15
Marsilio Ficino habitait à quelques rues seulement du monastère de San Marco, au cœur de la zone menacée par les émeutiers. Annalisa ouvrit la porte. Un large sourire aux lèvres, elle se jeta dans les bras de son fiancé, mais esquissa un geste de recul quand elle aperçut sa compagne.
- Annalisa, je te présente Boccadoro.
La nièce de Ficino contempla la prostituée avec un mélange de froideur et de méfiance.
- Enchantée, se contenta-t-elle de dire, sur un ton qui signifiait exactement le contraire.
- Moi aussi. Je suis ravie de te connaître.
Boccadoro avait parlé avec lenteur, en insistant sur chacun des mots qu'elle avait prononcés et sans jamais la quitter des yeux.
Machiavel se sentit soudain coupable d'être tombé si facilement sous le charme de la prostituée. L'irrésistible fascination qu'elle exerçait sur les hommes pesait sur chacun de ses gestes. En sa présence, il se sentait comme un insecte face à une bougie, conscient de courir le risque de se brûler s'il s'approchait trop, mais incapable de se libérer de son champ d'attraction.
Il se rapprocha d'Annalisa et ses doigts glissèrent sur ceux de la jeune femme. Ce geste presque imperceptible suffit à la rassurer. Elle recula d'un pas et leur fit signe de la suivre.
Marsilio Ficino dînait lorsque les visiteurs firent leur entrée. Il se leva pour les accueillir. Attablés face à lui devant un énorme plat de pâtes, Guicciardini se figea. Le long vermicelle qu'il était en train d'aspirer resta pendu dans le vide. Vettori fit preuve d'une plus grande sobriété et se contenta de contempler la prostituée d'un œil concupiscent.
Gêné par la réaction de ses amis, Machiavel fit néanmoins les présentations:
- Boccadoro, je te présente Marsilio Ficino, le dernier philosophe digne de ce nom. Les deux nigauds au fond sont Francesco Vettori et Piero Guicciardini.
Ce dernier se dressa sur ses pieds. Sa chaise se renversa dans un vacarme épouvantable.
- Tu peux m'appeler Ciccio. Mes amis m'appellent comme ça.
Vettori se releva à son tour et s'approcha de Boccadoro en contournant la table. Il prit les doigts de la prostituée entre les siens et posa ses lèvres sur le revers de sa main.
- Je suis Francesco. Si tu as besoin d'aide, je serai là.
- Merci, j'y songerai... bredouilla-t-elle.
- J'y compte bien!
Devant le trouble de son interlocutrice, Vettori finit par lâcher sa main et retourna s'asseoir.
- Vous devez avoir faim, non? demanda la nièce de Ficino.
En réalité, sa question s'adressait surtout à Machiavel, mais Boccadoro acquiesça.
- Bien, je vais vous chercher des pâtes.
- Attends!
La voix de Boccadoro s'était élevée si brusquement qu'Annalisa sursauta.
- Puis-je t'aider?
- Euh... Oui, bien sûr...
Côte à côte, les deux femmes sortirent de la pièce. Ficino les suivit des yeux, puis se tourna vers Machiavel:
- As-tu entendu les dernières nouvelles, Niccolò?
- Il est difficile d'y échapper.
- Qu'en penses-tu?
- Je vous connais trop bien pour ignorer que votre question n'est pas dépourvue d'arrière-pensées...
- J'ai effectivement mon idée, mais je suis sans doute devenu trop prudent avec l'âge. J'attends de toi la confirmation de mon hypothèse.
- C'est trop simple. Ils savent toujours exactement ce qu'ils font. Ils sont trop malins pour se laisser surprendre ainsi.
- Ils se seraient fait repérer intentionnellement, alors? demanda Guicciardini dans un nouveau bruit de mastication. C'est une nouvelle mise en scène?
- J'en ai l'impression.
Ficino intervint à nouveau:
- Je suis heureux de voir que les ans n'ont pas encore infligé à mon cerveau de dommages irréversibles. C'est exactement la conclusion à laquelle j'étais parvenu.
- Mais pourquoi ont-ils pris un tel risque? s'interrogea Vettori. Ils ont failli se faire arrêter!
- Tout était calculé, Francesco. La religieuse qui les a surpris était parfaitement inoffensive. Ils voulaient seulement être vus pour qu'on sache qui ils sont... ou plutôt qui leur chef est censé être.
- Savonarole...
- Personne ne l'a reconnu avec certitude, reprit Ficino, mais tous les indices sont là. Un moine, qui plus est un dominicain... C'est amplement suffisant pour l'accuser.
Machiavel fit une moue dubitative.
- Cela n'avait rien à voir. C'était à moi que le nain en voulait ce jour-là.
- Pardonne-moi cette constatation, Niccolò... Néanmoins, même si j'en suis très heureux, je doute qu'il ait pu te manquer deux fois de suite.
- Vous insinuez qu'il m'a laissé la vie sauve à dessein?
- Plus j'y songe et plus je suis convaincu que tu sers d'appât depuis le début. Je ne sais pas pourquoi ils t'ont choisi, mais ils semblent contrôler chacun de tes gestes.
Machiavel se remémora les événements de la semaine écoulée. Tout s'enchaînait parfaitement dans son esprit.
- Saint-Malo m'a attiré dans cette ruelle et son tueur m'a bloqué la route. Je n'avais d'autre choix que de me jeter dans les bras de Savonarole...
- J'en ai bien peur.
- Mais pourquoi?
- Pour créer de toutes pièces une relation entre Savonarole et les meurtres. Même s'il n'y est pour rien, il était là quand le nain a massacré ces malheureux. Dans l'esprit des gens, il est désormais impliqué. C'est cela qui compte.
- Personne ne va se laisser abuser par un plan si grossier!
- Plus la foule est nombreuse et plus elle est crédule, Francesco. Les esprits étaient préparés depuis longtemps à la culpabilité de Savonarole. Il a suffi de leur montrer ce qu'ils voulaient voir.
- Si ce n'est lui, c'est l'un des siens... Le terrain était prêt. Il ne restait plus qu'à faire germer la graine.
- Et la semence est en train de pousser à toute allure. Ce sera bientôt un arbre qu'il sera bien difficile de mettre à bas.
Piero Guicciardini fit un signe de la main pour réclamer la parole.
- Attendez, maître... Les assassins savaient par avance ce qu'allait faire Niccolò, avez-vous dit. C'est bien cela?
Le philosophe hocha la tête.
- Dans cas, ils avaient prévu qu'il ramènerait Boccadoro ici.
- Je crains que tu n'aies raison, Piero. Nous sommes tombés dans leur piège comme des enfants. Nous allons devoir veiller très attentivement sur elle.
Comme s'il voulait repousser ce sinistre augure, le philosophe se tut et le silence retomba sur la petite assemblée. Ficino contempla son assiette tachée de sauce. Il se sentit soudain profondément las. La mort rôdait autour de lui depuis trop longtemps. La couleur du sang avait souillé tout ce à quoi il tenait. Il avait maintenant peur pour les dernières personnes qui lui étaient encore chères.
- Nous avons fait une terrible erreur en amenant Boccadoro ici, conclut-il d'une voix fatiguée. Enfin... Ce sera peut-être un mal pour un bien. En tout cas, mes garçons, ne la quittez pas des yeux. À aucun moment vous ne devez leur laisser la possibilité de l'atteindre.
Il se releva en prenant appui sur le dossier de sa chaise et se dirigea vers la cuisine.
- Bah... N'y songeons plus pour ce soir. Allons plutôt voir si nos deux donzelles ne se sont pas entre-tuées.
Annalisa et Boccadoro étaient agenouillées devant la large cheminée. Tournant le dos à l'entrée, elles ne se rendirent pas compte tout de suite qu'on les observait. Boccadoro prononça quelques mots à voix basse. Le rire joyeux d'Annalisa résonna dans la pièce.
- Je vois que vous avez fait connaissance! s'exclama Ficino.
Les deux jeunes filles se retournèrent d'un même mouvement, un peu troublées d'avoir été prises sur le fait.
- Boccadoro me racontait des histoires de son pays, se justifia maladroitement Annalisa. Elle vient d'Afrique, vous savez!
Vettori se précipita dans la brèche.
- Merveilleux! Est-ce vrai ce qu'on raconte? Que là-bas certains hommes dévorent la cervelle encore chaude de leurs ennemis après la bataille?
- Je n'ai jamais entendu parler de ces guerriers cannibales, répondit Boccadoro avec un sourire indulgent. Il n'y en a pas dans ma région. Peut-être vivent-ils plus au sud...
- D'où viens-tu?
- Ma terre n'est séparée de la vôtre que par un mince bras de mer.
Boccadoro souriait toujours, mais ses yeux étaient empreints d'une profonde nostalgie.
- Comment es-tu arrivée ici? lui demanda Machiavel.
- Un marchand m'a achetée à mes parents lorsque je suis devenue femme. J'avais quatorze ans quand il m'a amenée ici avec lui. Il était amoureux de moi, vous comprenez? Il me voulait pour lui... Pour lui seul. Je m'occupais de sa maison et je partageais sa couche. Ça a duré un peu plus de deux ans. Puis ses affaires se sont dégradées et il a été contraint de me vendre à donna Stefania. J'ai eu de la chance, elle aussi s'est montrée très bonne avec moi.
- Et qu'est devenu l'homme qui t'a amenée ici?
- Il est mort, répondit la prostituée en fixant le fond de l'âtre. Il y a moins d'une semaine...
- Trevi... murmura Machiavel.
Boccadoro acquiesça:
- Il n'a jamais cessé de m'aimer, même après m'avoir vendue. Il me disait tout le temps qu'il me rachèterait.
- Il avait vraiment l'argent? Elle ne t'aurait jamais laissée partir, même contre une fortune.
- Trevi était malin. Lorsqu'il m'a vendue, il a fait signer à donna Stefania une clause stipulant que, s'il parvenait à réunir cinq mille ducats, elle serait obligée de me céder à lui. Chaque mois, il parvenait à économiser vingt ou trente ducats. Seulement, ça n'allait pas assez vite à son goût. Alors il a voulu accélérer les choses...
- Il a volé quelqu'un? demanda Guicciardini.
- Non, il n'était pas toujours très honnête, mais ce n'était pas un voleur. C'est à cause de ce moine, au bordel.
Annalisa manqua de s'étouffer:
- Un moine? Dans un bordel?
- Ce n'est pas le premier serviteur de Dieu que j'ai comme client. J'ai même eu un évêque une fois! Si tu connaissais le nom de tous ceux qui viennent chez donna Stefania, tu serais bien surprise!
D'un clin d'œil entendu, Guicciardini fit comprendre à Ficino qu'il n'ignorait rien de ses aventures avec la maquerelle. Le philosophe ne put empêcher un léger rosissement de gagner ses joues.
- Le moine est arrivé il y a un peu plus de deux ans. Personne ne l'avait jamais vu auparavant, mais il est très vite devenu un habitué. C'était un client étrange. Il refusait absolument de se déshabiller. Un jour, cependant, il a soulevé sa robe un peu plus haut que d'habitude et j'ai aperçu les cicatrices sur son torse.
- Les cicatrices?
- Deux balafres, l'une horizontale et l'autre verticale. Elles forment une croix qui part de la base du cou et va jusqu'au nombril. Quand je le lui ai dit, Trevi est devenu comme fou. D'après ce que j'ai compris, il l'avait rencontré en Afrique. Ils devaient traiter ensemble et l'autre avait essayé de le rouler. Trevi ne connaissait pas son vrai nom. À l'époque, il se faisait appeler Princeps, parce qu'il vivait dans une sorte de palais, avec des dizaines de serviteurs. Selon Trevi, il avait dû quitter la ville il y a très longtemps, à cause d'un très gros scandale.
Elle fit une pause pour reprendre son souffle.
- Le lendemain, Trevi a guetté l'apparition du moine. Il l'a suivi pendant près d'une semaine. Il a fini par découvrir ce qu'il tramait.
- Sais-tu ce qu'il avait appris?
- Non, il n'a jamais voulu me le dire. Il prétendait que je serais en danger si j'étais mise au courant.
- Tu as quand même mis la main sur quelque chose d'intéressant: tu as volé la lettre de change au moine.
- Oui, souffla Boccadoro. Elle dépassait de la poche de sa robe. Il ne s'est pas rendu compte que je m'en étais emparée. Le soir même, Trevi est allé chez lui pour le menacer de rendre publique la lettre s'il ne lui donnait pas de l'argent. Beaucoup d'argent... Assez pour me racheter.
- Il pensait qu'elle suffirait à le protéger... songea Ficino à voix haute. Cela prouvait que le traître était à la solde de Saint-Malo. Il ignorait combien l'homme était dangereux.
- Il l'avait pourtant mise en sûreté chez un de ses amis, un peintre. Il était sûr que personne n'irait la chercher là-bas. Del Garbo l'a cachée en lui laissant des indices suffisants pour la retrouver en cas de problème.
- Comment Trevi a-t-il réagi en apprenant la mort de Del Garbo?
- Il est retourné voir le moine et a menacé de le dénoncer pour l'assassinat s'il ne lui donnait pas plus d'argent encore.
- Et qu'a fait le moine? demanda Annalisa, tout acquise à sa cause.
- Il était furieux. Il ne voulait rien donner avant d'avoir vu la lettre.
- Le problème était que Trevi ne l'avait plus...
- Del Garbo l'avait trop bien dissimulée. Il a retourné tout l'atelier sans mettre la main dessus. Il était terrifié car il savait que le moine finirait tôt ou tard par envoyer quelqu'un pour le tuer.
- Ça n'a pas manqué, c'est le moins qu'on puisse dire... conclut Guicciardini dans un de ces délicats euphémismes dont il avait le secret.
- Je suis alors allée voir donna Stefania. Je ne voulais pas la mêler à tout cela, mais je devais m'enfuir pour ne pas connaître le même sort. Vous connaissez la suite.
Machiavel tentait de remettre en ordre tous les fils de l'intrigue. Un dernier point le troublait encore.
- Pourquoi ce Princeps veut-il te tuer? Tu n'as pas la lettre, et Trevi ne t'a rien dit. Les tueurs s'en sont probablement assurés avant de l'achever. Quelle menace représentes-tu pour lui?
Boccadoro ne répondit pas. Elle baissa les yeux.
- Tu as vu son visage, n'est-ce pas?
La prostituée hocha la tête.
- Pas tout à fait... Une seule fois, j'ai aperçu une partie de sa figure. Ça ne lui a pas plu du tout. Il m'a frappée et m'a dit de ne jamais plus lever les yeux sur lui.
- Tu pourrais le reconnaître?
- Je ne sais pas. Cela s'est passé si vite... J'ai à peine entrevu son profil.
- Ce pouvait être Savonarole? demanda Annalisa.
- Non, j'en suis certaine. J'ai déjà assisté à ses sermons. Ce n'était pas lui.
- Il nous a dit la vérité... soupira Machiavel. Au moins, s'il avait menti, nous aurions su qui accuser. Nous ne sommes guère plus avancés.
Ficino posa sa main sur l'épaule de son élève.
- Au contraire. Boccadoro nous a fourni quelques éléments très intéressants. Ce moine est bien le traître que l'espion de Malatesta a surpris en compagnie de Saint-Malo. Je vais interroger certains de mes amis à la Guilde des marchands. Je saurai si l'un des leurs est rentré d'Afrique il y a peu. Quel âge a-t-il à peu près, ce Princeps?
- Une cinquantaine d'années.
- Il devait être tout jeune lorsqu'il a fui la ville. Si le scandale a été aussi grand que le prétendait Trevi, il a fallu au moins trente ans pour que les gens l'oublient. Nos concitoyens ont la mémoire longue quand il s'agit d'histoires croustillantes.
- Si je comprends bien, nous devons faire resurgir un scandale vieux d'un quart de siècle! Comment voulez-vous que nous nous y prenions?
- Je ne sais pas, Niccolò. A l'époque, j'étais trop occupé pour m'intéresser aux ragots. Il faut sonder la mémoire de la cité, mais je ne connais personne qui...
- Dans ce cas, l'interrompit Vettori, nous avons de la chance: la seule qui puisse vraiment nous aider n'a rien de mieux à faire pour le moment!