avait retrouvé ses ornements clinquants. D'énormes bagues recouvraient ses doigts maigres. Elle portait une robe de soie verte, largement ouverte sur sa poitrine distendue.
- Vous semblez bien calme! Ne craignez-vous pas que votre établissement ne soit attaqué?
- Qu'ai-je à craindre, mon garçon? Le plus grand rêve des garnements qui sont en train de tout brûler dehors est d'accumuler assez de ducats pour venir se faire dépuceler dans mon bordel! Et même s'ils s'avisaient de venir m'importuner, j'ai quelques amis bien bâtis capables de leur donner une bonne leçon. Vous êtes dans le lieu le plus sûr de la ville.
- Pourquoi nous avoir appelés alors?
- J'ai besoin de vous. Il m'était impossible de vous faire confiance lorsque vous êtes venus l'autre jour. Je vous ai fait suivre. Je suis maintenant certaine de pouvoir me fier à vous. Je ne cours pas grand risque à accueillir chez moi un secrétaire de chancellerie et un élève de Ficino.
- Vous connaissez mon maître? s'étonna Guicciardini.
- Que crois-tu, mon petit? Les illettrés ne sont pas les seuls à fréquenter les bordels! Ficino a été l'un de mes premiers clients. C'est même un des seuls dont je m'occupe encore personnellement.
La vision du vénérable philosophe, allongé à côté du corps maigre et couvert de bijoux de la vieille maquerelle, fit sourire Guicciardini. Il se demandait quelle serait la réaction d'Annalisa s'il lui révélait certains détails de la vie nocturne de son oncle.
- Vous savez donc quelque chose sur la disparition de Boccadoro? insista Machiavel.
- Bien sûr! J'en suis responsable.
- Comment ça?
- Quand le premier cadavre a été trouvé, elle est venue me voir. Elle était très inquiète, presque terrorisée. Elle voulait à tout prix partir. Je la connais bien, cette petite, elle n'est pas du genre à exagérer. Alors j'ai décidé de l'éloigner quelque temps.
- Et vous ne nous l'avez pas dit!
- Comment aurais-je pu savoir pourquoi vous vouliez la voir? Vous n'étiez pas les seuls à la chercher. Il y avait aussi ce nain...
La même exclamation s'échappa de la bouche des deux adolescents.
- Un nain? Avec des yeux clairs, très lumineux?
Pour la première fois, la tenancière du bordel parut décontenancée et perdit un peu de son aplomb.
- Oui, comment le sais-tu?
Ignorant sa question, Machiavel poursuivit son interrogatoire:
- Vous l'aviez déjà vu auparavant?
- Il accompagnait toujours son maître, un habitué de Boccadoro. Pendant que celui-ci faisait son affaire, il restait dans la pièce contiguë avec une de mes filles. N'importe laquelle, il n'avait pas de préférence.
Elle frissonna et fit une courte pause avant de reprendre son récit:
- Une vraie brute! Il était violent, il frappait les filles. J'étais obligée de les payer le double pour qu'elles acceptent d'aller avec lui. Mais bon, vu ce que me donnait son patron pour Boccadoro, je ne pouvais pas refuser.
- Et son maître, comment était-il?
- Je n'en ai pas la moindre idée. Il était toujours masqué, et ne m'a jamais adressé la parole. Il montait avec Boccadoro et il repartait, le tout sans un mot.
Comme il venait chaque semaine, je n'ai pas posé de questions.
- Et Boccadoro ne s'en plaignait jamais?
- Tu penses! Il lui laissait des pourboires extraordinaires! Même si elle a vu à quoi il ressemblait, elle ne m'en a jamais parlé. Elle semblait avoir peur de lui.
- Avez-vous eu de ses nouvelles depuis la "disparition" de Boccadoro?
- Le nain est revenu cinq ou six fois pour voir si elle n'était pas rentrée. Vous l'avez manqué de peu, d'ailleurs. Il est passé il y a une demi-heure à peine.
Donna Stefania s'aperçut aussitôt du trouble que sa remarque avait provoqué.
- Vous ne vous sentez pas bien, mes garçons?
- Ce nain a presque assassiné par deux fois mon ami ici présent, articula Guicciardini avec peine. Si Niccolò n'avait pas montré des dons certains pour la course, il aurait fait une victime de plus!
- Une de plus?
- Nous le soupçonnons d'être responsable de tous ces assassinats.
- Je le savais violent, mais de là à tuer autant de gens! Pourquoi recherche-t-il Boccadoro, selon vous?
- Il est possible qu'elle sache quelque chose qui pourrait mettre en danger les assassins. Avez-vous une idée de ce dont il s'agit?
- Pas la moindre, murmura la maquerelle après avoir réfléchi durant de longues secondes. Je comprends mieux sa réaction, maintenant...
- Où pouvons-nous la trouver? demanda brutalement Guicciardini, désireux d'en finir avant que le nain n'ait la mauvaise idée de revenir.
- Je l'ai envoyée à Pise, chez ma sœur. Une autre de mes pensionnaires, Chiara, devait l'accompagner jusqu'aux abords de la ville.
- La fille de l'église, c'est elle?
- Oui.
Donna Stefania détourna la tête. Gênés, Machiavel et Guicciardini ne surent que dire. La maquerelle se reprit après un long silence.
- Ils l'ont déchiquetée. La pauvrette était brisée de partout... Elle n'a pas dû résister longtemps avant de leur révéler la cachette de Boccadoro. Elle n'est plus en sécurité à Pise. Vous devez la retrouver avant eux.
- Je vous rappelle que la ville est assiégée par nos soldats. Je ne suis pas sûr que les Pisans nous laissent entrer par la grande porte!
- Je connais un moyen de pénétrer dans la ville. Un moyen que les poursuivants de Boccadoro ignorent.
- Tu as intérêt à revenir vite... et entier! Sinon...
- Sinon quoi?
Annalisa s'approcha de Machiavel, se haussa sur la pointe des pieds et approcha ses lèvres de l'oreille de son fiancé.
- ...Sinon il se pourrait que j'accorde mes faveurs à des jeunes gens moins téméraires!
Machiavel fit mine de s'offusquer:
- Si quelqu'un ose s'approcher de ma promise, je lui ferai payer cher cet affront! Je me chargerai moi-même de lui fracasser le crâne à coups de hache!
- Depuis quand suis-je votre promise, jeune homme?
- Ne recherches-tu pas un homme capable de te protéger et de t'aimer comme tu le mérites?
- Tu penses être celui-là, Niccolò? Vraiment?
Machiavel bomba la poitrine et toisa la jeune femme avec assurance:
- Bien sûr! Tu vois quelqu'un d'autre, peut-être?
- Si l'on exclut Ciccio, qui n'a aucune chance en raison de sa saleté, Domenico Pasquini pourrait très bien faire l'affaire.
Dès qu'il entendit ce nom, Machiavel bondit, exactement comme Annalisa l'avait escompté.
- Quoi! Le tisserand?
- C'est un excellent parti et il possède le plus gros commerce de tissus de la ville.
- Il a au moins vingt ans de plus que toi!
- Vingt-sept, pour être exacte. Sinon, il y a Bartolomeo Cerretani. Au moins, il a mon âge et est plutôt bien fait de sa personne.
- Enfin, Annalisa, c'est un parfait imbécile! Il ne sait toujours pas compter jusqu'à cent. C'est ennuyeux pour un apprenti comptable.
- Que dis-tu de Fabio Dini?
- Un coureur de jupons impénitent. Corbinelli l'a soigné le mois dernier pour une chaude-pisse.
Annalisa s'esclaffa, heureuse de voir à quel point le jeune homme, d'ordinaire si réfléchi et raisonnable, devenait crédule en sa présence. Elle contempla son visage fermé, puis l'embrassa, ce qui rendit immédiatement le sourire au secrétaire.
- Tu dois vraiment y aller?
- Tu sais bien que oui. Ciccio jouerait volontiers les sauveurs de jeunes femmes en détresse, mais il est trop irresponsable pour qu'on l'envoie à Pise.
- Fais attention à toi...
- Je te le promets. Je serai très prudent.
Les remparts de Pise se dessinaient au loin, noyés dans la fumée des bombardes florentines. La poussière soulevée par les sabots des chevaux étirait ses longues volutes dans le ciel.
La plus grande difficulté avait été de convaincre ser Antonio de libérer Machiavel durant deux jours. Très habilement, Ficino avait prétexté des travaux de classement dans la Bibliothèque médicéenne pour réquisitionner son ancien élève. L'amour des archives ayant eu raison de ses ultimes réticences, ser Antonio avait offert deux jours de repos à son secrétaire, non sans s'être juré de lui faire rattraper au centuple le temps perdu.
Machiavel se tenait sur une colline située à environ un mille de la bataille. Un grondement sourd montait de la plaine. Fasciné par l'étrange ballet qui prenait corps sous ses yeux, il observa durant plus d'une heure l'inlassable mouvement des colonnes de fantassins. Malgré les dizaines de corps gisant déjà sous les murailles pisanes, les assaillants continuaient de monter à l'assaut par vagues successives.
Les assiégés n'étaient guère mieux lotis, puisqu'une quinzaine de canons submergeait les fortifications sous un déluge de plomb. Sans répit, les arquebusiers visaient tous les défenseurs qui commettaient l'erreur fatale de s'aventurer à découvert. La mort semblait fondre de toutes parts sur les murs pisans.
Affamée par de longs mois de siège et décimée par les épidémies, la cité rebelle était sur le point de céder.
Les stratèges florentins avaient décidé d'utiliser simultanément toutes les forces dont ils disposaient pour briser enfin la résistance.
D'évidence, ce n'était plus qu'une question d'heures. S'il voulait retrouver Boccadoro et la faire sortir avant la curée, Machiavel devait faire vite.
À contrecœur, il délaissa ce fascinant spectacle et sortit de sa poche le plan que donna Stefania avait dessiné à son intention. Noyé sous une inextricable forêt de ronces, le tumulus paraissait impossible d'accès. Perplexe, il écarta prudemment du revers de la main les longues tiges acérées qui lui bloquaient le passage. Derrière l'épais rideau épineux naissait le souterrain.
L'odeur qui s'en échappait le prit aussitôt à la gorge. Plié en deux, il avança durant un long moment dans l'étroit boyau. Il comprit en entendant le piétinement des chevaux, à un ou deux mètres seulement au-dessus de sa tête, qu'il se trouvait juste sous le champ de bataille. Bien qu'en partie étouffé, le son cristallin des épées lui parvenait distinctement, tout comme celui, plus sourd, du choc des corps meurtris chutant à terre.
Cette effrayante proximité avec la mort lui fit hâter le pas. Il déboucha bientôt au cœur d'un jardin qui n'avait pas dû être entretenu depuis l'époque étrusque. Avec peine, il se fraya un passage à travers l'enchevêtrement des branchages.
Il sut d'instinct que la porte face à lui était la dernière. Derrière elle, il trouverait sans doute Boccadoro, mais aussi l'endroit où ses parents étaient morts. En l'ouvrant, il libérerait en même temps les plus pénibles moments de son enfance.
Treize années avaient passé. Il avait alors sept ans. La nuit commençait tout juste à jeter son manteau sombre sur la ville. Son père devait négocier l'achat d'un terrain à Pise. Il en avait profité pour emmener sa femme et son fils. Il voulait leur montrer cette fameuse tour qui s'obstinait à pencher en dépit des efforts conjugués des plus savants architectes.
Les souvenirs affluèrent de plus en plus vite. Avec une précision qui le fit frémir, il se remémora la surprise de son père lorsque la dague s'était enfoncée entre ses épaules. Il revit sa mère se précipiter vers le corps déjà sans vie et entendit à nouveau son hurlement.
Des bribes de phrases remontèrent des profondeurs de sa mémoire. "L'enfant aussi?.. - Non... trop jeune... tout oublié demain..." Et puis cette image, marquée à jamais dans son esprit: celle d'un homme corpulent, juché sur son cheval, vociférant ses ordres.
On n'avait jamais retrouvé les coupables. Vite close, l'enquête avait conclu à une tentative de vol ayant mal tourné.
Troublé par la violence de la scène qu'il venait de revivre, Machiavel attendit encore quelques instants avant de s'avancer. Ces derniers pas étaient les plus difficiles, il le savait. Il aurait aimé se trouver le plus loin possible de cette porte, à Florence peut-être, attablé avec ses amis autour d'un cruchon de vin. Mais la taverne de Teresa avait été réduite en cendres et il avait une mission à accomplir. Il posa la main sur le loquet, prit une profonde inspiration et se prépara à affronter son passé.
Il se figea lorsque le couteau se posa contre sa gorge. Une voix féminine s'éleva tout bas contre son oreille:
- Qui est donc ce damoiseau aussi discret qu'une meute de chiens sans cervelle?
Une brève analyse de la situation lui fit comprendre que tout était perdu. Il se trouvait au cœur d'une cité ennemie, au moment où les siens donnaient l'assaut final. Au mieux, il passerait pour un espion et on le pendrait après un rapide passage devant le commandant de la place. Au pire, on le torturerait longuement pour connaître les raisons de sa présence, avant de l'abandonner aux rats dans un cachot humide.
- Que fais-tu là? Vas-tu me répondre ou bien préfères-tu que mon couteau s'enfonce plus loin encore?
- Je... je ne suis pas certain que mon explication pourra satisfaire votre curiosité...
- Penses-tu vraiment avoir quelque chose à perdre? Essaie toujours! ordonna la femme d'un ton agacé.
- D'accord, mais je me sentirais mieux si vous éloigniez un peu votre arme de mon cou.
La pression se relâcha. Pas assez cependant pour qu'il soit tenté de se dégager.
- C'est donna Stefania qui m'envoie...
La lame se retira de quelques pouces supplémentaires.
- Tu ne pouvais pas le dire plus tôt, imbécile?