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Ruberto Malatesta fut le premier averti de la nouvelle. Les cloches de l'église Santa Croce sonnèrent tierce à l'instant précis où il sortit de chez lui. Il ne s'attendait pas au froid qui le cueillit brutalement et le fit frissonner, malgré la lourde cape qu'il avait pris soin de passer par-dessus son pourpoint. Le printemps avait décidément bien du mal à percer en ce mois d'avril 1498.

Pressé d'arriver à destination, il hâta le pas. Il passa devant le marché couvert et fut surpris de le voir à ce point désolé. Peu de Florentins avaient eu le courage d'affronter la pluie fine qui tombait sans interruption sur la ville depuis près d'une semaine.

Un temps aussi désolant que l'état des caisses de la république, songea Malatesta en traversant les allées dépeuplées. Il contempla les étals presque vides. Quelques miches de mauvais pain alternaient avec des bottes de carottes défraîchies et de maigres oignons. Tout cela donnait un aspect misérable au lieu qui, quelques années auparavant, flamboyait de couleurs, noyé sous l'abondance des produits venus des riches campagnes environnantes.

La situation avait bien changé. Dix ans de guerre avaient fait de l'Italie un vaste champ de ruines. Livrée aux hordes de mercenaires désœuvrés qui erraient dans la région, la Toscane voyait ses récoltes pillées avant même d'avoir été moissonnées.

Autrefois si fière de pouvoir exporter son vin et ses céréales dans toute la péninsule en échange des meilleurs brocarts ou des plus fines soieries, Florence souffrait désormais autant que ses rivales. Faute d'argent, les façades des palais menaçaient ruine. Les artistes dont les noms résonnaient autrefois glorieusement dans toute l'Europe s'étaient exilés sous des cieux plus cléments.

Le pire était sans doute que l'arrogante cité florentine perdait chaque jour de son autorité sur ses propres sujets. Deux mois plus tôt, au tout début de l'année, Pise s'était rebellée et le gouvernement se montrait incapable de reprendre la ville, dont le seul nom suffisait à faire blêmir les plus hauts dignitaires de la république.

La peste de la rébellion s'étendait inexorablement; galvanisées par l'exemple pisan, presque toutes les places fortes de Toscane, d'Arezzo à Pietrasanta, semblaient prêtes à se soulever les unes après les autres, n'attendant qu'un signe de faiblesse du pouvoir central pour briser les entraves qui les liaient à leur cité mère. Si Pise n'était pas rapidement reprise, les autres citadelles suivraient son exemple et c'en serait alors fini de la puissance florentine.

Malatesta ruminait encore ces sombres pensées lorsqu'il parvint devant l'imposante porte du palais de la famille Soderini. Ce n'était sans doute pas le plus bel édifice de Florence, mais l'ample façade dessinée par l'architecte Ghiberti lui conférait un aspect assez solennel pour faire comprendre à tous les passants la puissance de ceux qui l'avaient fait édifier vingt-deux ans plus tôt.

Comme chaque jour, le portier l'accueillit chaleureusement. La mine sombre de Malatesta le convainquit cependant de tenir son rôle avec plus de sobriété. Un second domestique mena le visiteur dans une vaste antichambre ornée des portraits des membres les plus éminents de la famille Soderini, puis le fit entrer dans un cabinet faiblement éclairé. Seule une petite bougie, posée sur une console au milieu de la pièce, soutenait la lumière naissante de l'aube. Le mercenaire ne sut pas tout de suite d'où venait la voix qui s'éleva dans la pénombre.

- Entre, Ruberto, approche-toi.

Malatesta aperçut enfin Piero Soderini, assis dans un fauteuil face à la bibliothèque. Son visage maigre et fatigué reposait sur son menton, comme s'il était endormi. Ses cheveux blancs, coupés très court, donnaient à ses traits une sévérité glaciale. Les yeux clos, il se tenait parfaitement immobile. Seule sa poitrine se relevait et s'abaissait au rythme de sa respiration. Bien qu'il n'eût guère plus de cinquante-cinq ans, ses mains étaient aussi racornies que celles d'un vieillard. Ses doigts osseux serraient un paquet posé sur ses genoux.

Engoncé dans un pourpoint de velours qui faisait ressortir ses muscles saillants, Malatesta s'approcha et le salua d'une brève inclinaison de buste.

- Excellence... osa-t-il.

Le gonfalonier lui intima le silence d'un geste rapide de la main.

- Attends un peu, s'il te plaît. Accorde-moi une ultime minute de quiétude avant que les affres de la politique ne me rejoignent.

Son ton était las, mais autoritaire. Malatesta n'insista pas.

- Regarde plutôt ce que j'ai reçu ce matin. Voilà près de dix jours que je l'attendais. Laisse-moi jouir quelque peu de cet instant. Tu n'ignores pas combien ma vie a été pauvre de plaisirs ces derniers mois.

- Je le sais, Excellence.

Ruberto Malatesta servait d'homme de main au gonfalonier depuis près de trois ans. C'était un homme dur, qui avait parcouru l'Italie de long en large et avait réchappé à près d'un quart de siècle de combats, ce qui témoignait autant d'une indéniable capacité de survie que d'un talent certain pour tuer son prochain. Du reste sa réputation de férocité était sans doute l'unique raison pour laquelle le gonfalonier n'avait encore été la cible d'aucun attentat. Aussi gratifiait-il Malatesta d'un salaire suffisant pour lui éviter toute tentation extérieure.

Soderini se leva péniblement et s'avança vers la table où brillait le lumignon. Serrant le paquet contre sa poitrine comme s'il s'était agi d'une relique du Christ, il le posa avec précaution sur la petite console d'ivoire et fit courir ses doigts sur l'enveloppe de cuir qui le protégeait.

Son visage se contracta. Il aimait par-dessus tout cet instant de tension et d'attente qui précède le dévoilement. C'était pour lui le meilleur moment, celui où toutes les éventualités étaient possibles et où la triste figure de la réalité n'avait pas encore tué le désir. C'était comme dévêtir un corps avec lenteur, vêtement après vêtement, avant d'en jouir, mais à la différence essentielle qu'il n'avait à se préoccuper, dans le cas présent, que de son propre plaisir. En ces temps troublés, il considérait que c'était déjà bien assez.

Ses gestes se firent de plus en plus lents et précis, jusqu'à ce qu'il puisse enfin contempler le portrait de Maddalena Ginori sculpté par Luca Della Robbia seize ans auparavant. La beauté de la femme était rendue plus évidente encore par la fine couche de faïence blanche dont l'artiste avait revêtu le modèle originel de terre cuite.

Pénétré d'un intense sentiment d'exaltation, Soderini prit le temps d'observer l'ovale du visage finement dessiné par le sculpteur au sommet de son art. Il s'attarda sur le regard de la jeune femme, fasciné par l'éclat transparent de ses yeux.

Dans cet état proche de la béatitude qu'il éprouvait seulement face à d'incontestables chefs-d'œuvre de l'art florentin, il sentit une onde de jouissance monter le long de sa colonne vertébrale. Il pencha la tête en arrière, puis la fit basculer sur le côté avec lenteur. Ses articulations se réajustèrent dans un craquement sec. Sa satisfaction grandit encore lorsqu'il se remémora avec quelle facilité Paolo de' Pazzi avait accepté d'échanger la sculpture contre deux misérables pièces de soie.

- Quel imbécile! s'entendit-il prononcer dans le silence feutré du luxueux salon.

Paolo de' Pazzi n'y connaîtrait décidément jamais rien en matière de beauté, tandis que Piero Soderini lui avait consacré son existence. Une vie entière de recherche, une véritable quête jamais achevée, aimait-il à penser. Son Graal personnel. À cette différence près, toutefois, que dans son histoire la reine Guenièvre avait été remplacée dans le lit d'Arthur par Lancelot. Car la spécialité du gonfalonier était la plastique masculine, domaine dans lequel son goût exercé avait atteint une sorte de perfection. Rien ne lui plaisait tant, en effet, que de tenir entre ses bras le corps délicat d'un damoiseau tout juste sorti de l'adolescence ou bien celui, plus solidement charpenté, d'un homme déjà mûr.

Quant à la beauté féminine, il ne parvenait à l'apprécier que figée par le pinceau du peintre ou par le ciseau du sculpteur. Cela lui évitait d'entendre les geignements et autres lamentations qui, selon lui, accompagnaient la coexistence avec une épouse. Sans parler des enfants bruyants et sans doute puants (il n'en avait pas approché depuis trop longtemps pour s'en souvenir) qui allaient nécessairement de pair.

À regret, Piero Soderini détacha son regard du visage de Maddalena Ginori et le dirigea vers son homme de confiance. La lueur de félicité qui avait illuminé ses yeux disparut d'un coup. Il retrouva son air morne habituel.

- Eh bien, Malatesta, que me vaut ta visite à cette heure indue?

Le mercenaire hésita, puis répondit d'une voix mal assurée:

- Excellence, je pense que vous devriez m'accompagner chez Corbinelli. Mes hommes nous y attendent déjà.

- Pourquoi? Que se passe-t-il de si important?

- On a trouvé quelque chose de... d'inattendu, disons, dans l'Arno.

Le gonfalonier lut sur le visage du mercenaire, d'ordinaire impassible, qu'un événement grave avait eu lieu. Se résignant à quitter le confort de son palais, il s'enveloppa du manteau azur à liséré d'or qui symbolisait la fonction la plus élevée de la cité, et s'enfonça en frissonnant dans la matinée grise et humide.

D'un pas rapide, les deux hommes traversèrent le Ponte Vecchio et franchirent l'Arno, puis marchèrent jusqu'à l'Ospedale della Misericordia. Ils s'engagèrent enfin dans un étroit passage qui venait se jeter contre le mur d'enceinte de la ville. Girolamo Corbinelli, le médecin personnel du gonfalonier, habitait une sombre bâtisse située tout au bout de la ruelle. Devant la petite porte d'entrée, trois soldats s'inclinèrent en silence à leur passage.

Malatesta empoigna le lourd heurtoir de bronze qui, en accord avec l'humour très particulier du médecin, représentait un crâne sculpté avec force détails, et le cogna deux fois contre le bois. L'écho assourdi résonna quelques instants, puis la porte s'ouvrit, laissant apparaître Deogratias, le serviteur du médecin. Les visiteurs ne purent s'empêcher de frémir à la vue de cette étrange créature.

Les proportions de ses membres semblaient avoir été doublées par rapport à l'étalon communément choisi par le Seigneur pour modeler l'espèce humaine. Son visage déroutait les lois de la nature tant un facétieux hasard en avait mêlé les divers éléments en ordre épars. Depuis sa naissance, les mères de famille, en l'apercevant, ne pouvaient s'empêcher de remercier le Seigneur pour les enfants qu'il leur avait offerts en lieu et place d'une telle monstruosité. Voilà d'où Deogratias tirait son surnom.

Seule sa mère, à qui il rendait parfois visite dans son petit village de Montemurlo, l'appelait encore Angelo, prénom choisi pour marquer son indéfectible amour à la misérable créature qu'elle avait engendrée. Lui, de son côté, vouait à la vieille femme une tendresse qui, en se reflétant dans ses yeux, les éclairait d'une lumière particulière et lui rendait un aspect presque humain.

Quant à son père, il était mort plus de dix ans auparavant sous le poids de la honte d'avoir donné la vie à ce fils si différent. Il avait fini par s'éteindre, rongé par le sentiment de culpabilité de n'avoir pas été capable d'aimer son unique enfant autant qu'il aurait dû. Deogratias ne lui avait pas pardonné. Il s'était contenté de l'ignorer, puis de l'oublier.

Il avait par la suite trouvé en la personne de Girolamo Corbinelli un père attentif et aimant, capable d'apaiser les sentiments exacerbés que son handicap avait fait naître en lui. Après lui avoir enseigné les rudiments de l'écriture, le médecin l'avait autorisé à puiser à volonté dans sa bibliothèque, si bien que Deogratias en savait plus sur les mystères du corps humain que la plupart des chirurgiens qui hantaient les riches demeures de la cité. Pour ces multiples raisons, il vouait à Corbinelli une fidélité presque animale.

Deogratias salua les deux hommes d'un bref haussement de son menton large et carré. Il les guida jusqu'à la bibliothèque et souleva une tenture, derrière laquelle était dissimulée une ouverture.

- Vous êtes attendus dans la cave, dit-il de sa voix étrange, rendue dissonante par les nombreux détours que devait effectuer l'air avant d'être expulsé.

- Je te remercie, répondit Soderini. Je ne vois pas Marco, où est-il?

- En bas, avec le maître.

Sans prendre la peine d'ajouter quoi que ce soit, Deogratias ouvrit la porte, faisant ainsi comprendre au gonfalonier que sa conversation ne l'intéressait aucunement. Son physique disgracieux le tenait éloigné de tout rapport social depuis trop longtemps pour qu'il accordât le moindre intérêt aux civilités d'usage.

Un peu dépité, Soderini se tourna vers Malatesta et lui fit signe de s'engager le premier dans l'escalier. Le mercenaire s'avança prudemment, aidé par la vague lueur qu'il discernait quelques mètres plus bas. Le gonfalonier le suivit et commença à descendre en s'appuyant sur le mur rugueux. En dépit de ses précautions, il posa le pied sur une marche recouverte d'une épaisse couche de salpêtre, perdit prise et manqua tomber. Il parvint cependant à se retenir à l'épaule du mercenaire et en profita pour enfoncer profondément ses doigts dans le muscle ferme et travaillé de son homme de main.

Un peu plus loin, il fut gagné par une irrépressible envie de retenter l'expérience sur une zone plus charnue du corps de Malatesta. Faisant mine de glisser à nouveau, il appuya sa main sur le bas du dos du mercenaire. Dès qu'il sentit la pression exercée par les doigts du vieil homme, ce dernier bascula brusquement son bassin. Emporté par son élan, le gonfalonier s'étala cette fois de tout son long. Retenant à grand-peine un cri de douleur, il se releva aussi dignement que les circonstances le permettaient, puis reprit son cheminement en se massant l'arrière-train.

Ils parvinrent enfin dans le laboratoire du médecin, une pièce étroite, éclairée par un grand nombre de flambeaux. En son centre se trouvait la table de marbre que Corbinelli utilisait pour ses opérations.

Le médecin vouait en effet une passion à la connaissance du corps humain. Il s'exerçait à l'art de la dissection aussi souvent que les événements lui donnaient la possibilité de mettre la main sur un corps fraîchement déterré du cimetière. L'Église condamnait sévèrement cette pratique, au nom de conceptions morales que Corbinelli, en accord avec la plupart des autres représentants de l'élite médicale européenne, jugeait périmées depuis longtemps. La torture, puis la mort au terme d'un procès expéditif étaient la punition courante pour ceux qui tentaient de percer les secrets de la vie.

Conscient des risques encourus, Corbinelli s'était constitué un réseau d'approvisionnement efficace et discret, composé de Deogratias et de Marco, un gamin abandonné qu'il avait recueilli encore nourrisson, une douzaine d'années plus tôt.

Les rôles étaient ainsi distribués: Marco faisait le tour des hospices, dressait la liste des miséreux en train d'agoniser et venait en avertir Deogratias. Celui-ci n'avait plus qu'à se rendre le soir venu dans les cimetières attenants aux hospices et à déterrer les corps que personne n'était venu réclamer. Son fardeau soigneusement empaqueté sur le dos, il lui suffisait alors de rentrer sans se faire surprendre par le guet.

Les voisins soupçonnaient bien entendu Corbinelli de se livrer à des activités peu licites. Ils évitaient de passer devant chez lui, pensant que les fumées noires qui, été comme hiver, s'échappaient de sa cheminée étaient liées à de mystérieuses recherches alchimiques. Personne n'aurait osé imaginer que ces exhalaisons nauséabondes provenaient en réalité de la combustion des cadavres étudiés par le médecin.

Pour sa part, Corbinelli se satisfaisait pleinement de cet isolement. Il ne recevait personne, à l'exception du gonfalonier, et se contentait du salaire que lui versait la république pour prix de ses services. Soderini, qui n'ignorait rien des turpitudes auxquelles il se livrait, l'avait enrôlé sur les conseils de Malatesta, pour le cas où certaines questions nécessiteraient les conseils d'un médecin peu regardant en matière de morale.

Corbinelli avait donc été chargé de régler quelques affaires délicates et s'était acquitté avec brio des missions qu'on lui avait confiées. Ainsi, nul n'avait jamais soupçonné que la mort de Fabrizio Colonna, coupable d'avoir voulu informer la cité des pratiques sexuelles du gonfalonier, était due à quelques gouttes d'un délicat poison, dont les effets étaient semblables à ceux d'une attaque cardiaque. La cause réelle avait été d'autant plus facile à dissimuler que Corbinelli, en son titre de médecin officiel de la république, avait lui-même signé l'acte de décès avec une célérité digne de louange.

Face à la table se tenait la silhouette élancée de Girolamo Corbinelli, entièrement vêtu de noir, un épais tablier de cuir noué sur la poitrine. À ses côtés s'affairait Marco, son assistant en pareille circonstance. Le jeune garçon était occupé à rassembler des linges propres sur un petit plateau. Par terre reposait une bassine emplie d'eau, dans laquelle trempaient des pinces et des lames. Encore ruisselant de l'eau du fleuve, un long paquet recouvert de toile était posé sur la table.

- Voilà ce que mes hommes ont repêché ce matin, fit Malatesta. Je l'ai fait porter ici discrètement. Vous devriez y jeter un coup d'œil, Excellence.

- Montre-moi ce dont il s'agit, articula sèchement Piero Soderini.

Le mercenaire s'approcha lentement du paquet humide. Une odeur répugnante s'en échappa, au point que le gonfalonier dut plaquer un pan de son manteau sur son nez et sa bouche. On eût dit que les effluves pestilentiels qui planaient en permanence au-dessus du quartier des tanneurs étaient concentrés dans ce simple sac de toile.

Soderini aperçut d'abord ce qui ressemblait à une main humaine, dont les doigts, dépourvus d'ongles, étaient étrangement aplatis. Les replis du tissu qu'il tenait devant ses lèvres étouffèrent son cri d'horreur.

L'image se faisait de plus en plus distincte au fur et à mesure que son esprit parvenait à accepter la réalité de ce qu'il avait face à lui. Il distinguait désormais un torse humain, dépecé au point que les côtes apparaissaient, luisantes, sous quelques vagues morceaux de chair. Le ventre avait été ouvert et les viscères arrachés.

Soderini chercha à reconnaître ce qui avait été un visage, réduit à un informe mélange de cartilage et de sang, sans yeux, ni nez. Les jambes, brisées en plusieurs points, laissaient paraître les os saillants.

Plus le regard de Soderini s'attardait sur cette charogne et moins il parvenait à l'en détacher. Il était comme fasciné par ce spectacle infiniment plus horrible que tout ce qu'il avait pu observer au cours d'une existence pourtant bien remplie. Des morts, il en avait vu beaucoup, écrasés par des chariots, piétinés par des chevaux, gonflés et verdâtres à force d'avoir séjourné dans l'eau. Il avait même fini par se considérer comme un témoin privilégié de l'inventivité que déploie la Faucheuse lorsqu'il s'agit d'accomplir sa sinistre besogne. Jamais, cependant, il n'avait contemplé pareille abomination.

Une image, qu'il pensait oubliée, lui revint subitement en mémoire. Lorsqu'il avait été nommé commissaire du camp florentin lors du siège de Città di Castello, en 1489, il avait assisté aux assauts successifs contre les solides remparts de la ville. Il ne s'agissait pour lui que d'une pièce de théâtre, dont le dénouement ne faisait aucun doute. Ces gesticulations grotesques lui rappelaient avec bonheur celles de la commedia dell'arte. Le capitaine jouait son rôle à merveille, hurlant ses ordres et vilipendant ses officiers. La piétaille se lançait à l'assaut avec vaillance et n'hésitait pas à mourir en nombre suffisant pour que les spectateurs ne s'ennuient pas.

Tranquillement assis à l'ombre d'un auvent, un verre de vin bien frais à la main, Soderini regardait les combattants se jeter les uns sur les autres dans une confusion des plus distrayantes, commentant avec ses compagnons la précision de certains coups d'épée ou la grâce des plongeons auxquels s'adonnaient les soldats du haut des murailles. Il riait encore des déboires de cet arquebusier ennemi qui, au moment de recharger son arme, avait été décapité par un boulet, quand apparurent deux mercenaires gascons soutenant un de leurs compagnons.

Soderini s'était approché du blessé, abandonné devant la tente du chirurgien. Il n'avait nulle intention de lui apporter son aide. Il souhaitait seulement apercevoir l'âme du soldat s'échapper de son enveloppe charnelle pour gagner le lieu du repos éternel. Pour un homme de guerre, ce serait sans doute l'enfer ou, dans le meilleur des cas, le purgatoire, s'il s'était contenté de trucider et d'étriper sans fioritures, laissant à d'autres le soin de torturer les enfants et de violer les jouvencelles.

C'était l'époque révolue où Piero Soderini était encore avide de savoir. Ce qu'il avait vu alors avait définitivement éteint en lui toute velléité de connaissance métaphysique.

Le mercenaire avait reçu sur le corps le contenu d'une marmite d'huile bouillante, puis avait chuté lourdement sur le sol. Sa tête semblait avoir fondu sous l'effet de la chaleur. Seules subsistaient quelques mèches de cheveux carbonisés, seulement retenues au crâne par des lambeaux de chair sanguinolents. Ses joues se consumaient encore et exhalaient une odeur infâme, plus âcre que celle d'un cadavre en décomposition.

Soudain, le râle qui s'échappait de sa bouche tordue s'était tu. Le soir même, l'émissaire florentin avait regagné Florence à toute bride. Incapable de chasser de son esprit les traits affreusement déformés du blessé, il s'était soûlé jusqu'à vomir toute la bile de son corps.

La vision de ce jour-là était pourtant bien loin d'égaler en horreur ce qu'il avait sous les yeux.

- Oh, Seigneur, quelle monstruosité! eut-il juste le temps d'articuler avant de vomir.

Le gonfalonier se releva au bout de deux ou trois minutes, livide. Un long filet de bile coulait du coin de sa bouche. Son regard était aussi vitreux que celui de qui a vu Belzébuth en personne et sait que cette image terrifiante s'imprimera dans son esprit chaque fois qu'il fermera les yeux.

Ce ne pouvait être que l'œuvre du diable. Un sentiment de rage le submergea.

- Que lui est-il arrivé? murmura-t-il en fixant longuement chacun des hommes qui l'entouraient.

Corbinelli se chargea de répondre à sa question.

- On a découpé tout ce qui pouvait l'être, des parties génitales aux seins, en passant par la langue et les oreilles. La plupart des os sont brisés et la peau a été presque entièrement enlevée. Sans parler des yeux crevés et des dents arrachées. Alors qu'il était encore vivant, bien entendu.

- As-tu idée de qui il s'agit?

- Je doute que nous parvenions à l'identifier. Au premier abord, je ne savais même pas s'il s'agissait d'un homme ou d'une femme.

- Mais pourquoi lui a-t-on fait subir de telles atrocités? Tu penses qu'on a voulu lui faire avouer quelque chose?

- Aucune information ne justifie de telles souffrances. Le dixième de ce qu'il a subi aurait suffi à faire renier sa religion à n'importe qui. La seule raison que je vois pour l'instant, c'est le plaisir.

Un long silence vint souligner les paroles du médecin.

- Et combien de temps est-il resté dans l'eau selon toi, Girolamo?

- Difficile à dire... Une journée, peut-être deux.

Pour la première fois, la voix de Malatesta s'éleva dans la lourde moiteur de la cave:

- Quelle que soit la cause de ces tortures, il y a quelque chose que je ne m'explique pas. Pourquoi le cadavre a-t-il été abandonné ainsi? Il n'était même pas lesté et flottait tranquillement sur le fleuve! Il aurait été plus prudent de l'enterrer quelque part ou de le jeter au fond d'un puits.

- Et s'il avait été laissé là dans le seul but que quelqu'un le retrouve? Cela expliquerait qu'on lui ait donné cette apparence si spectaculaire.

- Arrête de dire n'importe quoi, Corbinelli! Quel tueur laisserait traîner une telle preuve de son crime?

- L'assassin veut que nous sachions qu'il existe, voilà tout.

Le mercenaire ne put retenir plus longtemps la sourde irritation qui n'avait cessé de croître en lui depuis qu'il avait posé le pied sur le sol de la cave. Sa main s'écrasa contre le marbre de la table.

- J'en ai assez entendu! Tes compétences s'arrêtent au seuil de cette pièce. Le reste ne regarde que moi, alors laisse-moi m'occuper de cette enquête et retourne à tes livres. On n'a jamais vu d'assassin fournir lui-même des indices sur son crime!

Les deux hommes s'affrontèrent du regard durant de longues secondes. S'ils n'avaient jamais éprouvé l'un pour l'autre quelque affection ou amitié que ce fût, leur rivalité s'affichait désormais au moindre prétexte. Ils en étaient arrivés à un tel degré de haine réciproque que la plus petite étincelle menaçait de porter leur inimitié à son point d'incandescence.

Malatesta dominait Corbinelli de plus d'une tête. Il le contemplait avec le sourire arrogant qui ne le quittait jamais lorsqu'il se trouvait en présence du médecin, dont il détestait l'assurance tranquille. Agir, frapper, vaincre: tels étaient les seuls mots d'ordre de Ruberto Malatesta. Aussi avait-il bien du mal à comprendre pourquoi le gonfalonier s'embarrassait de cet être chétif qui répugnait à toute forme de violence et n'avait probablement jamais empoigné une épée.

De son côté, Corbinelli vomissait la brutalité et la sauvagerie qui transparaissaient sous les riches pourpoints brodés d'or du mercenaire, à qui il rendait plus de vingt ans et près de trente kilos de muscles. Il comprenait l'usage qu'en avait le gonfalonier, mais faisait tout pour limiter son influence auprès de ce dernier.

- Calmez-vous! ordonna Soderini. Vous avez mieux à faire que de vous chamailler. Nous tenterons plus tard d'expliquer la présence de ce cadavre dans l'Arno. Pour le moment, l'important c'est de trouver son nom.

- Ce ne sera pas facile, dit Corbinelli. Le corps est en piteux état.

- Aussi vas-tu t'adonner à ton passe-temps favori. Ouvre-le et vois ce que tu peux en tirer.

Malatesta tressaillit et se tourna vers le gonfalonier.

- Est-il nécessaire que mes soldats restent devant la porte, Excellence? Je ne suis pas certain que ce soit là le meilleur gage de discrétion.

- C'est inutile, tu as raison. Tout le monde évite cette maison comme la peste. Et puis Deogratias suffit amplement à dissuader les voisins de se montrer trop curieux. Tu peux renvoyer tes hommes, mais dis-leur de tenir leur langue. Profites-en pour commencer ton enquête.

Malatesta acquiesça et gravit les marches au pas de course, n'ayant à l'esprit qu'une seule idée, qui revenait sans cesse, telle une litanie lugubre et obsédante: s'éloigner au plus tôt de ce lieu maudit.

Le médecin se mit au travail dans le plus grand silence. Au centre de la pièce, sur la dalle de marbre, reposait la dépouille repêchée dans les eaux de l'Arno. L'immersion prolongée du cadavre avait considérablement accéléré le phénomène de décomposition. Le plus léger contact paraissait suffisant pour que les morceaux de chair qui pendaient sur toute la surface du corps s'en détachent.

L'odeur était si forte que Soderini sentit brusquement la tête lui tourner. Il dut s'appuyer contre le mur pour ne pas tomber. Corbinelli lui tendit un bol rempli d'une substance pâteuse.

- Vous devriez utiliser cet onguent, Excellence. Il n'y a rien de plus efficace, vous allez voir.

Soderini trempa ses doigts dans la pâte que lui présentait le médecin et répandit une couche épaisse sur sa lèvre supérieure. Une forte odeur de camphre envahit ses narines. Son haut-le-cœur cessa presque aussitôt.

- Notre ami est dans un sale état, dit Marco d'une voix dénuée d'émotion.

- Il s'est décomposé à une vitesse déconcertante. J'ai bien peur que tout ne soit corrompu à l'intérieur.

À cette perspective, le gonfalonier ne put masquer une grimace de dégoût. Le médecin lui offrit une dernière chance d'échapper à la sinistre opération.

- Vous n'êtes pas obligé de rester, Excellence. Vous pouvez très bien attendre en haut. Marco a l'habitude de m'assister.

- Ça ira. L'intérieur peut difficilement être pire que l'extérieur et, de toute manière, mes intestins sont vides.

- D'accord, alors allons-y.

Armé d'une lame, Corbinelli esquissa une figure complexe sur ce qui restait du torse, puis il enfonça ses mains nues dans la mince fente ainsi tracée. Il écarta les deux parties et ouvrit la cage thoracique. Ce qu'il vit semblait encourageant, puisqu'un sourire de contentement se dessina sur ses lèvres.

- Les viscères sont bien mieux conservés que je ne pensais. Le cœur est presque intact, à l'exception de cette blessure mortelle.

- Qu'est-ce qui a pu faire cela? Un poignard?

- Non, l'entaille est beaucoup trop fine et régulière. J'opterais plutôt pour un instrument très effilé. Un stylet ou bien une sorte de longue aiguille. L'homme n'a sans doute rien senti de plus qu'une piqûre.

- La fin a été plus douce que ce qui l'a précédée... soupira le gonfalonier tandis que Corbinelli continuait à fendre les chairs. Que vois-tu d'autre?

Le médecin observa le foie à la lumière d'une grosse bougie et fit de même pour les autres organes sans rien trouver de concluant.

- On a soigneusement évité de toucher le moindre organe vital avant la mise à mort. Cet homme aurait pu vivre encore plusieurs heures si le tueur n'avait pas décidé d'en finir.

- Tu penses qu'il a été torturé longtemps?

- Je dirais au moins une heure ou deux si l'assassin a choisi de travailler vite. Trois ou quatre s'il a pris son temps.

Le gonfalonier blêmit.

- Nous faisons fausse route. Brûlons-le et oublions-le le plus vite possible!

- Auparavant je voudrais regarder un peu ce qu'il a dans la panse, on ne sait jamais.

Corbinelli sectionna à leur base l'œsophage et les intestins, puis souleva l'estomac du mort et le posa sur le marbre glacé. Il reprit son scalpel et fendit délicatement l'enveloppe externe.

- À mon avis, le dernier repas remonte à vingt heures au moins avant sa mort. Sa dernière bouchée s'est sans doute refermée sur un morceau de tourte de volaille arrosée de vin rouge.

Sans aucune hésitation, le médecin plongea ses mains dans les chairs, accentuant l'écœurement de Soderini. Il aurait donné n'importe quoi pour se trouver loin de cette séance culinaire post-mortem à laquelle Corbinelli semblait prendre un plaisir jouissif.

Il était sur le point de s'éclipser discrètement, au risque de manquer la description des dernières composantes du menu, lorsque le médecin émit une exclamation sourde.

- Qu'y a-t-il? Tu as trouvé quelque chose d'intéressant?

- Quand je vous disais qu'un estomac nous renseigne mieux sur quelqu'un que son propre confesseur! Donne-moi ce linge, Marco, nous allons voir ça de plus près.

Du bout de sa pincette, le médecin attrapa un minuscule copeau bleu qu'il posa délicatement sur le tissu immaculé. Il renouvela l'opération et retira un autre morceau, d'un jaune éclatant cette fois.

- Qu'est-ce que c'est? demanda le garçon.

- J'ai déjà vu ça en examinant la dépouille d'un peintre. Son estomac était rempli de petits copeaux de peinture comme ceux-ci.

- Qu'il aurait ingurgités en suçotant le manche de son pinceau, c'est bien cela? intervint Soderini.

- Exactement. Nous connaissons au moins son métier.

Songeur, le gonfalonier contempla les particules de couleur.

- Le premier problème est résolu. S'il est florentin, Malatesta saura dès ce soir de qui il s'agit. Reste à répondre à la seconde question: pourquoi?

- Peut-être avait-il des dettes? suggéra Marco. Ou bien avait-il couché avec la femme d'un autre?

- Cesse un peu de dire des bêtises et laisse Malatesta mener son enquête. Même s'il supporte mal qu'on ouvre un corps sous ses yeux délicats, reconnaissons qu'il fait cela mieux que nous.

Corbinelli se tourna alors vers le gonfalonier, qui lui adressa un sourire las. Toute son énergie semblait s'être dissipée en une fraction de seconde. Il lui tardait de quitter la pièce à son tour, mais il préféra s'assurer que le cadavre ne viendrait plus lui causer de soucis.

Deogratias comprit aussitôt ce qu'attendait le maître de la ville. Il commença à découper les restes humains posés sur la table. Abattu d'une main ferme, le hachoir fendait les chairs et sectionnait les tendons en un claquement sec. Il s'agissait pour Deogratias d'une tâche familière, répétée des dizaines de fois, aussi naturelle pour lui que de couper les cuisses d'un poulet.

Moins de dix minutes lui suffirent à séparer les membres. Il y avait désormais sur la table une dizaine de morceaux de taille variable. Les cuisses et les avant-bras formaient une sorte de croix, au-dessous de laquelle étaient disposés les deux parties du torse, les mains et les pieds. Le crâne reposait à la base de l'étrange sculpture.

S'ils avaient observé plus attentivement la disposition de l'ensemble, Soderini et Corbinelli se seraient aperçus que Deogratias, en homme de goût, avait modelé sa composition sur sa peinture préférée, la Crucifixion de saint Pierre de Filippino Lippi, qu'il allait admirer chaque matin dans l'église Santa Maria del Carminé. Profitant de la faible affluence de la messe de six heures trente, il s'installait le plus près possible de la fresque, reléguée tout au fond de la nef, dans l'obscurité de la petite chapelle de la famille Brancacci, et ne s'en détachait que lorsque le prêtre avait prononcé la bénédiction finale.

Mieux que quiconque, Filippino Lippi avait réussi à rendre dans ses toiles la complexité de l'esprit florentin, dont le haut degré de raffinement s'accompagnait d'une férocité digne des pires peuplades barbares. La Crucifixion représentait sans doute le modèle le plus maîtrisé de son style: précise dans sa construction et respectueuse des règles strictes de l'harmonie picturale, elle semblait ruisseler de sang. Des lignes nerveuses, véritables métaphores des humeurs incontrôlables propres à l'âme toscane, la parcouraient en tous sens et la désagrégeaient de l'intérieur.

Particulièrement content du rendu du monceau d'abattis disposé sur la table, Deogratias observait son œuvre avec fierté, un peu déçu toutefois que son maître et le gonfalonier ne perçussent pas la finesse de son utilisation des volumes et des couleurs. Au bout d'une minute, dépité, il rassembla le tout en un monticule au centre de la pièce. Il ajouta quelques bûches dans la cheminée, puis saisit le pied qui surmontait le tas et le jeta distraitement dans l'âtre.

Une odeur semblable à du porc grillé envahit la pièce, en même temps qu'une sombre fumée envahissait le conduit. Satisfait de la température du feu, Deogratias lança les autres morceaux dans les flammes. Il ne resta bientôt plus que la tête, qu'il livra au brasier après avoir murmuré un semblant de prière.

Soderini fut stupéfait par la vitesse à laquelle le cadavre se consuma. Au bout d'un quart d'heure, les chairs avaient fondu et les os commençaient déjà à s'émietter sous la force de la chaleur. Il ne resta bientôt plus de Raffaello Del Garbo qu'une poignée de cendres mêlées à des fragments osseux guère plus gros que des pièces de monnaie. Deogratias prit alors une éponge gorgée d'eau et entreprit de laver la table d'opération.

Laissant le serviteur parachever la destruction des preuves, Soderini et Corbinelli quittèrent la pièce et gravirent l'escalier. Après avoir refermé la porte qui menait à la cave, le médecin indiqua au gonfalonier la direction de la sortie.

- Tout est terminé, Excellence, le cadavre n'a jamais existé.

- Voilà une bonne chose de faite. Souhaitons que le souvenir de ce malheureux s'éteigne aussi vite que les flammes qui ont dévoré sa dépouille.

Sans rien ajouter, Soderini récupéra le manteau que lui tendait son hôte et sortit. Il frissonna, mais le froid n'y était cette fois pour rien. Il venait de comprendre pourquoi l'assassin s'était tant acharné sur le corps de sa victime. L'idée qui s'était insinuée dans son esprit le terrifia. Il ne parvint pas à la chasser, car il savait au fond de lui que c'était la seule explication possible.

Ce corps martyrisé le terrifiait tant parce que tous ses attributs individuels avaient disparu. Rien de ce qui faisait de lui un homme n'avait résisté à l'acharnement du bourreau. Il n'avait plus de nom, ni de visage. Celui qui l'avait torturé était parvenu à l'exclure de l'humanité. En le défigurant de la sorte, il lui avait réservé un sort bien pire que la mort.

Soderini essaya de se convaincre que l'effigie de faïence qui l'attendait sur son bureau parviendrait à lui faire oublier le souvenir du cadavre, mais une voix venue du plus profond de ses entrailles l'assura du contraire.

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