10

Piero Guicciardini arriva en retard au cours de Marsilio Ficino. Les autres élèves saluèrent son arrivée par un frémissement, tout autant dû à l'insupportable odeur qu'il répandait derrière lui qu'à la surprise de le revoir au terme d'une si longue absence.

Après seulement dix minutes, il se lança dans une série de soupirs. La leçon du jour était consacrée aux principaux écrits de saint Thomas d'Aquin, dont, bien sûr, il n'avait jamais entendu parler. Il reposa sa plume sur l'écritoire et, pour tromper son ennui, entreprit de détailler ses compagnons de souffrance.

Parmi la dizaine d'élèves qui l'entouraient, tous issus des meilleures familles, pas un ne comprenait le moindre mot du cours. Cela ne les empêchait pas d'adopter un air inspiré et d'opiner du chef après chaque phrase du philosophe.

Impressionné lui-même par la science de son vieux maître, Guicciardini ne voyait cependant pas à quoi elle pourrait lui servir. Il détestait la rhétorique, vomissait le droit canon, exécrait la philosophie et plus encore l'histoire. Sans parler de sa répulsion pour tout ce qui avait un rapport, même lointain, avec les mathématiques. Seule la poésie parvenait à l'intéresser, parce qu'il puisait en elle les métaphores qui donnaient à ses chansons un vernis culturel très prisé par ses compagnons de beuverie.

Son titre de compositeur le plus instruit de la cité devait donc beaucoup à l'enseignement de Ficino. Loin d'être un ingrat, Guicciardini lui rendait hommage en venant parfois suivre les leçons qu'il dispensait dans la salle de lecture de la Bibliothèque médicéenne.

Malgré sa bonne volonté, la philosophie thomiste était trop éloignée de ses préoccupations quotidiennes pour qu'il pût prolonger plus longtemps son effort d'attention. Il décida de s'accorder quelques instants de repos. Tandis que la voix de Ficino devenait un simple bruit de fond, ses yeux vagabondèrent! dans la pièce et se fixèrent par hasard sur la fresque de Masaccio.

Il avait toujours détesté cette œuvre. Les trois gloires de la littérature toscane y étaient figées dans une attitude hiératique. Une composition beaucoup plus distrayante prit forme dans son esprit. Il imagina Dante, sous le coup d'une incontrôlable jalousie littéraire, abattant sur le crâne de Boccace le livre qu'il tenait sous le bras. Soucieux de venger son ami, Pétrarque aurait violemment souffleté l'auteur de la Divine Comédie. Le guet aurait alors surgi et jeté les trois vénérables poètes dans le plus sombre cachot du Bargello, au beau milieu des rats et des déjections. Souriant à la pensée de cette scène terrible pour la dignité culturelle florentine, Guicciardini sut qu'il tenait là un merveilleux sujet de chanson.

Sa soudaine révélation se traduisit par un hoquet d'une rare violence. Il souleva d'un bond sa lourde masse et se mit à gesticuler. Convaincus d'être face à un spectaculaire exemple de maladie nerveuse, les membres de l'assemblée le contemplèrent médusés.

- Allez, sortez tous! Dépêchez-vous, dehors!

D'un même mouvement, tous les élèves quittèrent la pièce, à l'exception de son voisin de gauche, dont le réveil fut brutal. Dernier rejeton de la famille des Pazzi, le malheureux devait bien plus à la consanguinité qui frappait la lignée de sa mère qu'à la noble virilité de son père. Guicciardini l'attrapa par le col de sa tunique et le secoua violemment.

- Tu m'as entendu? J'ai dit dehors!

Sa victime saisit cette fois-ci parfaitement le message et quitta la pièce en courant, sans même prendre la peine d'emporter ses affaires, pendant que Francesco Vettori se tordait de rire sur sa chaise.

- Es-tu certain que tout va bien, Piero? l'interrogea Ficino. Veux-tu que nous allions consulter Corbinelli? Il doit bien avoir des traités où l'on parle de cas similaires au tien.

- Je me porte à merveille, maître, je vous assure!

Devant la perplexité de son professeur, Guicciardini se décida à lui fournir de plus amples explications:

- Vous aviez raison. La solution de l'énigme de Del Garbo se trouve bien ici.

D'un air décidé, il alla se planter au pied de la fresque restaurée par Del Garbo.

- La réponse était si flagrante que nous n'avons pas été capables de la voir.

- Je crois que la vitesse de ton raisonnement dépasse de loin notre capacité d'entendement, Piero. Si tu t'expliquais?

- C'est très simple! Que vous a-t-on volé, maître?

Le vieillard réfléchit un court instant, puis son visage s'illumina:

- Bien sûr, c'est l'évidence même... Et il est resté là, sous mes yeux, durant tout ce temps!

Vexé de se sentir exclu de cette connivence, Vettori intervint:

- Allez-vous enfin m'expliquer ou bien faut-il que je vous laisse entre grands penseurs?

- Ne te fâche pas, Francesco! Piero va t'expliquer.

- Que vois-tu dans les mains de Dante?

- Un livre, et alors? Le livre de Dante... Évidemment, vu sous cet angle, ça devient facile.

- Le voleur connaissait le lieu et le nom de l'auteur. Il n'a pas imaginé une seule seconde que ce qu'il cherchait était en fait une image.

- Comme il n'a rien trouvé dans le manuscrit volé, il est retourné dans l'atelier de Del Garbo pour y chercher un autre indice.

- Espérons que, dans sa rage, il n'ait pas détruit le manuscrit! finit par conclure le philosophe, rattrapé par ses obsessions bibliophiles.

- Ne vous inquiétez pas, le rassura mollement Vettori. Nous le retrouverons, ce n'est qu'une question de temps. En attendant, qu'a-t-il de spécial, ce livre?

De l'index, Guicciardini désigna la tranche de l'ouvrage peint sur le mur.

- Que lis-tu, Francesco?

- De rerum natura. C'est un livre de Lucrèce. Vous en avez parlé il y a quelques mois, maître, je m'en souviens comme si c'était hier.

Ficino secoua la tête d'un air désolé.

- Tu n'as pas suivi mes leçons avec toute l'attention nécessaire. Masaccio n'a pas pu peindre Dante tenant le De rerum natura de Lucrèce. Ce texte était perdu depuis l'Antiquité. Il a été retrouvé il y a moins de vingt ans. Masaccio était mort depuis plus d'un siècle.

- Del Garbo était malin, intervint Guicciardini. Il s'est contenté de modifier la tranche du livre. Si je me souviens bien, il s'agissait avant du De republica de Cicéron. Il nous a indiqué où chercher. L'indice doit logiquement se trouver dans le manuscrit de Lucrèce.

Vettori leva les yeux au ciel et soupira de désespoir:

- Ne parle pas de logique, Ciccio! Rien n'est logique dans cette histoire. Il y a d'abord cette accumulation de cadavres et puis maintenant cette chasse au trésor... Tu sais où il se trouve, toi, ce maudit livre?

- Lui, non. Mais moi, oui.

Marsilio Ficino avait parlé d'une voix assurée. Le vieillard dévoré par le doute des derniers mois semblait avoir disparu, comme si cette quête avait brutalement redonné un sens à son existence.

- En ce temps-là, tu étais à peine né, Piero; et toi, Francesco, tu n'existais sans doute pas encore. Un de mes amis, Poggio Bracciolini, a retrouvé une copie médiévale de ce texte et me l'a confiée. Elle se trouve ici même.

- Mais comment Del Garbo aurait-il pu l'approcher?

- Je crois le savoir. J'ai demandé à un clerc de restaurer la reliure. Il était précisément installé sur cette écritoire, la plus proche d'où travaillait le peintre.

- À quel moment aurait-il pu y avoir accès?

- Sa journée de travail terminée, le clerc se contentait de ranger le manuscrit dans le tiroir. Et, comme je vous l'ai dit, Del Garbo travaillait jour et nuit pour finir la restauration à temps. Il se trouvait donc seul ici le soir.

- Rien de plus facile que d'ouvrir le tiroir et glisser quelque chose dans le manuscrit... Est-il toujours à sa place?

- A priori, oui.

Les deux jeunes gens s'approchèrent timidement de l'endroit que leur désignait Ficino. La perspective de résoudre enfin le mystère semblait les paralyser. D'une main tremblante, Guicciardini ouvrit le tiroir.

L'ouvrage était en bon état, compte tenu de son âge. Quelques feuillets étaient tachés ou en partie déchirés, mais l'ensemble restait parfaitement lisible. L'adolescent vérifia qu'aucun ajout n'avait été apporté puis, perplexe, reposa le précieux manuscrit sur l'écritoire.

Vettori prit alors les choses en main. Sans la moindre hésitation, il ouvrit le livre à la dernière page et arracha le rabat interne de la reliure, tandis que Ficino demandait au Seigneur quel péché mortel il avait bien pu commettre pour avoir des élèves à ce point barbares. Malgré les éructations du vieillard, Vettori poursuivit son entreprise de destruction. Il finit par arracher ce qui restait de reliure d'un vigoureux coup de poignet.

À l'instant précis où le cuir se détachait, un feuillet tomba en voltigeant sur le sol carrelé. Vettori le déplia en prenant garde à ne pas le froisser davantage. Au centre de la page, une plume inconnue avait rédigé quelques mots à l'encre noire, d'une écriture fine et régulière.

Il lut le texte à voix haute:

- "Par la présente, nous autorisons le porteur à retirer en notre nom la somme de trois cents ducats". Il y a aussi une date, le 22 janvier 1498, et une sorte de cote, 18-9.

- C'est tout? demanda Guicciardini. Une simple lettre de change?

- La date de rédaction correspond au moment où Del Garbo travaillait ici. J'ignore par contre ce que peut bien désigner la cote. Nous devons identifier l'auteur et le destinataire, sinon nous n'en tirerons rien. Seul un notaire est habilité à rédiger ce type de lettre. Il doit en rester une trace dans les archives de la ville.

- Vous oubliez un petit détail, intervint Guicciardini. Les documents de ce type sont enfermés dans une pièce fermée à double tour. Même Niccolò n'y a pas accès. Et devinez qui a la seule clé qui ouvre la porte?

Vettori geignit plus qu'il ne parla:

- Ser Antonio, je parie...

Lorsque ser Antonio était entré en fonctions, près de vingt ans auparavant, les actes notariés étaient empilés dans le grenier, à la merci des rats et du ruissellement des eaux de pluie. Convaincu que la force d'un État se mesurait au soin que mettaient en œuvre ses représentants pour en conserver la mémoire, le chancelier était ulcéré par ce terrible gâchis. Pris d'une incontrôlable frénésie, il avait un jour décidé d'inventer un système de rangement aussi parfait qu'inédit.

Accaparé par cet objectif suprême, il consacrait tous ses efforts à perfectionner le classement des dossiers rassemblés dans son repaire. Cette passion le dévorait tant qu'il y avait installé un lit et y passait la plupart de ses nuits. Trois ou quatre fois par semaine, il se postait au centre de la pièce, fermait les yeux et humait goulûment l'odeur subtile du papier cacheté de cire. Son travail terminé, il s'endormait alors d'un sommeil profond, certain que les archives de Dieu n'étaient pas aussi bien classées que celles de la république.

Sa quête obsessionnelle continuait de lui valoir l'ironie de beaucoup. Il était pourtant convaincu que les railleurs du jour seraient les zélateurs du lendemain. Grâce à lui allaient naître de nouvelles perspectives. Les chanceliers des plus grandes cours européennes viendraient le consulter, pour à leur tour transformer leurs archives en véritables œuvres d'art.

Devenir le maître incontesté de l'intelligence archivistique, tel était le glorieux destin auquel ser Antonio se savait promis.

Il pouvait rester des heures à contempler son trésor administratif, à la recherche du moindre document déplacé ou simplement posé de travers. En conséquence, de peur que son bel ordre ne soit dérangé par des mains maladroites ou simplement indignes de toucher des notes si magistralement classées, il n'autorisait personne à pénétrer dans son sanctuaire.

Située au premier étage de l'aile ouest du Palazzo Comunale, la pièce était en permanence surveillée par deux gardes armés. La clé qui ouvrait la porte était nouée au cou du chancelier par une fine cordelette de soie rouge.

Depuis de longs mois, celui-ci réclamait l'installation de solides barreaux d'acier devant la fenêtre ouverte sur la Piazza della Signoria. Soderini avait eu beau lui faire remarquer que cette ouverture était tellement minuscule qu'un homme, si petit fût-il, ne pourrait s'y glisser, ser Antonio n'en démordait pas et réitérait sa demande chaque semaine.

Au moins le gonfalonier avait-il raison sur un point: un homme était certes trop large pour le faire - mais pas un enfant.

Marco y parvint d'autant plus facilement que le système de fermeture était réduit à sa plus simple expression. Il ouvrit largement la fenêtre, puis fit signe à Deogratias de le soulever un peu plus haut encore. Non loin, Machiavel faisait le guet, vérifiant de temps à autre que Vettori et Guicciardini, postés à des emplacements stratégiques de la place, ne s'endormaient pas.

Dans le silence le plus complet, Marco se glissa à l'intérieur. Ses yeux s'habituèrent peu à peu à l'obscurité de la pièce. Comme il s'y attendait, les murs étaient couverts d'actes notariés, tous parfaitement alignés.

Un peu découragé par la profusion de documents, il extirpa de sa poche le bout de papier sur lequel Annalisa avait recopié les indications de la lettre de change. Bien qu'il les connût par cœur, il les relut encore une fois. Si l'obsession du chancelier pour le rangement était aussi absolue qu'on l'affirmait, un des pans de la bibliothèque devait théoriquement rassembler les actes enregistrés au cours du mois de janvier 1498.

Il s'approcha du rayonnage le plus proche et en tira un feuillet au hasard. La date de décembre 1497 était inscrite sur la première page. Très excité par cette découverte, il fit glisser sa main et s'empara d'un nouveau parchemin, constatant avec stupéfaction qu'il remontait au mois de mars 1491.

Il empoigna une liasse de feuillets et les étala sur le lit. Rédigés entre 1485 et 1498, sans continuité chronologique, ils étaient presque illisibles, tant l'encre utilisée par le clerc était passée. Ceux de l'étagère voisine avaient en commun la même calligraphie élégante et souple. La section suivante se distinguait par des traces de pliures infligées par des mains maladroites à la partie supérieure de chaque page.

Marco remit en place les dossiers d'un geste rageur. De toute évidence, ser Antonio était le seul à connaître la logique du fameux système dont il se vantait dans toute la ville. Il fallait un esprit aussi dérangé que le sien pour concevoir ces étranges appariements.

Une nuit de travail ne suffirait pas à trier le quart des documents de la pièce. Marco s'apprêtait à abandonner tout espoir lorsque les chiffres du message caché par Del Garbo lui revinrent à l'esprit. Chaque pan de mur supportait douze étagères, ce qui portait le nombre total de rayonnages à quarante-huit. Il partit du rang le plus bas, sur la première paroi, et compta les étagères en remontant. La dix-huitième se trouvait ainsi sur la cloison opposée à la porte, à mi-hauteur.

Le cœur battant, il constata avec soulagement que l'acte portait la date du 22 janvier 1498. Il glissa la feuille sous sa chemise et s'approcha de la fenêtre. Il avait déjà passé la jambe par l'ouverture lorsque quelqu'un introduisit une clé dans la serrure.

Pris de panique, Marco comprit qu'il n'aurait pas le temps de se faufiler par la fenêtre. En désespoir de cause, il se précipita sous le lit.

Une bougie vacillante illumina la pièce. De l'endroit où il se trouvait, Marco pouvait voir les jambes chétives de ser Antonio arpenter la pièce de long en large. Le chancelier courait frénétiquement d'une étagère à l'autre. De temps à autre, il retirait un feuillet au hasard et l'observait quelques secondes, avant de le remettre sur un rayonnage plus approprié.

Vingt minutes durant, ser Antonio tournoya dans la pièce, puis il s'allongea soudain sur le lit, exhalant son haleine lourde à quelques centimètres à peine du visage de Marco. De grosses gouttes de sueur glissèrent lentement sur le front du garçon. Terrifié à l'idée de ce que pourrait lui faire le chancelier s'il le trouvait là, il ferma les yeux et récita un Pater en silence.

Au bout de quelques instants, un ronflement l'avertit que ser Antonio dormait profondément. Marco attendit encore une minute ou deux, puis, n'y tenant plus, rampa sans bruit jusqu'à la fenêtre. Dès que Deogratias fut prêt à le recevoir, il se glissa les pieds en avant et disparut dans l'obscurité.

Comme à son habitude, Guicciardini se montra incapable de retenir un cri d'exclamation. Il fit signe aux buveurs de se concentrer à nouveau sur leurs verres. Lorsque le bruit de fond fut redevenu suffisant pour garantir la discrétion de la tablée, il s'exclama, à voix basse cette fois:

- Incroyable! La lettre de change est signée par l'ambassadeur français, le cardinal de Saint-Malo!

- Je ne m'attendais pas à ça! renchérit Machiavel. Comment diable Del Garbo a-t-il pu mettre la main dessus?

- Il lui a peut-être vendu un tableau? supposa Marco.

Guicciardini réduisit à néant cette hypothèse avec un ricanement cruel:

- J'ai du mal à le croire! Un personnage aussi important aurait eu recours à un tel tâcheron? S'il avait voulu un tableau pour orner les murs de son palais, il aurait certainement fait appel à un artiste plus talentueux. Qu'en penses-tu, Niccolò?

Un peu gêné d'être ainsi désigné comme le cerveau du groupe, Machiavel réfléchit quelques secondes, puis hocha la tête.

- Tu as raison, Ciccio. Del Garbo a dû se procurer cette lettre autrement.

- En tout cas, dit Vettori tout en lorgnant une fille de joie fort mamelue, ce bout de papier doit être important, sans quoi Del Garbo n'aurait pas pris la peine de le dissimuler ainsi.

- Si le nain dépense tant d'énergie pour la récupérer, c'est qu'il représente bien plus de trois cents ducats. On ne tue pas trois personnes pour une somme si dérisoire.

L'ascendant du secrétaire sur le groupe se faisait de plus en plus évident. Tous lui reconnaissaient une sorte de prééminence intellectuelle, sans doute due aux espoirs placés en lui par Marsilio Ficino.

Déçu par les récents bouleversements politiques, le philosophe se sentait perdu dans un univers qui n'était plus le sien. Machiavel représentait une chance unique de voir son héritage philosophique prendre racine dans la cité.

Teresa vint briser le silence de la tablée.

- Alors les garçons, où en est votre enquête?

- Elle avance, Teresa. Nous sommes sur le point d'en savoir assez pour nous faire tuer dans d'atroces souffrances.

Exceptionnellement, Teresa ne gratifia pas la saillie de Vettori d'une de ces bourrades dont elle avait le secret. Prêt à recevoir le coup, le jeune homme avait déjà rentré la tête dans ses épaules. En une fraction de seconde, ses traits passèrent de la crispation à l'étonnement, puis au soulagement du condamné sauvé de l'exécution à la toute dernière minute.

- S'il y a de la bagarre, n'hésitez pas à m'appeler, en tout cas.

- Merci, Teresa, répondit Machiavel. J'espère que nous n'aurons pas besoin de ton aide. En attendant, levons notre verre à Marco, qui s'est montré aujourd'hui d'un courage remarquable!

Le garçon rougit sous le compliment et trinqua avec les autres. Une lueur de fierté brillait dans ses yeux pleins de sommeil. Fier de son protégé, Deogratias posa la main sur son épaule, ce qui s'apparentait pour lui à une démonstration d'affection particulièrement expansive.

Comme chaque soir, l'établissement tenu par Teresa était bondé. La chaleur moite des corps en sueur rendait l'atmosphère poisseuse et étouffante. Il y régnait un tel vacarme qu'il fallait presque hurler pour se faire entendre. L'apothéose était atteinte dès qu'un groupe entonnait une chanson, car des braillements concurrents s'élevaient aussitôt d'un autre côté de la salle. Par bonheur, cette compétition se terminait toujours par des embrassades teintées de relents d'alcool et d'amitié virile.

Teresa traînait avec souplesse sa large carcasse au milieu de cette meute avinée. Les mains chargées de pichets, elle allait d'une table à l'autre, discutant avec certains, riant avec d'autres, remettant à leur place les plus indélicats, sans jamais se départir de cette rude bonhomie qui avait fait de son établissement le lieu de débauche le plus réputé de la ville.

- Que comptez-vous faire, maintenant? demanda Deogratias de sa voix étrange.

- Nous n'avons guère le choix. Il faut en savoir plus sur le cardinal de Saint-Malo.

- Tu veux qu'on le surveille, c'est ça, Niccolò?

- Exactement. Nous allons le suivre à tour de rôle. Nous ne pouvons rien faire de plus pour l'instant. Nos adversaires doivent néanmoins ignorer le plus longtemps possible l'existence de la lettre. Je compte sur toi pour garder ta langue, Ciccio, n'est-ce pas?

Guicciardini leva les yeux au ciel.

- Comment peux-tu croire un seul instant que je pourrais me laisser aller à des indiscrétions? Je préférerais mourir que de trahir mes amis!

- Ne serait-il pas plus prudent de lui couper la langue par précaution? demanda Marco.

Guicciardini le fixa en faisant glisser son index sur son cou. Marco gémit:

- Au secours, cet ignoble assassin en veut à ma vie! Défendez un pauvre enfant contre ce tueur!

La scène s'acheva dans un éclat de rire général, puis Marco, terrassé par la fatigue, se lova contre l'épaule de Deogratias et s'endormit. Avec une délicatesse extrême, le serviteur prit l'enfant dans ses bras démesurés et le conduisit hors de la taverne.

Загрузка...