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- Messieurs, j'ai une grande nouvelle à vous annoncer!

- Ne me dis pas que tu as encore perdu ta virginité, Francesco! Tu es censé l'avoir déjà perdue au moins trois fois, non? La première, si je me souviens bien, c'était avec la fille de Piero Petruzzi. Puis tu nous as annoncé que tu avais forniqué avec la femme de Simone Fornacciari, le boulanger, et enfin avec cette putain qui racole le long de l'hôpital des franciscains. Il est tout de même étrange qu'aucune ne se souvienne de ses aventures avec toi...

- Très drôle, Ciccio... Non, j'ai une vraie nouvelle, absolument confidentielle. Je la tiens du cousin de ma mère, Battista, celui qui fait partie de la milice...

- Attends une seconde, j'ai bien trop soif pour t'écouter. Commande donc un autre pichet de ce merveilleux petit vin!

- Tavernier! beugla le jeune homme au visage boutonneux, si fort que sa voix parvint miraculeusement à dépasser le vacarme qui régnait dans l'auberge pour atteindre les conduits auditifs d'une serveuse aux hanches larges et avenantes.

La plantureuse créature s'avança d'un pas lent vers la table des trois jeunes gens. C'était une femme d'une cinquantaine d'années, à qui la vie avait amplement apporté son lot de malheurs et de tragédies. Elle gardait peu de stigmates de ses longues années de prostitution, si ce n'était l'éternelle expression d'ennui qui figeait ses traits, ajoutée à une envie certaine de castrer certains des nombreux mâles qu'elle avait connus.

Malgré les dommages irréparables que les années d'excès avaient causé à son corps, elle mettait un point d'honneur à ne porter que des vêtements mettant en valeur ses formes plus qu'abondantes. Cette habitude lui valait une popularité inégalée parmi les soiffards qui prenaient quotidiennement le risque d'affronter la fermeté de sa poigne et l'acidité de ses paroles.

Sans se départir de son air las, elle se planta devant celui qui venait de crier:

- Qu'est-ce que ce sera encore, les garçons?

- Amène-nous donc un autre cruchon de vin, Teresa! dit le jeune homme en essayant de glisser la main sous les jupons de l'hôtelière, qui, d'un coup sec sur l'avant-bras, lui fit aussitôt renoncer à sa tentative.

- Les femmes comme moi ne sont pas faites pour les jouvenceaux de ton espèce, mon petit! ironisa-t-elle d'une voix railleuse. Nous en reparlerons lorsque l'arbrisseau que tu caches dans ton pantalon aura enfin atteint une taille respectable.

À ces mots, Francesco Vettori, qui allait sur ses dix-neuf ans et estimait que les rares poils disséminés sur son menton témoignaient de l'achèvement de sa puberté, ne put contenir un hoquet d'indignation. Sous les acclamations des deux autres membres de la tablée, Teresa attrapa la joue du jeune homme. Avant de la lâcher, elle attendit d'être certaine que la trace sombre qu'elle y avait apposée perdurerait quelques minutes au moins.

Puis elle se retourna tranquillement et se mit en devoir de percer la foule, n'hésitant pas à jouer des coudes pour repousser tous ceux qui se trouvaient sur son chemin. Vettori put enfin pousser un cri de douleur.

- Allez, Francesco, montre-nous ton arbrisseau, que l'on voie enfin si son feuillage commence à pousser! le railla son voisin de gauche, un grand brun au teint olivâtre, légèrement plus âgé.

- Que t'est-il arrivé à la joue, Francesco? continua le garçon joufflu qui se tenait en face de lui. C'est un suçon de Teresa, non?

- Encore un mot, et on ira régler ça dehors! lui répondit violemment Vettori, d'autant plus vexé que son cri avait attiré l'attention des ivrognes serrés les uns contre les autres dans l'auberge.

- Quand tu veux, mon petit jouvenceau! Mais peut-être préfères-tu attendre l'heure de ta tétée. Je ne veux pas qu'on m'accuse de t'avoir tué alors que tu n'étais pas en pleine possession de tes moyens physiques!

À ces mots, Vettori se redressa d'un bond et tenta de se jeter sur lui, mais ne parvint qu'à retomber lourdement sur son voisin.

- Excuse-moi, Niccolò... J'ai du mal à tenir debout ce soir.

Niccolò Machiavel n'avait pas participé à la beuverie aussi activement que ses deux compagnons, aussi sa voix était-elle moins hésitante que la leur:

- Allons, calmez-vous tous les deux! J'en ai plus qu'assez de vos disputes incessantes. Tu t'es attaqué à plus fort que toi, Francesco, voilà tout. Cela fait dix ans que Teresa répond avec la grâce qu'on lui connaît à tous les poivrots qui essaient d'abuser d'elle!

- Tu as tort de te fier à son aspect physique, renchérit l'adolescent corpulent, inscrit sur les registres d'état civil sous le nom de Piero Guicciardini, mais que ses amis avaient affublé du sobriquet de Ciccio. En réalité, Teresa est une vraie sainte. Pour rien au monde elle ne manquerait la messe du matin.

- Surtout si c'est le ténébreux moine de son cœur qui la dit! conclut Vettori en rajustant la longue mèche blonde dont il tirait une immense fierté.

- Vous pouvez rire, mais la moitié des femmes de cette ville sont amoureuses de Savonarole! conclut Machiavel en esquissant un sourire amusé. En voilà autant qui ne rêvent pas de vos caresses!

Vettori grimaça et ne put s'empêcher de maugréer, d'un ton qui ne laissait aucune ambiguïté quant aux sentiments qu'il nourrissait à l'égard du moine:

- Je voudrais bien savoir pourquoi elles ne parlent toutes que de lui! Il n'a jamais touché une femme et n'est sans doute pas près de le faire...

- "Cessez de vous rouler dans le lucre et la luxure! Priez le Seigneur, car Lui seul peut nous sauver!" tonna Guicciardini dans une imitation de la voix de stentor du dominicain, justement récompensée par une salve d'applaudissements.

Grisé par ce succès, il poursuivit:

- "Consacrez toute votre énergie à Dieu! Ne la gaspillez pas avec vos épouses, mais confiez plutôt vos femmes aux bons soins de Francesco Vettori, cette incarnation du Malin qui ne pense qu'à baiser!" rugit-il, tandis que ses deux comparses se tordaient de rire sur leurs chaises.

- Arrête, Ciccio, c'est trop drôle! J'ai l'impression que mes boyaux vont éclater! le supplia Vettori en se tenant le ventre.

Sans la moindre pitié pour les entrailles de son ami, Guicciardini brailla dans un ultime éclat de voix:

- "Crève, Francesco! Tu sèmes les graines de l'impureté et du vice jusqu'au cœur de notre cité! C'est là l'unique fin que tu mérites!"

Apercevant de loin le regard désapprobateur de Teresa, il mit un terme brutal à son imitation.

- Il me semble que ce bon Savonarole aurait des paroles plus charitables, non? interrogea Vettori, profitant du silence qui venait de s'installer.

- J'en doute, lui répondit Machiavel. Il prend très au sérieux son rôle de messager de Dieu. Il est prêt à écarter de son chemin tous ceux qui pourraient s'opposer à son nouvel ordre moral.

- Pourvu qu'il me cède une ou deux jeunes filles à besogner, je le laisserai dire tous les sermons du monde, conclut Vettori, dont les yeux bleus se mirent à briller d'une lueur où se mêlaient désir et frustration.

Se souvenant soudain qu'il n'avait pas encore dévoilé son secret, Guicciardini prit la parole d'un ton solennel:

- Niccolò, je te rappelle que notre cher Francesco ici présent, sans doute le plus grand vantard que la terre toscane ait jamais porté, a une importante nouvelle à nous communiquer. Espérons qu'elle sera authentique, pour une fois.

- C'est vrai, ne nous fais pas languir. De quoi s'agit-il?

D'un geste théâtral de la main, Vettori réclama le silence, puis toussa une ou deux fois pour se donner de la contenance.

- Bon, d'accord. Comme je vous l'ai dit tout à l'heure, le cousin de ma mère...

- Battista! l'interrompit son gros voisin.

- Tais-toi, Ciccio! Laisse-le parler...

- Donc, Battista était de garde cette nuit avec le vieux Torricelli sur le pont qui traverse l'Arno, au nord de la ville. Ils étaient en train de terminer leur dernière ronde, vers six heures, lorsqu'ils ont aperçu un paquet qui flottait, coincé dans des branches. Ils ont réussi à le récupérer avec leurs lances et l'ont ouvert.

- Accélère un peu, Francesco! Qu'y avait-il à l'intérieur?

- Je parie qu'il y avait quelques barils de vin, que Torricelli a immédiatement vidés. Il boit plus vite qu'il ne respire, celui-là.

- Il aurait préféré y trouver du vin, Ciccio. En fait, il s'agissait d'un cadavre, et tellement pourri que le vieux Torricelli a dégobillé sur-le-champ toute la gnôle qu'il avait bue durant la nuit.

- Et qu'ont-ils fait?

- Ils ont refermé le sac du mieux possible et Battista est allé chercher les hommes de Malatesta.

- Il leur a dit qu'il avait vu ce que contenait le sac?

- Non, tu penses bien. Il n'avait aucune envie de finir dans les geôles du Bargello. Tout le monde sait que Malatesta n'est pas du genre à réfléchir longtemps pour résoudre les problèmes délicats. Il a prétendu qu'il n'avait pas pu s'en approcher à cause de l'odeur. Les hommes de Malatesta l'ont fait déguerpir si vite qu'ils n'ont pas pris le temps de l'interroger davantage.

Troublés par cette nouvelle, ses deux amis observèrent un long moment de silence que Vettori savoura comme une juste victoire après tant de sarcasmes.

Machiavel fut le premier à réagir:

- Le conseil de la cité doit se réunir demain. Le sujet y sera sans doute abordé.

- Tu peux en être certain! rétorqua Guicciardini. J'en connais qui seront trop heureux de mettre Soderini en position délicate.

- Si nous sommes au courant de cette histoire, toute la ville doit l'être, soupira Machiavel. N'ayez pas peur, je vous raconterai tout cela juste après.

Tout heureux de voir que son ami avait fort bien saisi le message qu'il s'efforçait de lui transmettre par la pensée, Guicciardini lui tapa joyeusement sur l'épaule.

- Comme quoi connaître un secrétaire de chancellerie présente aussi des avantages! Tu te décides enfin à nous apporter quelques nouvelles croustillantes en échange de tous les ragots que nous t'offrons chaque soir!

- J'ai peur de te décevoir, Ciccio! Il ne faut pas espérer y entendre de racontars. On n'y apprend d'ailleurs rien de bien palpitant. Quant à moi, je passe mon temps à rédiger des comptes rendus que personne ne lira et qui finiront couverts de poussière dans la salle des archives. Rien de bien passionnant...

- Il faut le dire au vieux Ficino! C'est lui qui insiste pour que ses élèves fréquentent les hauts lieux du pouvoir le plus tôt possible!

- Ton tour viendra aussi, Francesco...

- Le plus tard possible, j'espère! J'ai encore besoin de quelques longues années pour préparer mon cerveau aux méandres de la politique.

Guicciardini leva la main droite, dans un geste qui se voulait solennel.

- Sache que tu pourras nous rapporter en toute confiance ce qui se dira demain, Niccolò. Je te promets que nul n'en saura rien.

- Nous serons aussi muets qu'un bronze de Verrocchio! ajouta Vettori, qui, bien sûr, n'en pensait pas un mot.

- J'en doute, vous êtes capables de répandre un ragot dans toute la Toscane en moins d'une heure!

Cette remarque mit en joie ses compagnons, heureux de voir leurs capacités reconnues à leur juste valeur. Pour fêter cette victoire, Guicciardini se mit à hurler:

- Teresa, vite, du vin! On meurt de soif dans ta foutue taverne!

La nuit touchait à sa fin. La pluie fine avait laissé place à une averse qui avait empli les rues de larges flaques boueuses. Une épaisse chape de brouillard s'était étendue sur la ville, au point que l'on n'y voyait pas à cinq mètres. L'individu qui marchait d'un pas rapide dans les ruelles du quartier San Bernardo n'aurait pu rêver conditions plus parfaites pour accomplir sa mission.

Il avait relevé le col de son manteau jusqu'à la base de son nez et fait retomber sur ses yeux le large bord de son chapeau. Plongé dans l'obscurité, son visage était méconnaissable. Le seul indice sur son identité était la solide lame de Tolède qu'il portait au côté, glissée dans une simple boucle de cuir.

Ce n'était pas, en effet, l'épée souple et ornée d'un pommeau finement ciselé qu'arboraient habituellement les aristocrates, plus soucieux du style que de l'efficacité d'un tel instrument. Bien peu, d'ailleurs, avaient appris à prendre en main la flamberge autrement que comme on tient une plume d'oie. De toute manière, ils avaient amplement démontré par le passé qu'il leur était bien plus naturel de périr au combat que de tuer. Les gonfaloniers successifs avaient pris acte de cet atavisme et avaient compris qu'il valait mieux offrir à des mercenaires le monopole - glorieux, mais dangereusement puéril - de la guerre plutôt qu'à la fine fleur de la noblesse florentine.

C'était là au contraire l'arme d'un homme qui considère son épée comme purement utilitaire, conçue dans le seul but de tuer d'une botte droit dans le cœur, éventuellement dans la gorge, mais toujours avec une parfaite efficacité.

Noyée dans l'ombre, la minuscule silhouette s'avançait comme la mort poursuit les combattants sur le champ de bataille. Nul ne la vit traverser le Ponte dei Martiri, pas plus qu'on ne la remarqua lorsqu'elle s'attarda sous les arcades de la Piazza Sant'Anna. Scrutant les environs déserts, le mystérieux individu tendit l'oreille, attentif au moindre bruit suspect. Il ne vit personne, à l'exception d'un chat solitaire cherchant un abri épargné par la pluie, et n'entendit d'autre son que celui de sa propre respiration, tranquille et régulière.

Il songea que ses précautions étaient sans doute inutiles, dans la mesure où les rares personnes encore debout seraient trop imbibées d'alcool pour le reconnaître. Et puis la lame acérée de sa fidèle épée était le meilleur moyen de faire retomber les poivrots dans les limbes qu'ils n'auraient jamais dû quitter. À cette pensée, un sourire naquit brièvement sur ses lèvres, tandis que ses doigts glissaient sur le manche de l'arme.

Durant un instant, tout son esprit ne fut plus tendu que vers l'idée de mort. Il gardait encore en mémoire les cris de douleur du pauvre petit barbouilleur qu'il avait torturé la veille. Il se sentait frustré, car il l'aurait volontiers fait souffrir quelques heures de plus, mais son maître l'en avait empêché. Et il ne lui avait même pas laissé le plaisir de l'achever.

Il sentit monter en lui une irrépressible envie de tuer. Mais il avait mieux à faire dans l'immédiat. Il se promit d'étancher sa soif de sang dès que sa mission serait achevée.

Il était sur le point de se remettre en marche, lorsque, à une vingtaine de mètres à peine, la porte d'une taverne s'ouvrit, laissant échapper un flot de lumière. Assourdis par le bruit de l'orage, les rires hystériques des soûlards encore en activité brisèrent le silence de la nuit.

Trois silhouettes sortirent et s'avancèrent vers lui. S'il avait été plus près, il aurait sans doute pu distinguer les mamelons joufflus de la matrone qui, avec l'aide d'un jeune homme, soutenait tant bien que mal un rare spécimen de carcasse avinée.

Le vent porta jusqu'à lui quelques bribes de conversation.

- Ça va aller, Francesco? demanda celui des adolescents qui tenait encore debout.

- Mais oui, ne t'inquiète pas pour moi... Je... je... peux quand même rentrer chez moi!

- Tu es sûr qu'il en est capable, Niccolò? s'inquiéta Teresa.

- Bien sûr... que je peux le faire! beugla l'ivrogne. Regardez... J'arrive presque à marcher droit!

Se dégageant des mains qui le tenaient, Vettori s'écroula dans une large flaque de boue. Il refusa l'aide que lui proposaient Teresa et Machiavel, et se releva avec peine en prenant appui sur le mur de la maison la plus proche. Il se retourna une dernière fois et lança d'une voix rauque, tandis que la porte de la taverne se refermait sur des rires joyeux:

- Allez... bonsoir! Buvez à ma santé!

Ignorant la pluie qui tombait désormais en rafales diluviennes, il entama une lente progression, se gardant bien de lâcher le mur. Quelques pas plus loin, sa main se posa tout près du petit renfoncement où s'était dissimulé le rôdeur, dont les yeux brillaient d'un étrange éclat lumineux.

Pris d'un besoin pressant, l'adolescent se mit en devoir de baisser son pantalon. Il lui fallut une bonne minute pour extraire complètement sa verge, qu'il contempla d'un air satisfait, avant de murmurer:

- Arbrisseau... mon cul!

Un sourire extatique envahit son visage lorsque le liquide tiède se mit à couler. Il laissa échapper un soupir de satisfaction tandis que, au-dessous de lui, le tueur avait déjà empoigné son épée, prêt à étriper l'inconscient qui lui pissait dessus. L'espace d'une seconde, il songea à lui planter son arme dans le ventre, non sans avoir auparavant coupé un morceau de cet engin ridiculement petit qui s'agitait au-dessus de lui.

Ses oreilles résonnèrent soudain du cri de ses victimes, que sa lame avait traversées par dizaines, et son envie de tuer augmenta encore d'un cran. Il ferma les yeux et imagina la chaleur du sang glissant de sa lame et coulant sur ses doigts. L'odeur de la mort semblait déjà planer dans l'air, tout autour de lui. C'était une odeur moite, mais en même temps fruitée, semblable à celle d'un sous-bois à l'automne.

Il remplit ses poumons de ce parfum et en aspira goulûment les effluves, la bouche grande ouverte. Un mélange complexe de peur et d'excitation s'empara de lui. Son besoin d'assassiner répondait à un instinct vital et essentiel auquel il n'avait pas la force de s'opposer. Il était sur le point de perdre tout contrôle de lui-même.

Il se reprit tout de suite. Il ne fallait pas prendre de risques. Les sommes énormes qu'il réclamait pour ses services étaient justifiées par un taux d'échec absolument nul. Or la mission de ce soir-là ne nécessitait pas de tuer, aussi épargna-t-il le jeune ivrogne. Il serait toujours temps de le retrouver pour lui faire payer son humiliation.

Au bout de quelques secondes, Vettori remit maladroitement son membre dans son pantalon et reprit sa prudente avancée. Il fut bientôt assez loin pour que l'homme puisse enfin sortir de son abri. L'odeur d'urine qui imprégnait ses vêtements remplaça aussitôt le doux parfum de la mort.

Il attendit que la lune fût totalement masquée par les nuages, puis courut jusqu'au pied de l'escalier menant à l'église. Le bruit de la pluie étouffa celui de ses pas lorsqu'il gravit les quelques marches qui le séparaient du lieu consacré. Parvenu en haut, il longea la façade et s'arrêta une dizaine de mètres plus loin, devant une petite porte percée dans le mur.

Il sortit de sa poche un poinçon, l'introduisit dans la serrure et le fit tourner lentement dans un sens, puis dans l'autre. Le mécanisme céda dans un claquement sourd. Retenant son souffle, le tueur s'immobilisa. Lorsqu'il fut certain que le bruit du tonnerre avait couvert celui de la serrure, il ouvrit doucement la porte.

Il se trouvait dans un cloître, protégé de la pluie par l'avancée du toit. Le déambulatoire qui entourait le jardin était plongé dans l'obscurité la plus complète. Les cellules des moines étaient toutes parfaitement silencieuses. L'intrus se plut un instant à imaginer la vie merveilleuse qu'il pourrait mener dans un tel endroit, lorsqu'il serait las d'exécuter ses basses œuvres. N'était-il pas injuste que seuls les moines puissent jouir d'un lieu aussi paisible et, surtout, si bien préservé des dangers du monde extérieur et de la justice des hommes?

La seule réserve qu'il pouvait émettre à l'encontre de ce projet était qu'il serait peut-être difficile d'y introduire alcool et bonne chère en quantité suffisante pour ne pas trop s'y ennuyer. Sans parler des femmes, qui lui coûtaient déjà une bonne partie des sommes que lui rapportaient ses diverses activités, et dont il n'imaginait pas qu'elles lui fissent défaut pour les dernières années de son existence. Il se rassura très vite, car, d'après ce qu'on disait, le réseau d'approvisionnement des moines était aussi fourni que les cales d'un galion espagnol de retour des Indes.

Suivant à la lettre les instructions qu'on lui avait données, le tueur atteignit une seconde porte, sortit une clé de sous son manteau, puis pénétra dans un vestibule obscur. N'osant allumer le lumignon qu'il avait emporté avec lui, il tâtonna jusqu'au moment où il buta contre la première marche de l'escalier, qui s'élevait sur sa gauche en une élégante volute de marbre. Il gravit une quinzaine de marches et entra dans la salle de lecture.

Longue de près de quarante mètres, la pièce se terminait par un mur orné d'une fresque. De chaque côté de l'allée centrale étaient disposés de larges pupitres, sur lesquels se trouvaient encore quelques parchemins. Des livres par centaines, soigneusement rangés sur des étagères de bois précieux, recouvraient les deux parois latérales.

Sûr de son fait, le tueur s'engagea dans l'allée centrale et s'arrêta devant une nouvelle porte, si petite qu'il fallait presque se courber pour la franchir. Il essaya sans succès de tourner la poignée. Soucieux de ne faire aucun bruit, il réfléchit un court instant, puis appuya son épaule contre le bois. Très vite, le gond supérieur commença à plier. Il poursuivit son effort jusqu'à ce que ce dernier cédât, immédiatement suivi par celui du bas.

Il souleva la porte et la posa en silence sur le sol. Sa petite taille lui permit de passer sous le linteau de marbre sans même se baisser. Il pénétra alors dans un réduit aux murs entièrement tapissés de livres. Sans perdre de temps, il s'avança vers un rayonnage situé à mi-hauteur et fit glisser son doigt jusqu'à un manuscrit grossièrement relié, qu'il fit aussitôt disparaître sous son pourpoint.

Parcourant le chemin inverse, il traversa le cloître et s'enfonça dans la nuit.

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