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Lorsqu'il se retourna, Machiavel eut la vision brutale de ce à quoi devait ressembler un ange. Devant lui se tenait en effet la plus belle créature de Dieu qu'il eût jamais aperçue. Durant une fraction de seconde, il eut la perception très claire du sentiment qu'avait dû éprouver Dante quand, pour la première fois, il avait aperçu Beatrice, nimbée dans l'évidence de sa beauté.
Il contemplait la jeune femme avec une expression de surprise mêlée de fascination. Elle devait être habituée à susciter ce genre de réaction, car elle se contenta de hausser les sourcils.
- Pourquoi donna Stefania t'a-t-elle envoyé?
Sa voix avait perdu de sa sévérité. Un léger accent déformait les sons produits par sa bouche parfaite. Troublé par les émeraudes étincelantes qui le fixaient, Machiavel ne parvenait pas à prononcer le moindre mot.
La jeune femme le secoua par le bras. L'écho des canonnades envahit à nouveau ses sens. Il bredouilla enfin une réponse:
- Je cherche Boccadoro.
- Que lui veux-tu?
- Cela ne vous concerne pas. Conduisez-moi à elle si vous savez où elle est.
- Prouve-moi que tu viens bien de la part de donna Stefania.
- Comment aurais-je pu connaître ce passage, d'après vous? Vous croyez vraiment qu'elle aurait brisé son secret si elle n'y avait pas été contrainte?
Une lueur d'intérêt traversa les pupilles de la jeune femme. Machiavel sut qu'il avait gagné la partie.
- Je dois lui parler. Nous avons perdu assez de temps comme ça... Il ne faudrait pas qu'il lui arrive malheur par votre faute.
Agacée, la jeune femme haussa les épaules. Machiavel ne put résister au plaisir de voir ce frisson fugace courir à nouveau sur sa peau.
- Et cessez de me menacer avec ce couteau, vous allez finir par vous blesser!
Si la fille était vexée, elle n'en laissa rien paraître. Elle hésita quelques secondes, puis fit disparaître l'arme d'un geste rapide.
- Bien, je me sens plus à l'aise!
- Pourquoi veux-tu rencontrer Boccadoro?
- Je le lui dirai lorsque je la verrai devant moi.
- Vous êtes tous aussi bêtes les uns que les autres...
- Quoi?
- Vous, les hommes, vous êtes incapables de voir plus loin que le bout de vos bottes crottées.
- Pourquoi? Que devrais-je voir?
- Je suis Boccadoro.
Honteux de ne pas avoir su reconnaître la beauté dont résonnaient toutes les rues de la cité, Machiavel comprit l'étrange fascination qu'exerçait la jeune femme. Elle n'était pas seulement belle à couper le souffle, elle était avant tout sauvage. Son métier de prostituée n'avait pas brisé sa volonté, au contraire il lui avait donné le pouvoir de plonger le souvenir de son visage au plus profond du cœur des hommes.
Il sentit la force de cette attraction envahir ses sens. Ses yeux glissèrent sur les hanches gainées de velours rouge, remontèrent aux seins, dont le relief prometteur était mal dissimulé par un bustier généreusement ouvert. Ils suivirent la petite veinule bleutée qui frémissait le long de son cou, puis se posèrent sur sa bouche.
- Parle! Pourquoi donna Stefania t'a-t-elle envoyé?
Machiavel ne savait comment présenter les choses. Il opta pour la réponse la plus directe:
- Chiara est morte.
- Chiara? Mais comment?
- On a retrouvé son corps hier matin dans l'église Santa Croce. Elle a été torturée.
- Mon Dieu, elle était si jeune! Qui a fait ça?
- Ceux que tu as fuis.
- Ils savent où je suis, alors...
- Cela ne fait aucun doute. Chiara n'a pas dû leur résister longtemps. T'a-t-elle accompagnée jusqu'au passage secret?
- Non, il était plus prudent qu'elle ignorât où se trouve l'entrée du souterrain. Donna Stefania lui avait ordonné de me laisser à deux milles de Pise.
- Les tueurs ignorent donc comment t'atteindre. Par contre, dès que la ville tombera, ils pourront y entrer en se mêlant aux soldats. Il faut partir tout de suite.
- Je ne peux pas. Je dois aller prévenir donna Martina.
- Qui est-ce?
- La sœur de donna Stefania. Elle m'a accueillie avec tant de bonté...
- C'est trop dangereux. On ne peut pas se permettre de perdre plus de temps.
- Je ne m'en irai pas sans l'avoir remerciée.
- Où habite-t-elle?
- Juste au coin de la rue. Il suffit de sortir du jardin.
Boccadoro s'éloigna d'un pas décidé avant même d'avoir achevé sa phrase. Machiavel la retint par le bras.
- Écoute!
- Je n'entends rien.
- Justement. Ni canons, ni cris... Tout est parfaitement silencieux. La ville est tombée. Nous devons partir immédiatement.
- Non! Pas sans être allés d'abord chez donna Martina.
Machiavel hésita. Rester plus longtemps dans Pise n'était pas raisonnable. Mais, après tout ce qu'il avait vécu au cours des derniers jours, l'idée même de raison n'avait plus guère de sens pour lui.
- C'est bon. Faisons vite!
Boccadoro l'attira dans la rue. Le silence y était oppressant. Par un réflexe vain, tous les habitants s'étaient réfugiés chez eux, dans l'espoir d'échapper le plus longtemps possible à la vindicte des soldats. En majorité composées de mercenaires, les troupes florentines n'étaient payées qu'une fois la victoire acquise. Pour quelques heures, la ville leur appartenait.
Les deux jeunes gens parcoururent en courant la courte distance qui les séparaient de la demeure de donna Martina. Machiavel ne put retenir une exclamation de surprise lorsque la porte s'entrebâilla:
- Donna Stefania!
- Le Seigneur a en effet jugé bon de nous faire naître identiques. Je suis sa sœur jumelle. Entrez, dépêchez-vous, ils ne vont plus tarder. Il ne fera alors plus très bon être dehors.
- Nous ne pouvons pas rester, dit Boccadoro. Je voulais juste vous remercier et vous dire adieu.
- Vous ne pouvez pas partir maintenant, avec ces soldats partout!
- Boccadoro court un danger bien plus grand ici, intervint Machiavel. Ceux qui la cherchent seront là dans peu de temps.
Sans laisser à donna Martina le loisir de protester plus longuement, Boccadoro prit les mains de son hôtesse dans les siennes.
- Je n'oublierai jamais votre bonté!
Elles se serrèrent l'une contre l'autre. Des larmes coulaient sur les joues des deux femmes.
- Prends soin de toi, ma belle. Et toi, jeune homme, protège-la comme il se doit!
Machiavel acquiesça en silence, tandis que donna Martina risquait un œil à l'extérieur.
- Tout a l'air calme. Dépêchez-vous!
- Merci, et que Dieu vous garde!
- Fuyez, maintenant!
Machiavel entraîna Boccadoro en direction du passage secret. Soudain, des centaines de cris de douleur s'élevèrent en même temps des entrailles de Pise.
- Ça y est! Ils sont entrés.
Machiavel sentit la main de Boccadoro se resserrer sur sa paume.
- J'ai laissé les chevaux à la sortie du souterrain. Si nous arrivons jusqu'au jardin, nous serons sauvés.
Le salut se trouvait désormais à moins de cinquante pas. Les deux jeunes gens se mirent à courir. Ils entendaient distinctement les hennissements des chevaux et les hurlements des soudards.
Des cavaliers passèrent au galop devant la maison de donna Martina. L'homme de tête, un solide Brandebourgeois, leva son épée au ciel, prêt à décapiter les fuyards en pleine course. Encore trois foulées et il allait enfin pouvoir faire payer à ces damnés Pisans de l'avoir condamné à l'abstinence durant ces longs mois. Ce serait d'abord le temps du sang, puis il goûterait de nouveau au parfum des femmes et aux saveurs de l'alcool.
Le Brandebourgeois adorait sentir la puissance terrifiante de la haine le pénétrer tout entier. Il savait alors que nul ne pouvait plus arrêter la force vengeresse de son bras. Les instants pendant lesquels l'envahissait ce sentiment compensaient à eux seuls les souffrances du siège. Pour eux, il était prêt à traverser l'Italie et à attendre le temps nécessaire au pied d'une citadelle assiégée. Pour ces quelques secondes d'éternité, il était même prêt à mourir.
Les fuyards étaient au bout de son épée. Il distinguait désormais leurs traits tirés et pouvait humer l'odeur de leur peur. Il retarda son coup, car il savait qu'il marquerait en même temps l'apothéose et le terme de sa jouissance, puis son arme fendit l'air.
Son épée commençait tout juste à redescendre lorsque les deux jeunes gens se retournèrent. Sans doute, en un ultime défi au destin, voulaient-ils voir la mort en face. Dans un geste désespéré, le jeune homme tenta de se placer devant sa compagne pour la protéger. Elle le repoussa et, d'un geste si fluide qu'il parut irréel au mercenaire, tira un couteau de sous sa robe.
La lame du Brandebourgeois n'eut pas le temps d'achever son arabesque mortelle. Elle glissa de ses mains et se fracassa sur le sol. Stupéfait, le soldat contempla l'entaille béante qui ornait le haut de sa cuisse, puis glissa lentement de sa selle et s'effondra.
Allongé sur le sol, il regarda le sang s'échapper de sa jambe, d'abord lentement, puis de plus en plus vite. Sa vie le fuyait au rythme du liquide écarlate.
Une étrange torpeur l'envahit. Il ne ressentait aucune douleur. Malgré la fatigue qui pesait sur ses paupières, il voulait profiter de la vie jusqu'au dernier instant.
Une silhouette féminine traversa furtivement son champ de vision et se faufila dans un jardin. Il crut y voir un ange l'invitant à le suivre au paradis. Il tenta de ramper vers l'éden, mais la porte se referma avant qu'il ait pu l'atteindre.
Vingt minutes suffirent à Machiavel et Boccadoro pour traverser la galerie. Plongée dans un état second, la prostituée n'avait toujours pas lâché son couteau. Sa main se crispa autour de celle du jeune homme lorsque la lumière du jour les enveloppa. Sans se retourner sur la ville en flammes, ils prirent la direction de Florence.
Ils galopèrent un long moment sans qu'aucun d'eux n'ouvre la bouche. Machiavel se retourna soudain pour crier quelque chose. Le vent emporta ses paroles. La jeune femme frappa du talon le flanc de son cheval et se rapprocha de lui.
- Puis-je te demander quelque chose. Boccadoro?
- Oui, bien sûr...
- Que faisais-tu dans le jardin, tout à l'heure? Tu aurais dû rester enfermée chez donna Martina, non?
Les joues de la prostituée s'empourprèrent.
- En vérité, je ne sais pas trop ce qui m'a poussée à aller là-bas. J'ai eu comme une sorte de pressentiment. Je ne saurais pas l'expliquer. Peut-être était-il écrit que nos destins se croiseraient aujourd'hui...
Elle s'interrompit, puis questionna à son tour son compagnon:
- Au fait, comment t'appelles-tu?
- Niccolò.
Le vent rabattit ses cheveux sombres sur son visage. Elle les repoussa vers l'arrière d'un geste nerveux.
- Merci de m'avoir tirée de là, Niccolò.
- Ce n'est rien. Rentrons vite...
Le voyage se déroula sans encombre ni paroles superflues. Le soleil disparaissait à l'horizon au moment où ils franchirent la porte septentrionale de la ville.
Florence semblait morte. Même les soldats de garde avaient déserté leurs postes. L'agitation des jours précédents avait cédé la place à l'atonie la plus totale.
Ils descendirent de cheval et s'avancèrent jusqu'au Ponte Vecchio. Les étals des bouchers, d'ordinaire en proie à une activité effrénée à cette heure du jour, montraient le triste spectacle de leurs devantures closes.
Ils virent les premiers attroupements à proximité du baptistère. Des centaines de personnes, réparties en petits groupes, discutaient à voix basse.
- Que se passe-t-il? demanda Machiavel à une jeune lavandière.
- Vous n'êtes pas au courant? Vous devez bien être les seuls!
- Nous venons d'arriver.
- On a encore retrouvé un cadavre aujourd'hui, devant l'Ospedale della Carità. Une petite fille.
- Seulement, cette fois, ajouta une vieille femme dévorée par les rides, on a aperçu les meurtriers.
- Comment ça?
- Ils ont agi à l'aube, quand tout le monde dormait. La religieuse de garde a entendu des coups contre la porte et est allée voir ce qui se passait. Elle s'est retrouvée nez à nez avec les assassins. Elle a hurlé si fort qu'ils se sont enfuis. La petite était clouée sur la porte par les poignets et les chevilles, comme le Christ. Ils n'ont emporté que ses yeux.
- Et le pire, reprit la lavandière, c'est que la pauvrette n'est pas morte tout de suite. Elle s'est réveillée quand on l'a décrochée!
Les mots se brisèrent dans sa gorge. Incapable de continuer, elle détourna les yeux et fixa le sommet du dôme. Au léger mouvement de ses lèvres, Machiavel comprit qu'elle priait.
- Savez-vous ce qu'a vu la religieuse?
La vieille femme répondit à la place de la lavandière:
- Elle a entrevu plusieurs tueurs. Un très grand et un autre beaucoup plus petit.
- Ils étaient seulement deux?
- Non, souffla-t-elle à voix plus basse, il y en avait un autre. C'était un moine! Un moine de San Marco!
- Elle l'a reconnu?
- Non, mais elle a bien vu sa robe. Noire et blanche!
La vieille avait éructé plus qu'elle n'avait parlé. Un homme à la peau trouée par la vérole se joignit à la conversation:
- Ce ne peut être que ce damné dominicain! On en a tous assez de lui et de ses suppôts! Ils ont déjà brûlé nos bordels et nos tavernes, et maintenant ils tuent nos petites!
- C'est bien vrai, renchérit la vieille, il faut que ça cesse! On va leur faire payer!
Le murmure de la foule grossit peu à peu, jusqu'à se transformer en un grondement sourd. Des cris de colère fusèrent de toutes parts:
- À mort, le moine!
- Pendons-les tous!
- Savonarole, tueur d'enfants, tu vas payer pour tes crimes!
Effrayé par la violence de la réaction populaire, Machiavel repoussa Boccadoro vers le coin le plus reculé de la place.
Parmi tous ces gens, beaucoup avaient assisté aux sermons de Savonarole et participé à ses processions. Une semaine auparavant, ils auraient été prêts à tout pour le défendre et voilà qu'à présent, ils criaient leur haine et leur soif de vengeance. Les excès de Valori et de ses partisans avaient suscité un immense mouvement de rejet. Leur violence se retournait contre eux. L'enchaînement des événements était effrayant, tant il laissait entrevoir leur inévitable issue.
Il était temps de mettre Boccadoro à l'abri, avant que la colère du peuple ne devienne incontrôlable. En s'éloignant, Machiavel se retourna une dernière fois sur la foule qui ne cessait d'affluer devant le baptistère.
Le doute se transforma en certitude: il était déjà beaucoup trop tard.