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Le lendemain, le soleil se leva tôt. Trop tôt pour tous ceux qui, jusqu'au petit matin, avaient passé la nuit à battre des records d'éthylisme, comme Piero Guicciardini, qui dormait du sommeil du juste, confortablement vautré sur un canapé de la petite maison que son père louait pour lui dans la Via di San Donà.

Profondément plongé dans une douce rêverie érotique, il n'entendit pas les coups sur la porte, pas plus qu'il ne fut réveillé par le grincement des gonds lorsque celle-ci s'ouvrit. Guidé par ses ronflements gras, l'intrus parvint jusqu'au seuil de la pièce où s'était effondré le jeune homme.

Un désordre épouvantable régnait dans ce que Guicciardini avait pompeusement baptisé "salle d'étude", en fait une pièce minuscule noyée sous un indescriptible fatras. L'élément central du lieu, la bibliothèque, semblait avoir été détourné de son rôle premier avec un acharnement obstiné tant les rares livres peinaient à se trouver une place au milieu des reliefs de nourriture et des parchemins maculés d'encre.

Lorsque Guicciardini avait affirmé à son père, inquiet du peu de sérieux avec lequel son fils menait sa scolarité, qu'il passait le plus clair de son temps dans la salle d'étude, il n'avait pas menti. C'était là, en effet, qu'il cuvait son vin jusqu'à une heure avancée de la journée, chaque fois que l'abus d'alcool le dissuadait de tenter la périlleuse escalade des cinq marches qui menaient à sa chambre. C'était encore là qu'il composait les chansons paillardes qui avaient fait sa célébrité dans toutes les tavernes de la ville.

Sans doute pour masquer l'épaisse couche de saleté qui donnait au plancher une couleur uniformément grise, il avait jeté sur le sol les vêtements tachés de vin qu'il portait la veille. Qui le connaissait savait de toute manière que le mot "propreté" n'appartenait pas à son vocabulaire. En désespoir de cause, sa mère avait pris l'habitude d'aller chaque matin dans l'église Santa Felicità déposer un cierge devant l'autel dédié à sainte Rita, la patronne des causes désespérées.

Malgré ce recours quotidien à l'intercession divine, son fils unique n'avait pas encore découvert que l'eau pouvait servir à autre chose qu'à diluer la piquette trop rance pour être ingurgitée telle quelle par un estomac humain.

Dégoûtée par la saleté repoussante de la pièce, la silhouette hésita quelques instants sur le seuil, paralysée par la crainte d'attraper une maladie en mettant seulement un pied dans cette porcherie. Prenant son courage à deux mains, elle inspira profondément et bloqua sa respiration. Sans même essayer de savoir sur quoi elle mettait les pieds, elle se dirigea vers la fenêtre, qui semblait ne pas avoir été manipulée depuis des semaines.

D'un geste victorieux, elle repoussa les volets de bois. L'air pur envahit la pièce en même temps que les rayons du soleil. Cette double intrusion fut un choc trop violent pour Guicciardini, qui se réveilla en sursaut.

- Pute borgne! Qui veut m'assassiner de manière aussi barbare?

- Debout, gros paresseux, lui lança la jeune fille qui se tenait devant lui. Il est grand temps que tu te lèves!

- Mais enfin, Annalisa, quelle heure est-il?

- Sept heures et demie, Ciccio. Allez, debout!

- Ce n'est pas une heure à mettre un chrétien dehors! Bonne nuit...

Comme si la présence de la jeune fille n'était rien d'autre qu'un délicieux prolongement de son rêve érotique, son corps rebondi entama un lent mouvement de translation vers le mur opposé à la fenêtre, là où résidait sa seule chance d'échapper aux effets néfastes de la lumière. Il grogna, puis se rendormit aussi sec, tandis que la jeune fille le contemplait d'un air stupéfait.

Un sourire joyeusement pervers naquit sur ses lèvres lorsqu'elle aperçut, posé sur un petit guéridon, coincé entre un torchon graisseux et une bougie à demi consumée, un vieux broc plein d'une eau croupie. Sans la moindre hésitation, elle le souleva et le déversa sur le visage de l'adolescent, dont le songe se transforma soudainement en cauchemar.

Il grommela à l'adresse de son bourreau:

- Que désirez-vous, mademoiselle? Pour un baiser, il faudra repasser demain. J'ai trop mauvaise haleine aujourd'hui.

- Tu rêves, Ciccio. Je réserve ma tendresse aux jeunes gens qui ont un minimum de propreté.

- Si tu n'es pas venue pour abuser de mon corps particulièrement excitant, que fais-tu là, alors?

- C'est Teresa qui m'envoie. Tu lui as promis hier soir d'assister à la messe.

- Tu dois faire erreur sur la personne. Que veux-tu que j'aille faire à la messe? Je n'y ai pas mis les pieds depuis des années!

- Tu lui as dit vouloir entendre le sermon de Savonarole.

- Je me moque de ce fichu moine. Je veux dormir, c'est tout!

- D'après Teresa, tu aurais braillé toute la soirée que le charme de Savonarole était - je cite tes propres mots - "comparable à la virilité vulgaire d'un maquereau de bas étage" à côté de ton raffinement. Tu étais bien en verve, dis-moi!

- Oh, mon Dieu! J'étais plein comme une barrique... Je ne me rappelle plus rien. La prescription est immédiate dans ce genre de situation.

- Quel dommage que tu aies oublié tes exploits! Teresa vous a pourtant chassés à coups de balai, Niccolò et toi, quand elle vous a surpris en train de pisser sur le mur de sa taverne.

- Elle manque d'humour, cette mégère. Après tout, nous n'avons fait que lui rendre ce que nous avions bu chez elle! Fiche-moi la paix, j'ai sommeil. Je ne peux pas me réveiller aux aurores et être à la fois le fêtard le plus aimé de la ville.

- Ça suffit, lève-toi maintenant! rétorqua Annalisa, de plus en plus agacée par l'épaisse créature languissante qui se tenait devant elle.

Le ton de la jeune fille n'admettait plus aucune contestation. Guicciardini comprit que sa nuit était définitivement terminée. Il se redressa de mauvaise grâce et enfila au hasard quelques vêtements ramassés par terre.

- Ça y est, je suis prêt.

Annalisa fit une grimace de dégoût, que Guicciardini prit pour un compliment masqué, puis les deux jeunes gens se dirigèrent à vive allure vers la cathédrale Santa Maria del Fiore. Essoufflés, ils y parvinrent quelques minutes seulement avant l'heure. Ils n'eurent aucun mal à apercevoir Teresa, qui se mit à leur faire de grands signes de la main dès qu'elle les vit. Elle leur avait gardé des places à côté d'elle, le long de l'allée centrale, juste en face de la chaire d'où Savonarole faisait ses sermons.

- Magnifique, gémit Guicciardini en s'asseyant. On va pouvoir admirer ton moine sous tous les angles.

- Tais-toi donc. Et n'oublie pas que je t'attends dès la fin de la messe à la taverne avec un seau et une éponge pour nettoyer le mur que tu as souillé hier soir.

Guicciardini n'eut pas le courage de répondre. Il se contenta de soupirer en contemplant ses bottes crottées.

Le cortège fit son entrée à l'instant précis où les cloches sonnèrent huit heures. Le front ceint d'une couronne d'aubépine, une centaine de jeunes enfants, frigorifiés sous leurs fines aubes immaculées, pénétrèrent dans l'église, portant chacun un cierge à la main. Les quarante moines du monastère de San Marco les suivaient, vêtus de la robe noire et blanche de l'ordre de saint Dominique, en chantant le cantique Salvum me fac, Domine, repris en chœur par le millier de fidèles entassés dans la cathédrale.

Savonarole se tenait au milieu du cortège, entouré des quatre moines chargés de sa protection. Même immergé au cœur d'une telle multitude, son magnétisme happait tous les regards. Physiquement, sa banalité était pourtant frappante. D'une corpulence très moyenne, il était dépassé de près d'une tête par tous les autres moines. Son dos, usé par la lecture prolongée des Saintes Écritures, s'était voûté avec le temps, si bien que son cou paraissait s'enfoncer dans ses épaules trapues. L'apparente médiocrité de ce corps semblait avoir été voulue pour mettre en évidence des yeux grands et sombres, qu'une imperturbable foi faisait rayonner. Derrière l'apparence d'un objet, Savonarole voyait toujours la main de Dieu qui l'avait façonné, et quand il fixait quelqu'un, on eût dit que son regard perçait son enveloppe charnelle pour atteindre le tréfonds de son âme.

En passant devant Annalisa, il ne put s'empêcher d'admirer la jeune femme, dont la plastique remarquable aurait amené n'importe quel saint à se damner. Mais il n'y avait en lui aucune concupiscence, ni aucun désir.

Durant les quelques secondes que dura ce contact, Annalisa se sentit néanmoins pénétrée au plus profond d'elle-même. La foule disparut de son champ de vision, tous les bruits s'estompèrent et le temps parut se pétrifier. Incapable de se détacher de ces pupilles qui la scrutaient intensément, la jeune femme fut gagnée par une sérénité si parfaite qu'elle en frissonna d'émotion.

Brutalement, Savonarole détacha son regard de celui d'Annalisa et le lien mystérieux qui les unissait se brisa net. Lorsque les sons et les images envahirent à nouveau ses sens, elle retomba lourdement sur le banc, haletante, incapable du moindre mouvement.

- Mon Dieu... eut-elle seulement la force de murmurer.

Le même sentiment de calme et de plénitude avait envahi chacun des membres de l'assemblée, à l'exception notable de Guicciardini, qui se contenta de lever les yeux en soupirant d'ennui au moment où le moine passa devant lui.

Une fois dans le chœur, Savonarole s'agenouilla devant la Crucifixion suspendue au-dessus du maître-autel. Sous le corps puissant et musculeux du Christ peint par Giotto, celui du moine, recroquevillé en position de prière, semblait étonnamment chétif. Le dominicain alla ensuite s'asseoir dans la stalle qui lui était réservée dans le chœur, tandis que l'église restait plongée dans le silence. Au bout d'une longue minute, il se redressa lentement et, suivi de deux jeunes enfants de chœur qui agitaient des encensoirs, il s'avança vers la chaire adossée au premier pilier de la nef.

Cela faisait désormais près d'un an et demi qu'il prêchait du haut de cette chaire. Au début, lorsque ses sermons quotidiens n'étaient encore suivis que par une poignée de fidèles, il se contentait de commenter les textes sacrés. Quelques mois cependant avaient suffi pour que sa renommée se répandît à travers toute la cité; voyant les fidèles affluer en nombre et profitant de la situation, Savonarole se mit à prôner l'instauration d'un régime populaire.

Cette prise de position, qui avait fait de lui l'idole du peuple et lui avait apporté un immense poids politique, lui avait également attiré bien des inimitiés parmi les puissantes familles de l'aristocratie, d'autant plus furieuses que les mœurs parfaites du moine ne laissaient aucune prise à la critique.

Alexandre VI lui-même avait pris ombrage de ce modeste moine, qui se permettait de critiquer le luxe et le vice dans lequel, disait-il, se vautraient sans vergogne les membres de la curie romaine. Bien entendu, le pape savait fort bien que Savonarole n'avait pas vraiment tort. Nul n'ignorait les pratiques des prélats romains, dont Alexandre lui-même - surtout préoccupé d'accumuler les richesses, les maîtresses et les enfants illégitimes - était un parfait représentant.

Il n'était pas convenable, bien sûr, que des membres du clergé introduisissent dans les Évangiles des préceptes tels que: "Nourris-toi chaque jour des mets les plus fins et bois les meilleurs vins jusqu'à t'en faire exploser la panse", ou bien: "Garde toujours une place chez toi pour la courtisane qui pourrait arriver à l'improviste", mais il était plus inconvenant encore que la critique provînt du sein même du clergé. Qu'un moine appelât du haut de sa chaire au renouveau d'une Église pure et respectueuse des vertus premières, c'était plus que le pape ne pouvait supporter.

Il avait donc excommunié le rebelle, sans que cela mît un terme à ses sermons, ni lui ôtât le soutien de la population. Le résultat avait même été contraire aux desseins pontificaux, puisque le mouvement de contestation lancé par le dominicain ne cessait de s'étendre.

En gravissant les marches de la chaire, Savonarole songea à la tête que ferait le pape lorsqu'il recevrait le compte rendu de son discours. Il ne put s'empêcher de frémir à cette délicieuse perspective. Parvenu dans le petit espace qui lui était imparti, il appuya ses mains sur le marbre sculpté plus de deux cents ans plus tôt par le ciseau exubérant d'Andrea Pisano. Sa voix grave s'éleva dans le silence de la nef:

- Mes bien-aimés en Jésus-Christ, commençons par remercier le Seigneur, qui a si souvent sauvé notre cité des nombreux périls qu'elle a affrontés.

Il fit une courte pause et en profita pour jeter un regard circulaire sur son auditoire.

- Mais il nous faut également L'implorer, car nous sommes aujourd'hui face à un danger infiniment plus grand que tous ceux contre lesquels nous avons eu à lutter par le passé.

Un frisson parcourut la foule.

- Oui, mes frères... Dieu a voulu nous punir de nos péchés et il nous a envoyé une terrible menace. Non veni mittere pacem, sed gladium, a-t-il dit: "Je ne suis pas venu amener la paix, mais le glaive". La guerre frappe à nos portes et le roi de France veut nous y entraîner à ses côtés, alors que nous nous y refusons depuis plusieurs mois déjà. Florence doit vivre dans la paix et dans l'union si elle veut survivre aux temps cruels qui l'assaillent!

Annalisa et Teresa paraissaient hypnotisées par les paroles du moine. Guicciardini leur jeta un coup d'œil narquois. Il trouvait ce discours aussi pompeux que lassant, aussi entonna-t-il à voix basse une chanson où il était question de femmes nues et de gobelets d'alcool. Sans préavis, Teresa abattit sèchement sa main sur le crâne du garçon.

Outré que son humour ne soit pas apprécié à sa juste valeur, Guicciardini se renfonça contre le banc, ferma les yeux et commença à rêvasser. Les paroles de Savonarole lui paraissaient de plus en plus lointaines, comme si le moine se trouvait désormais dans une autre pièce.

- Je vous en conjure, mes frères, priez le Seigneur, afin qu'il nous donne la force de combattre la guerre et de refuser aux Français ce qu'ils exigent de nous!

Guicciardini se mit à somnoler, malgré les accents féroces que prenait la voix du moine.

- Priez le Seigneur et apaisez Sa colère! Bannissez le péché de vos vies et entrez dès cet instant dans la sainteté!

La foule reprit en chœur un "amen" tonitruant, qui fit presque trembler l'église, sans pour autant tirer le jeune homme de sa paisible torpeur. Son rêve préféré, celui d'une taverne emplie de poivrots reprenant en chœur ses chansons, s'était emparé de son esprit, en même temps qu'une expression béate se posait sur son visage.

Guicciardini fut tiré de son sommeil par le coup que lui asséna le postérieur rebondi de Teresa lorsque celle-ci se releva. Tout surpris de ne pas retrouver la quiétude de sa salle d'étude, il contempla quelques instants les tableaux dont étaient recouverts les murs de la nef, effrayé par la piètre qualité des madones et des angelots qui l'entouraient.

Annalisa et Teresa arboraient un air satisfait, que Guicciardini, cette fois bien réveillé, reprit à son compte. Ils attendirent encore quelques instants que la nef se fût vidée de la plus grande partie de la foule, puis gagnèrent l'allée centrale.

- Quel moment merveilleux! glapit Teresa, le visage rouge d'émotion, en se rattachant les cheveux.

- Ses paroles m'ont littéralement bercé, il n'y a pas d'autre mot! renchérit hypocritement Guicciardini.

- Je ne m'attendais pas à une réaction aussi enthousiaste de ta part... s'étonna Annalisa.

- J'avais des craintes infondées, ma chère. Mais j'ai enfin compris que la vie dissolue que j'ai menée jusqu'à présent était vouée à l'échec. À compter de ce jour béni, je jure de ne plus mettre les pieds dans le moindre endroit de débauche. J'ai même la ferme intention de consacrer ma vie à l'étude des Évangiles. Adieu, coquines et gueules de bois! Tout cela appartient au passé désormais.

- Non, ce n'est pas vrai! s'exclama Teresa avec satisfaction, prête à dispenser Guicciardini des travaux de nettoyage qui l'attendaient.

- Bien sûr que non, nigaude, lui répondit le jeune homme en éclatant de rire, très fier de sa plaisanterie. Le seul effet que m'a fait ton moine adoré est identique à celui d'un cruchon de mauvais vin: aussi répugnant que soporifique!

Teresa le toisa d'un air hautain, menaçant de frapper. Guicciardini vit passer dans ses yeux un éclair meurtrier, aussitôt réfréné par le rapide calcul du manque à gagner que lui coûterait la perte d'un de ses plus fidèles clients.

- Imbécile! se contenta-t-elle de dire.

Furieuse elle aussi, Annalisa se dirigea à grands pas vers la sortie. Penaud, Guicciardini la suivit, tandis que Teresa trottinait quelques mètres derrière. À peine la jeune femme eut-elle franchi le seuil de l'église que sa colère sembla s'évanouir d'un coup. Elle se précipita vers un vieillard appuyé contre un chêne plusieurs fois centenaire, mais néanmoins beaucoup plus vigoureux que lui.

- Mon oncle, vous êtes venu me chercher! dit-elle en l'enlaçant avec tendresse.

- Comment pourrais-je manquer à ma parole? Tu es ma nièce préférée, tout de même!

- Je suis votre seule nièce!

Faisant mine de ne pas avoir entendu, le vieil homme salua Guicciardini et Teresa.

- Cela fait bien longtemps que je ne t'ai pas aperçu à mes cours, Piero. Quand me feras-tu l'honneur de venir discuter de philosophie avec mes autres élèves?

Le garçon lui adressa un sourire forcé.

- En fait, j'avais l'intention de venir ce matin. J'ai malheureusement été un peu retardé par la messe. Vous ne le savez sans doute pas, maître, mais la religion est devenue la principale passion de mon existence.

Bien décidée à ne pas laisser un tel mensonge impuni, Teresa lui porta un violent coup de coude dans l'estomac. Au bord de l'étouffement, Guicciardini se plia en deux de douleur. Marsilio Ficino contempla la scène sans intervenir. Le vieux philosophe appréciait à sa juste valeur le rôle que jouait Teresa dans l'éducation de ses jeunes élèves. Il savait que, sous ses abords rudes, elle leur vouait une réelle tendresse, proportionnelle à la violence des soufflets qu'elle leur assénait lorsqu'elle n'était pas satisfaite de leur comportement.

Il connaissait assez les délicats rouages de l'existence pour savoir que le rôle du pédagogue ne se limite pas à dévoiler les arcanes de la pensée platonicienne. Au fond, les leçons que délivrait chaque soir Teresa dans la moiteur de sa taverne valaient amplement ses cours. Il se souvenait avoir lui-même consacré bien des nuits à écluser les tavernes de Naples, près de cinquante ans plus tôt, du temps où il y étudiait ses humanités. Il s'y était beaucoup amusé, avait beaucoup bu, beaucoup vomi et appris plus encore.

Il avait malheureusement dû quitter précipitamment la capitale du royaume des Deux-Siciles, après qu'un mari un peu trop jaloux eut chargé deux brutes de lui rapporter ses testicules sur un plateau d'argent. Peu désireux de finir comme Abélard, Ficino s'était enfui, traînant piteusement sa mule chargée de livres au gré des maigres emplois de précepteur qu'il parvenait à trouver. Après avoir perdu presque cinq ans à éduquer les rejetons d'aristocrates de campagne désargentés, il avait compris qu'il lui fallait élever le niveau de ses ambitions s'il ne voulait pas moisir ad vitam æ ternam dans quelque bourgade perdue au milieu des Apennins.

Un soir d'hiver, il avait sorti sa liasse de diplômes de l'étui de cuir qui les protégeait. Il avait relu une dernière fois ces témoignages d'une existence jusqu'alors vouée à l'échec le plus total et les avait rageusement jetés dans l'âtre de la cheminée. Après les avoir regardés se consumer, il avait chargé sa mule et avait laissé la fortune le guider vers des cieux plus favorables.

Il avait cheminé au hasard des routes jusqu'à Florence, où il était arrivé en mars 1467. Il était parvenu à trouver un modeste emploi de commis dans la librairie d'Alfredo Palma, réputée pour être la mieux fournie de la cité. Au contact des livres, qui le consolaient pourtant d'un travail obscur et mal rémunéré, ses rêves de gloire semblaient s'être dissipés plus vite encore que le dernier souffle d'un pestiféré.

C'est dans cette boutique qu'il avait un jour rencontré Laurent de Médicis, qui venait régulièrement s'y approvisionner. Le chef de la puissante famille avait discuté toute la nuit avec cet employé, dont la vaste culture l'étonnait autant qu'elle l'émerveillait. Quelques semaines plus tard, le Magnifique avait fait de Ficino le précepteur de ses enfants. Au bout de six mois, il lui avait confié la responsabilité de la bibliothèque, où il conservait l'immense collection de manuscrits et d'incunables rassemblés grâce à un solide réseau d'espions, de commerçants bien informés et d'érudits chèrement soudoyés.

En quelques années seulement, Ficino était ainsi devenu un personnage puissant. Autour de lui se pressaient des philosophes, à l'image d'Argiropoulos, venu de Grèce pour enseigner aux fils des meilleures familles les mystères de la pensée d'Aristote, et aussi des artistes, tels Andréa Del Verrocchio, dont le David de bronze, racé et vigoureux, trônait dans le salon du palais des Médicis. Placé au centre de ce tourbillon d'intelligence et de talent, Marsilio Ficino avait savouré chaque instant de sa nouvelle existence. Les années s'étaient ainsi doucement écoulées, jusqu'à ce jour funeste de 1492 où Laurent de Médicis mourut.

Deux ans plus tard, son fils Piero avait été chassé du pouvoir par la populace, qui avait instauré une république en lieu et place du gouvernement médicéen. Un à un, les artistes réunis par Ficino avaient alors fui la ville, dépités de voir que l'argent public ne permettait plus de financer leurs travaux. Michelangelo Buonarroti était ainsi parti à Rome. Le vieux Verrocchio s'était exilé à Venise, où le Sénat l'avait couvert d'or, tandis que son meilleur élève, Leonardo, avait trouvé refuge à Milan, auprès de la cour des Sforza.

Les rares amis qui avaient décidé de rester étaient morts. Las de ne plus apercevoir dans la capitale toscane que de vagues souvenirs de sa grandeur passée, Pic était ainsi allé s'enfermer dans son château de la Mirandole et n'en était plus sorti que dans un cercueil. Bardo Corsi, qui n'avait cessé de pleurer la mort du Magnifique, dont il était le plus fidèle compagnon de beuveries, avait dépéri en quelques mois, ruminant sa hargne contre la république nouvelle.

L'un après l'autre, Ficino les avaient conduits dans le lieu de leur repos éternel. Sombre entre tous fut le jour où il avait accompagné Politien dans son ultime demeure, un simple caveau creusé dans la crypte de l'église Santa Croce.

Par malheur, malgré toutes ses prières, la mort n'avait pas voulu de lui. En attendant qu'elle vînt enfin le cueillir, Ficino consacrait toute son activité à préserver les deux seules choses qui lui tenaient encore à cœur. La première était la Bibliothèque médicéenne, ultime relique de l'héritage de son vieil ami Laurent. La seconde était sa nièce Annalisa, qu'il avait recueillie à la mort de ses parents, quinze ans plus tôt, dans l'incendie de leur maison.

Annalisa allait désormais sur ses dix-huit ans. Ficino la chérissait comme une œuvre d'art, aussi en avait-il fait une jeune femme érudite, versée dans le latin comme dans le grec, et s'empressait-il de satisfaire chacun de ses désirs.

Il sourit en contemplant le brillant résultat de son éducation.

- Tu as toujours envie de venir chercher quelques livres à la Bibliothèque?

- Plus que jamais! Cela fait au moins une semaine que vous ne m'y avez pas emmenée!

- Alors, allons-y! conclut gaiement le vieillard.

- Je vous accompagne, intervint Guicciardini, qui estimait sans doute moins l'intelligence du vieux philosophe que les formes parfaites de sa nièce.

Teresa s'interposa, faisant barrage de son corps entre le jeune homme et la perspective de passer un agréable moment en compagnie d'Annalisa.

Elle le toisa avec sévérité.

- Pas question, mon gaillard. N'oublie pas que tu as un travail de nettoyage qui t'attend. J'ai une taverne qui pue la pisse, moi!

Convaincu d'être le souffre-douleur d'un dieu particulièrement mesquin et désœuvré, Piero Guicciardini observa Ficino et sa nièce s'éloigner. Loin d'attendrir Teresa, son air désespéré fit naître sur ses lèvres une moue impitoyable.

- Allez, au travail, mon garçon! Si tu te dépêches, tu auras peut-être fini avant ce soir...

Avant même d'entrer dans la salle de lecture de la Bibliothèque, Marsilio Ficino eut l'étrange pressentiment que son antre avait été profané. Sa respiration se fit hésitante, tandis que le rythme des battements de son cœur s'accélérait dangereusement. La main sur la poitrine, il dut s'appuyer quelques secondes sur l'épaule de sa nièce pour ne pas s'effondrer au beau milieu de l'escalier.

Son corps fatigué lui avait déjà adressé de nombreux avertissements au cours des dernières années, et l'accumulation des deuils et des déceptions avait achevé de l'épuiser. Ficino se savait en sursis depuis que Corbinelli l'avait prévenu que le moindre choc pouvait le tuer.

Si ce qu'il redoutait se vérifiait, plus rien, pas même sa nièce, ne le retiendrait à la vie. La mort pourrait alors bien l'emporter, il n'en avait cure.

Dès qu'il franchit le seuil de la salle, il vit que la petite porte qui fermait la salle secrète avait été arrachée de ses gonds et jetée sur le sol. Affolé, il se précipita dans la pièce. C'était le saint des saints de la Bibliothèque, dans lequel seuls quelques rares initiés avaient l'autorisation de pénétrer, car les témoignages les plus précieux de la pensée florentine y étaient réunis. Ficino ne connaissait pas de plus grand plaisir que de feuilleter, de longues heures durant, les parchemins annotés de la main d'illustres écrivains toscans que le Magnifique avait patiemment rassemblés là.

Sans se préoccuper du reste, il se dirigea droit vers le joyau de la collection des Médicis, dont le bâtiment tout entier n'était en fait que l'écrin. Laurent l'avait déniché dans la collection d'un aristocrate mort en exil à Athènes. Il l'avait fait ramener par l'intermédiaire d'un marchand byzantin et le conservait jalousement dans un petit cabinet jouxtant sa chambre à coucher.

Lorsque Laurent le lui avait montré, Ficino avait manqué défaillir. Sa première réaction avait été de tomber à genoux pour remercier le Seigneur de ce don inestimable. Aussi, à la mort du Magnifique, avait-il discrètement subtilisé le livre, de peur que les fils du maître de la ville, aussi incultes que cupides, ne songent à le vendre au plus offrant. Depuis ce jour, le précieux manuscrit était entreposé dans la pièce de la bibliothèque réservée aux incunables, dont seul Ficino avait la clé. Les privilégiés qui en connaissaient l'existence se comptaient sur les doigts des deux mains, ceux qui avaient eu l'honneur de le feuilleter sur les doigts d'une seule.

Un regard suffit à Ficino pour constater que son trésor avait disparu. Affolé, il courut frénétiquement d'étagère en étagère, jetant pêle-mêle sur le sol tous les ouvrages qui lui tombaient sous la main, parfaitement conscient qu'il ne faisait ainsi que retarder l'inéluctable constat.

Au bout de deux ou trois minutes, il mit un terme à sa recherche. Le doute n'était plus permis: le manuscrit du De monarchia avait disparu. Il s'agissait du seul texte autographe de Dante Alighieri ayant échappé à l'incendie qui, un an seulement avant sa mort, avait détruit la demeure du plus grand poète que la terre toscane eût jamais porté.

Sans un mot, le vieil homme s'assit alors par terre au milieu des livres renversés et se mit à pleurer.

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