12

Le retable de Taddeo Gaddi était le trésor de l'église Santa Croce. Peint plus de cent cinquante ans plus tôt, il n'avait jamais quitté l'autel de la chapelle de la famille Baroncelli. Au-dessous du panneau central représentant une Vierge en majesté, Gaddi avait représenté le martyre de sainte Lucie, dans le style simple et vigoureux qui caractérisait sa peinture.

La bienheureuse devait sa canonisation au mauvais goût de ses géniteurs. Ceux-ci l'avaient promise à l'un des hommes les plus laids de Syracuse. Préférant consacrer sa vie aux pauvres plutôt qu'à cet être détestable, la jeune femme l'avait repoussé et, afin de montrer sa détermination, elle s'était crevé les deux yeux.

Ce refus catégorique de l'ordre familial lui avait valu d'être traînée dans toute la ville par quatre bœufs, puis brûlée vive. Dotée d'une solide constitution, la sainte avait pourtant survécu aux flammes. De guerre lasse, le bourreau lui avait ouvert la gorge à coups de pique. Alors seulement Lucie avait consenti à rendre l'âme.

Le père Iacopo Carrucci, le chapelain de l'église, était tombé amoureux de ce retable la première fois qu'il l'avait aperçu, noyé dans l'obscurité de la chapelle. Ce tableau était son unique faiblesse. Sur tous les autres plans, sa vie était en accord parfait avec les préceptes de la doctrine catholique: il ne mangeait ni ne buvait plus que de raison, visitait quotidiennement les malades et distribuait aux pauvres l'essentiel des dons que recevait la paroisse. Jamais il ne rechignait à rendre sa visite mensuelle à la léproserie de la ville et il poussait la rectitude morale jusqu'à réciter quelques Pater supplémentaires lorsqu'un des enfants de chœur jurait en sa présence.

Pourtant, dès qu'il se trouvait en face du retable, oubliant tous ses principes, il s'abandonnait sans remords à la concupiscence.

Chaque jour, après la dernière célébration du soir, lorsque tous les fidèles étaient partis, il refermait soigneusement les lourdes portes de l'édifice sacré et se précipitait dans l'absidiole. Il s'installait sur le prie-Dieu placé juste devant l'autel, récitait à la va-vite une prière ou deux et demeurait de longues heures à le contempler.

Après en avoir admiré chaque détail, il refermait soigneusement les panneaux latéraux. Le lendemain, avant la première messe, il effectuait l'opération inverse. Alors seulement sa journée pouvait commencer.

Ce matin-là, en l'occurrence, elle commença très mal.

En pénétrant dans la petite chapelle, il trouva le retable ouvert. Il ne pouvait avoir oublié de le fermer la veille au soir. Pas une fois, depuis qu'il était devenu chapelain de l'église Santa Croce, dix-neuf ans auparavant, il n'avait commis une telle erreur.

Les couleurs de la prédelle lui parurent différentes de l'ordinaire. Elles semblaient passées, presque ternes. Il avait du mal à discerner les contours des divers personnages, comme si sa vue était brouillée. Son sublime retable ressemblait à une de ces toiles poussiéreuses qui hantent les murs des églises de campagne.

Lorsqu'il effleura l'étrange vernis, sa main dessina une trace claire sur le bois. Le père Carrucci essuya sur sa robe la substance poisseuse qui maculait ses doigts. Il baissa les yeux. Une large traînée rougeâtre partait de l'endroit précis où il se tenait et faisait le tour de l'autel. Il contourna le bloc de marbre et se figea.

Devant lui gisait le corps d'une femme nue. Elle reposait sur le ventre, recroquevillée au milieu d'une mare de sang. Rassemblant ses forces, le prêtre la retourna délicatement et regretta aussitôt son geste. Il s'agissait d'une jeune fille, à peine sortie de l'adolescence. Elle avait été égorgée et portait des traces de coups et de lacérations sur tout le corps. De larges morceaux de chair manquaient sur son ventre et ses cuisses. Des lambeaux de peau carbonisée pendaient de plusieurs endroits et, à la place de ses seins, deux sombres écorchures laissaient voir ses côtes.

Un horrible rictus de souffrance déformait ses traits. Tout ce qui avait autrefois contribué à la rendre belle avait été arraché. Elle n'avait plus de nez et ses yeux avaient disparu.

Le père Carrucci se retint à grand-peine de hurler. Hagard, il se signa maladroitement, puis sortit de la chapelle à toutes jambes, bousculant tout sur son passage.

La nouvelle de la découverte du cadavre se répandit dans la ville à une vitesse déconcertante. En moins d'une heure, plusieurs centaines de personnes s'étaient massées devant l'église Santa Croce. Une dizaine de soldats montait la garde aux portes, empêchant quiconque d'entrer.

Piero Soderini arriva vers dix heures, avec le sentiment de revivre chaque jour la même scène lugubre. La foule, composée en majorité de partisans de Savonarole, salua son apparition par un grondement hostile. Ignorant les remarques, le gonfalonier pénétra à grands pas dans l'église et se dirigea droit vers la chapelle où s'affairait Corbinelli.

Lorsqu'il aperçut le cadavre, sa morosité se transforma en abattement. Il avait vu bien pire depuis le début de la vague d'assassinats mais, cette fois, la victime n'avait pas vingt ans. Malgré les sévices, on pouvait deviner derrière ces linéaments tuméfiés un visage qui avait dû être fin et peut-être même joli. Ses cheveux poissés de sang étaient d'une belle couleur blonde. Étrangement détendu, son corps n'opposait aucune résistance aux mains du médecin.

- Comment est-elle morte?

La phrase du gonfalonier se répercuta de voûte en voûte dans l'église déserte. Absorbé par son travail, Corbinelli ne l'avait pas entendu arriver. Il fit signe à Deogratias de poursuivre l'examen du corps.

- Elle s'est vidée de son sang par ces blessures à la gorge. Les incisions ont été faites pour éviter les points vitaux. Aucune n'est mortelle en soi, mais leur accumulation a été fatale. La perfection, comme d'habitude.

- Où a-t-elle été tuée?

Le médecin s'avança vers l'autel de la chapelle.

- Elle a été blessée ici, devant le retable. Elle a dû s'écrouler, puis elle s'est traînée jusque derrière l'autel. Elle est morte là-bas, les bras repliés contre son corps, comme un enfant qui dort. Les tueurs l'ont regardée mourir du rebord de l'autel.

Le gonfalonier sursauta.

- Les tueurs? Ils étaient plusieurs?

- Il y a trois empreintes de pieds différentes.

- Comment peux-tu être certain qu'elles appartiennent aux assassins? Il y en a au moins trente autres tout autour de nous.

- Le chapelain a fait preuve d'un sang-froid étonnant. Dès qu'il a trouvé le corps, il est sorti en refermant les portes de l'église à clé. Avant de faire quoi que ce soit, les hommes du guet ont à leur tour prévenu Malatesta, ce qui m'a permis d'entrer le premier dans l'église. Comme le curé m'a juré ses grands dieux de n'avoir pas mis le pied sur la petite surélévation qui entoure l'autel, j'en déduis que ces empreintes appartiennent aux tueurs. Hoc demonstrandum erat.

- Parfait, nous poursuivons trois personnes au lieu d'une. De mieux en mieux!

- Ne soyez pas si pessimiste, Excellence. Ils viennent de commettre leur première erreur. Nous tenons enfin une information utile.

Soderini secoua tristement la tête.

- Tu le diras aux parents de cette jeune femme. Ils sauront que leur fille n'est pas morte pour rien.

- C'est peu, j'en conviens. Cependant, ils ont agi jusqu'ici de manière remarquablement discrète. Une fois encore, personne ne les a vus.

- Comment ont-ils pénétré dans l'église? La porte n'était-elle pas fermée?

- Si, bien sûr, comme chaque soir. Ils ont forcé l'entrée du presbytère. Le curé dormait à l'étage et n'a rien entendu.

Le gonfalonier parut se calmer un peu.

- Qu'as-tu découvert d'autre?

- Rien de plus que d'habitude. Elle a été torturée avant d'être amenée ici. Toutes les blessures, y compris l'énucléation, ont été faites alors qu'elle vivait encore. J'ai retrouvé son nez et ses dents au fond de sa gorge. Les yeux ont disparu, par contre.

- On sait qui c'est?

- Aucune idée.

- Pourquoi l'a-t-on amenée ici?

- Il s'agit encore d'une mise en scène. Mettez-vous là, Excellence, à l'endroit exact où on lui a tranché la gorge.

Le gonfalonier contempla longuement la mare de sang que lui indiquait Corbinelli avant de consentir à se placer là où le médecin le lui indiquait.

- Et alors? Que dois-je voir?

- Observez bien le retable.

Soderini fixa le tableau et murmura presque aussitôt:

- Sainte Lucie! Elle a été tuée comme sainte Lucie! Mon Dieu, ils savaient exactement ce qu'ils faisaient!

- Sainte Lucie n'est pas une martyre quelconque. C'est la patronne des aveugles.

- On en revient toujours aux yeux.

- Oui, répondit Corbinelli. Depuis le début, je me demandais pourquoi les tueurs arrachaient les yeux de leurs victimes. Je pensais à une sorte de signature, un sceau destiné à marquer leurs crimes. C'est la clé de leur folie meurtrière, en fait.

Soderini soupira, puis alla s'asseoir sur une des chaises alignées devant l'autel. La situation échappait de plus en plus à son contrôle. Il était tenaillé entre des assassins d'une audace folle et des citoyens prêts à laisser exploser leur colère à la première occasion. Le couperet commençait à s'approcher trop dangereusement de son cou. Cette affaire devait être résolue au plus vite.

Il ne nourrissait pourtant aucune illusion sur ses chances de retrouver les tueurs. À moins d'un miracle, jamais Malatesta ne mettrait la main sur eux.

Il fit alors la dernière chose qui fût encore en son pouvoir. Il se tourna vers le Christ en majesté suspendu au-dessus du chœur, ferma les yeux et se mit à prier.

- Mais laissez-moi passer, enfin!

Malgré sa petite taille, donna Stefania repoussa violemment le soldat qui tentait de s'opposer à son entrée. La maquerelle était vêtue sobrement et s'était délestée de tous ses bijoux. L'homme comprit qu'il ne parviendrait pas à la retenir bien longtemps et la laissa pénétrer dans l'église Santa Croce.

Dès qu'elle franchit le seuil, Malatesta accourut vers elle.

- Vous ne pouvez pas entrer pour le moment. Vous viendrez prier plus tard.

- Vous ne savez pas qui je suis, pas vrai? demanda la maquerelle. Poussez-vous!

Surpris qu'on ose lui tenir tête, Malatesta ne savait comment réagir. Soderini accourut à son secours, un sourire narquois aux lèvres:

- Allons, donna Stefania, cessez de taquiner ce malheureux. Il fréquente plus volontiers les salles d'armes que les établissements comme le vôtre. Qu'est-ce qui vous amène?

- Le bruit court que vous avez trouvé le cadavre d'une jeune femme.

Le gonfalonier cessa aussitôt de sourire.

- En quoi cette nouvelle vous concerne-t-elle?

- Je crois savoir de qui il s'agit. Une de mes filles a disparu hier soir. Je l'ai envoyée faire des courses et elle n'est pas revenue.

- Elle est sans doute allée voir quelqu'un de sa famille. Un amant, peut-être.

Sûre d'elle, la petite femme secoua la tête.

- Non, je ne crois pas qu'elle se soit enfuie. Où aurait-elle pu aller, d'ailleurs? Aucune de mes filles n'est originaire de la région. Quant aux relations privées, elles sont interdites dans mon établissement.

- Vous vous inquiétez sans doute pour rien.

- Je me permets d'insister, Excellence. J'aimerais m'en assurer par moi-même.

- Je veux bien vous montrer le cadavre, donna Stefania, mais il est méconnaissable. Si c'est bien elle, vous ne pourrez même pas l'identifier.

- Je voudrais quand même la voir. Je ne quitterai pas cet endroit tant que je n'en aurai pas le cœur net.

La maquerelle n'était pas disposée à abandonner la partie. Soderini haussa les épaules et se dirigea vers la chapelle Baroncelli.

- Dans ce cas, suivez-moi.

Il s'arrêta face à l'autel. La fille était toujours allongée sur le sol, mais son corps était désormais recouvert d'un drap blanc. La maquerelle se pencha sur le linceul, qu'elle souleva d'une main tremblante. Incrédule, elle observa le cadavre mutilé sans pouvoir parler.

- Alors, c'est elle? intervint finalement Soderini.

Donna Stefania se réveilla d'un coup. Submergée de dégoût, elle recula précipitamment.

- Je... je n'en suis pas certaine. La stature et la couleur de cheveux correspondent, mais il ne reste rien du visage.

- Elle n'avait pas une marque ou un signe distinctif sur le corps?

Donna Stefania réfléchit quelques instants, avant d'acquiescer d'un vague hochement de tête.

- Elle s'est brûlée le dos de la main avec de l'huile, il y a environ deux semaines. La droite. Si c'est elle, la cicatrice doit encore être visible.

Corbinelli s'accroupit auprès de la défunte. Il souleva la main assez haut pour que, de là où ils se trouvaient, le gonfalonier et la maquerelle puissent apercevoir la tache rosâtre qui l'ornait.

Cette constatation brutale acheva de briser le masque sévère de donna Stefania. Quelques larmes creusèrent des sillons clairs sur ses joues trop fardées. Elle s'agenouilla à côté du cadavre. Elle n'avait guère fréquenté les églises au cours de sa vie, aussi se contenta-t-elle de murmurer quelques mots simples en guise de prière. Gênés, Soderini et Corbinelli la laissèrent seule.

Quelques minutes plus tard, donna Stefania recouvrit le visage de la morte. Lorsqu'elle rejoignit Soderini dans la nef, ses traits avaient retrouvé leur aspect dur et froid.

- Je vous prie d'excuser cet instant de faiblesse. Vous n'avez pas idée de l'affection que je porte à mes pensionnaires. Je les aime comme si elles étaient issues de ma propre chair.

- Savez-vous ce qui aurait pu provoquer sa disparition?

- Non, pas du tout. Je n'ai jamais eu le moindre problème avec elle. Son comportement était tout à fait normal. Les autres filles l'adoraient. Je ne vois pas qui aurait pu lui en vouloir.

- Je vous remercie, donna Stefania. Vous nous avez été d'un grand secours. Vous feriez bien de partir, maintenant.

La femme acquiesça et suivit Soderini jusqu'à la porte. Avant de franchir le seuil de l'édifice, elle s'arrêta et lui dit, d'une voix qui avait retrouvé toute son assurance:

- Je vous serai reconnaissante de bien vouloir me rendre le corps lorsque votre médecin aura achevé ses constatations. J'aimerais m'occuper de son inhumation dès que possible.

- Bien sûr. Vous l'aurez dès demain.

La maquerelle le remercia, fit mine de sortir, puis se ravisa. Ses pupilles brillaient d'une colère froide.

- Quand vous aurez trouvé le coupable, punissez-le comme il le mérite..

- Vous pouvez en être certaine. J'y tiens autant que vous.

- Bien.

Soderini se contenta de pousser le battant de la lourde porte de bois et l'accompagna jusqu'à l'extérieur. Sur le parvis, le nombre de badauds s'était encore accru. L'apparition du gonfalonier provoqua une nouvelle salve de commentaires acerbes.

Tous les principaux dirigeants politiques étaient venus constater par eux-mêmes le nouveau drame, à l'exception notable de Savonarole. Au tout premier rang, Tommaso Valori commentait avec ses voisins la macabre découverte. Juste derrière lui se trouvait Bernardo Rucellai, accompagné d'Antonio Malegonnelle.

Malegonnelle était arrivé deux ans plus tôt. Nul ne savait d'où il venait, ni ne connaissait l'origine des caisses de ducats que transportait son armée de serviteurs, mais quelques mois lui avaient suffi pour pénétrer le cercle très fermé de l'aristocratie. Sûr de sa position et de son influence, il arborait en toutes circonstances une expression de froide arrogance. Rucellai tolérait sa présence parce qu'il était son principal soutien financier. Il tâchait néanmoins d'endiguer au mieux l'ambition démesurée de son conseiller.

Soderini éprouvait une répulsion particulière pour toute forme excessive de vanité, surtout lorsqu'elle était à ce point teintée de suffisance, aussi ne s'attarda-t-il pas plus sur cet être méprisable.

Sur un simple geste de Valori, le grondement de la foule cessa.

- Comptez-vous laisser ces assassins agir ainsi en toute impunité, Excellence?

- Qu'est-ce que cela signifie, Valori? Sous-entendriez-vous que nous ne faisons pas tout notre possible pour les retrouver?

- J'observe simplement les faits, Excellence. Trois morts hier parmi nos frères, un autre aujourd'hui. À ce rythme, la ville va bientôt être dépeuplée. Vos efforts tardent à porter leurs fruits.

Soderini ne voulait pas donner sa colère en pâture à ses adversaires. Il fît son possible pour calmer la rage qui montait en lui.

- Vous avez peut-être une meilleure stratégie que la nôtre?

Valori le fixa sans ciller.

- Il n'y a qu'une seule manière d'éliminer définitivement les germes du mal: il faut les brûler à la racine.

- Je doute que ce soient là les instructions de votre chef.

- Savonarole est incapable d'agir. Nous ne pouvons plus nous contenter de belles paroles. Nous voulons des actes.

- Et que comptez-vous faire?

- Nous allons fouiller les lieux de débauche de la ville et nous retrouverons ces tueurs. Nous anéantirons en même temps tout ce qui mine les fondements de notre civilisation.

- Vous êtes complètement fou. Vous allez provoquer une guerre civile!

- Seul le feu purifiera Florence.

La voix vibrante, Valori se tourna vers la foule et leva les bras au ciel:

- Mes frères, voulez-vous assister plus longtemps à la déchéance de notre cité?

Un "non" unanime jaillit simultanément des gorges de la centaine d'adolescents qui entouraient l'orateur, aussitôt repris par la multitude qui se massait devant l'église.

Encouragé par la réaction de la foule, Valori poursuivit:

- Êtes-vous prêts à combattre la vermine jusqu'à son anéantissement? Êtes-vous prêts à répandre le sang et les flammes?

- Oui! hurla la meute, qui n'attendait plus qu'un ordre pour se mettre en branle.

- Alors propagez-vous dans la ville, fouillez-en les moindres recoins et détruisez tous les repaires du diable!

Soderini fit une ultime tentative pour empêcher la catastrophe qu'il voyait se dessiner devant lui:

- Vous commettez une terrible erreur! Calmez vos fidèles pendant qu'il en est encore temps...

- C'est trop tard. Vous avez échoué à nettoyer toute cette fange. Laissez donc faire ceux qui ne craignent pas de se salir.

- Je vous en supplie... Vous faites le jeu des tueurs. Vous vous comportez exactement comme ils l'avaient prévu. C'est ce qu'ils veulent depuis le début: vous provoquer, vous pousser à la révolte.

- On ne peut retenir la colère avec de simples mots, Excellence. Le mouvement est lancé. Nul ne peut plus l'arrêter.

Soderini fit un signe discret à Malatesta. Entouré de quelques-uns de ses soldats, le mercenaire s'avança vers Tommaso Valori. Voyant qu'on voulait arrêter leur chef, ses jeunes fidèles repoussèrent les hommes du gonfalonier.

La voix de Valori s'éleva une dernière fois du cœur de la foule:

- Allez, mes frères, et brûlez tous les lieux de luxure et de perversion! Que le Seigneur vous protège et vous bénisse tous!

Le parvis de l'église Santa Croce se vida en quelques minutes à peine. D'un même mouvement, les partisans de Savonarole s'étaient déversés dans les rues environnantes, incapables de contrôler plus longtemps la colère attisée par Tommaso Valori avec un savoir-faire digne des meilleurs sermons de son maître.

Impuissant à contenir cette troupe immense qui hurlait son amour de Dieu, Soderini s'assit sur les marches de l'église. Le destin était en route et il ignorait tout à fait comment l'arrêter. Juste au-dessus de sa tête, la gueule grande ouverte, le démon sculpté sur le portail de l'église semblait rire de toutes ses dents.

Les soldats observaient leur chef, dans l'attente d'un ordre. Silencieux, le mercenaire alla s'asseoir aux côtés du gonfalonier. On ne pouvait pas plus endiguer une telle tempête qu'une épidémie de peste. Valori avait sans doute raison: seul le feu pourrait venir à bout d'un mal si profond. Or Malatesta était bien incapable de prévoir dans quel sens le vent de la haine allait pousser les flammes.

Parmi les rares personnes encore présentes sur la place se trouvait Bernardo Rucellai, toujours flanqué d'Antonio Malegonnelle. Impassibles, les deux hommes commentèrent brièvement la situation à voix basse avant de s'éloigner sans hâte particulière. Non loin se tenait donna Stefania. Elle aperçut la large silhouette de Piero Guicciardini à quelques mètres d'elle à peine. Le jeune homme la fixait d'un air interrogateur.

L'éclair dans les yeux de donna Stefania lui fit comprendre qu'elle l'avait reconnu. La maquerelle se retourna vers le gonfalonier. Celui-ci semblait avoir totalement oublié sa présence. Avec une lenteur calculée, elle s'approcha de l'adolescent. Au moment où elle passa à sa hauteur, elle feignit de trébucher sur une dalle mal scellée. D'un geste vif, Guicciardini la retint par la taille juste avant qu'elle ne s'écroule sur le sol. Elle profita de l'instant où son corps entra en contact avec celui de l'adolescent pour lui susurrer quelques mots à l'oreille: - Tu cherches toujours Boccadoro?

- Oui, se contenta-t-il de répondre d'un imperceptible mouvement des lèvres.

- Viens chez moi ce soir, à minuit précis. Passe par-derrière.

Elle se redressa aussitôt et le contempla comme s'il s'était agi d'un parfait inconnu.

- Je vous remercie, articula-t-elle d'une voix aussi froide que possible.

Guicciardini lui adressa un sourire poli, mais la petite femme s'était déjà éloignée d'un pas rapide.

Par groupes de quinze ou vingt, les jeunes partisans de Savonarole s'étaient répandus dans les rues, brûlant et dévastant tout ce qui symbolisait à leurs yeux la corruption de l'âme florentine. Rien n'avait résisté à leur furie. Salles de jeu, bordels, tavernes, ils avaient tout ravagé sans la moindre hésitation.

Armée d'un solide tison, Teresa était parvenue à repousser la première vague d'assaillants. Très vite, elle fut cependant contrainte de se barricader à l'intérieur. Sa digue de fortune, faite de tables poisseuses et de chaises lustrées par d'innombrables postérieurs, se révéla malheureusement trop fragile pour empêcher l'inéluctable dénouement.

Une fenêtre céda d'abord, puis la porte s'effondra dans un craquement sourd. Par dizaines, les jeunes combattants de Dieu s'engouffrèrent dans les brèches et se mirent en devoir de briser tout ce qui pouvait l'être.

Malgré sa résistance farouche, Teresa fut traînée dehors par quelques bras trop puissants même pour sa carcasse robuste. Assise sur le sol, elle assista impuissante à la destruction du fruit de trente années de labeur. Le bâtiment tout entier s'embrasa en quelques instants, après qu'une main anonyme eut lancé une torche sur le toit de chaume.

Attisée par l'écroulement brutal de ses idéaux, la haine monta en elle aussi vite que le feu le long des poutres de sa taverne. Comme beaucoup, elle avait cru en Savonarole. Même s'il n'était pas directement responsable du délire mystique de ses troupes, le dominicain était coupable. Il n'avait pas su empêcher que les espoirs qu'il avait fait naître fussent détournés de leur cours. Le rêve d'une cité unie et apaisée par le miracle de la foi était un leurre.

Savonarole allait devoir payer le prix de cette désillusion.

En attendant, la gargotière ruinée comptait bien se venger sur le premier vaurien passant à sa portée. Elle s'aperçut qu'il ne restait plus personne devant les ruines fumantes de son établissement. Les adolescents étaient déjà partis en quête d'un autre temple du vice à détruire.

Embrasé par de multiples foyers, le ciel de Florence rougeoyait de mille feux. Appuyé contre le parapet d'un balcon, un spectateur encapuchonné observait ce triste spectacle avec une délectation semblable à celle de Néron face à l'incendie qu'il avait lui-même allumé au cœur de la Cité éternelle.

Un homme pénétra dans la pièce, mais la silhouette ne bougea pas, fascinée de voir avec quelle rapidité les racines du mal qu'elle avait fait germer s'étaient enfoncées jusqu'aux fondations de la ville.

- Vous êtes en retard, Éminence, le bal a déjà commencé.

- Tu aurais quand même pu trouver un lieu moins proche des cieux. J'ai cru mourir tant il y a de marches dans ce damné clocher!

- Soderini a eu raison de se moquer de votre gourmandise l'autre jour, dans la salle du Conseil. Les mets délicats dont vous vous emplissez la panse vous empêchent d'atteindre les sommets de l'esprit.

La bouche de Saint-Malo se contracta sous l'effet de la colère. Il trouva néanmoins la force de prononcer chaque mot avec une lenteur appropriée:

- Cela doit provenir d'une forme de susceptibilité que vous autres Italiens jugez probablement "barbare", comme chacun de mes faits et gestes, mais j'aime que mes employés s'adressent à moi avec un minimum de déférence. Cela vaut pour toi aussi.

- Mettez-vous bien cela dans la tête, tout cardinal que vous soyez: je ne suis pas votre employé. Je ne demande aucun salaire en échange de mes conseils, tout juste quelques menus services. Pour répondre à votre remarque sur ce lieu, je l'ai justement choisi parce que c'est d'en haut qu'on distingue le mieux la folie des hommes. Vous ne sauriez rêver meilleure place pour contempler les premiers résultats de notre plan. Profitez du spectacle, Éminence, vous n'en reverrez sans doute pas d'aussi plaisant avant longtemps!

- Comment peux-tu t'en repaître? C'est ta cité qui flambe là-dessous!

- Je ne me réjouis que de ce que cela annonce. Je n'ai rien contre tous ces nigauds qui se laissent mener par le bout du nez. Ce n'est pas d'eux que je veux me venger. Seules deux vies m'intéressent. Lorsque je les aurais enfin prises, mon existence reprendra son cours normal.

- En tout cas, je te félicite. Tout s'enchaîne à merveille.

- Oui, le choix de notre allié s'est révélé tout à fait judicieux. Son dernier coup a poussé Valori à agir. Attendons encore quelques jours, le temps que la population se lasse. Elle abattra ce fou aussi vite qu'elle l'a élevé. Savonarole s'effondrera alors à son tour et nous pourrons enfin nous en débarrasser.

- C'est admirable! Tu seras grassement récompensé.

- Commencez par me donner le livre, comme vous me l'avez promis.

- Ah, oui! le livre... Attends voir...

Le cardinal tira un petit paquet d'une des poches de sa robe et le tendit à son interlocuteur, qui le glissa sous son pourpoint.

- J'y ajouterai une prime conséquente. Tu l'as bien méritée.

- Je ne veux pas d'argent.

- Comment ça? Nul ne refuserait quelques bonnes pièces d'or!

- Nous ne sommes décidément pas du même monde, Éminence. Pour vous, cela n'est que vieux parchemin et encre effacée, mais c'est un trésor bien plus précieux que tout l'or de votre royaume. Vous ne savez pas lire entre les lignes. C'est ce qui vous perdra, le moment venu.

- Et la putain?

- Patience, je saurai bientôt où elle se terre. J'attends le moment propice.

- Il faut faire vite. Si elle se met à tout raconter, je suis mort! Et il y a cette lettre qui traîne...

- Si votre homme n'avait pas fait une erreur aussi grossière, nul n'aurait été au courant de votre implication dans le projet. Je me suis moi aussi compromis à cause de cet imbécile. Je devais me contenter d'observer la tournure des événements.

- Ne t'inquiète pas. Je suis le seul à savoir que tu travailles pour moi. Lui-même ne connaît pas ton existence. Il aurait d'ailleurs mieux valu l'avertir de notre collaboration, cela aurait évité que ses sbires...

La silhouette l'interrompit d'un geste impérieux de la main.

- Surtout pas... Je devais prendre ce risque pour que cela paraisse crédible. Malatesta n'hésiterait pas à me tuer s'il avait le moindre doute...

Il n'acheva pas sa phrase. La lueur des innombrables incendies éclaira fugacement son visage. Ce que Saint-Malo lut dans ses pupilles le fit frémir.

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