16

- Ne me parlez plus de cette taverne!

La voix de Teresa avait tonné dans toute la maison. L'air mauvais, elle secoua la tête en signe de dénégation, bien décidée à repousser quiconque se hasarderait à lui poser à nouveau la question.

- Si vous m'avez fait venir pour ça, vous pouvez tout aussi bien aller vous coucher dès maintenant! Je ne veux plus en parler, c'est du passé!

Machiavel savait que l'ancienne prostituée n'était pas facile à manœuvrer. Lorsqu'il l'avait retrouvée, sous un abri de fortune bâti au beau milieu des cendres encore tièdes de son auberge, il avait dû user de toute sa force de persuasion pour la convaincre de le suivre.

Il tenta néanmoins de la raisonner:

- Mais enfin, Teresa, nous avons besoin de toi. Nous voulons juste savoir si tu as déjà entendu parler de cet homme. Il s'agit d'une affaire de meurtre, tout de même!

- Et alors? Je me moque de ce qui se passe dans cette foutue ville! Tous ses habitants peuvent bien se faire égorger les uns après les autres que ça ne m'empêchera pas de dormir! Je veux juste qu'on me laisse tranquille...

La voix de la malheureuse se brisa. Elle fondit en larmes, tandis que son grand corps se tassait sur lui-même en s'affaissant sur le sol. Incapable de se relever, elle demeura prostrée un long moment.

D'un signe du menton, Annalisa fit signe à ses amis de sortir de la pièce. Tous s'exécutèrent, à l'exception de Boccadoro, qui s'agenouilla près de Teresa et prit son visage entre ses mains.

- Ça va mieux? demanda-t-elle d'une voix douce.

- Un peu, oui.

- Nous sommes conscients que ta situation n'est pas facile, dit Annalisa. Nous sommes tous prêts à te soutenir.

Teresa fixa le mur opposé, droit devant elle. Elle avait trop lutté au cours de son existence pour être dupe des paroles de son amie. Elle appartenait à ceux dont le destin est d'être sans cesse ballottés sur un interminable océan de larmes. Elle s'était bien battue, mais la vie l'avait vaincue. Toute son énergie s'était dissipée en même temps que les dernières volutes de fumée au-dessus des ruines de son auberge. Au fond d'elle-même, elle n'était plus qu'une vieille femme fatiguée et ruinée.

- Je n'ai plus la force de batailler, Annalisa. Tout aurait été plus simple si j'avais accepté ma condition dès le début.

- Rien n'est perdu. Nous t'aiderons, tu verras...

- Je suis certaine que donna Stefania serait heureuse de prendre des parts dans un établissement aussi florissant que l'était le vôtre, assura Boccadoro.

Tout va recommencer, mais il faut d'abord en finir avec cette histoire.

Revigorée par les paroles des deux jeunes femmes, Teresa retrouva un peu de sa superbe passée. L'espace d'un instant, son visage reprit l'aspect revêche qui effrayait tant les buveurs quelques jours auparavant.

- Que voulez-vous savoir?

- Quand as-tu ouvert ta taverne?

- Il y a exactement vingt-huit ans.

- Un jeune homme a été contraint de quitter précipitamment Florence à peu près à cette époque. Il avait dû être mêlé à une affaire très grave. Nous devons le retrouver.

Teresa passa la main dans ses cheveux et redonna un semblant d'ordre aux mèches humides de larmes qui s'étaient collées sur ses joues.

- Un scandale dont on se souviendrait encore aujourd'hui? Un meurtre alors? Non, je ne crois pas que ce soit suffisant. Il faut chercher quelque chose de pire encore. Comment est-il fait, votre gaillard?

- C'est bien le problème. Nous l'ignorons tout à fait. Nous savons seulement qu'il se fait appeler Princeps et qu'il s'habille en moine.

- Un moine, dis-tu? Attends, ça me rappelle quelque chose... Je ne vois qu'une seule histoire de ce genre, mais c'était il y a vraiment très longtemps. On a chassé un jeune dominicain parce qu'il couchait avec une novice du couvent voisin.

- Ce doit être cela! s'exclama Annalisa, soudain très excitée. Tu n'en sais pas plus?

Teresa secoua la tête d'un air impuissant.

- Je vais chercher mon oncle, reprit la jeune femme. Il en a peut-être conservé quelques souvenirs.

Elle revint un instant plus tard en compagnie du vieux philosophe.

- Annalisa m'a parlé d'un moine et d'une nonne?

- Oui, ça remonte à un peu plus de vingt-cinq ans. Vous étiez déjà arrivé. Toutes les commères en ont fait des gorges chaudes pendant des mois!

- Tout à fait, approuva Ficino, ça me revient maintenant... Il a réussi à s'enfuir alors que les frères de la jeune femme étaient en train de lui faire passer un bien mauvais moment. Ils se sont tout de même vantés de l'avoir délesté de sa virilité. D'après le récit de Boccadoro, ses attributs semblent pourtant toujours en place. Fort heureusement, depuis que Ciccio officie parmi nous, les réseaux d'information sont devenus beaucoup plus fiables!

Teresa goûta modérément la plaisanterie du vieillard et tint à le lui signifier:

- Vous m'avez raconté un jour que pareille mésaventure a failli vous arriver à vous aussi. Ne vous moquez pas de ce pauvre garçon!

- Quelle mémoire! J'avais moi-même presque oublié cet épisode fâcheux.

Il regretta aussitôt sa phrase, car Annalisa le contemplait avec de grands yeux étonnés:

- Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Pourquoi ne m'en avoir jamais parlé?

- Tu n'as pas besoin de toujours tout savoir... bredouilla son oncle. Je peux conserver quelques secrets, non? J'étais bien jeune à l'époque. Et puis ce n'était pas à cause d'une nonne, dans mon cas.

Il balaya les interrogations de sa nièce du revers de la main, lui signifiant que le moment était mal choisi pour revenir à la charge.

- Si le moinillon est parvenu à s'envoler avant qu'on lui arrache les ailes, poursuivit-il, sa promise n'a pas eu cette chance. Quand il s'est échappé, les frères de sa maîtresse ont forcé les portes du couvent. Ils l'ont emmenée dans un champ et lui ont arraché les yeux. Elle a erré dans la campagne durant deux jours. Elle était dans un triste état quand on l'a retrouvée...

- Elle a survécu?

- Je l'ignore. En tout cas, ses frères ont été jugés et innocentés. On a considéré qu'ils s'étaient contentés de laver l'honneur de la famille. Quant au moine, je comprends qu'il n'ait pas eu envie de rentrer plus tôt.

- Je peux admettre qu'il veuille se venger, insista Annalisa, mais pourquoi le faire de manière aussi barbare?

- Il est le seul à avoir subi l'opprobre public, constata le philosophe. Sa colère s'est retournée contre la ville qui l'a banni. Quant au cardinal, il hait Soderini depuis que ce dernier l'a humilié devant tout le conseil et ne vit plus que pour lui faire payer cet affront. Sa mission est de nous pousser à accepter le traité d'alliance de la France. Son roi se moque des moyens qu'il utilisera pour parvenir à ses fins. Saint-Malo est prêt à tout, même aux pires horreurs.

Interloquée par ce qu'elle venait d'entendre, Teresa se redressa péniblement.

- Si je comprends bien, tout ça n'est qu'un piège pour plonger la ville dans la guerre civile? Savonarole n'est pas vraiment responsable des destructions, alors?

- Je suis même convaincu du contraire, répondit Ficino. Il est le principal visé dans cette affaire. On veut le décrédibiliser en l'accusant de tous ces meurtres. S'il tombe, il risque d'entraîner le gonfalonier. La république tout entière vacillera sur ses bases.

- Mais comment le sauver? Il est trop tard pour arrêter la foule. Ils sont prêts à le pendre s'ils le retrouvent!

- Nous devons découvrir qui se cache derrière cette défroque de moine. La situation échappera bientôt à tout contrôle. Il faut trouver qui est ce Princeps.

Élaborer un plan de bataille dans la précipitation n'avait pas été facile. Annalisa et Marco avaient été chargés d'apporter la lettre de change au gonfalonier. Vettori devait veiller sur Boccadoro. La lutte avait été intense, mais Guicciardini avait fini par s'incliner devant les arguments de ses amis.

- Il aurait mieux valu que ce soit moi qui surveille Boccadoro. Je n'ai aucune confiance en Francesco pour ce genre de mission. Tu le connais, il essayera de la séduire en lui faisant son sourire le plus éclatant, puis en jouant avec sa mèche graisseuse. Elle s'énervera, comme elles le font toutes, et on retrouvera Francesco prostré dans un coin de la pièce.

- Tu es jaloux, voilà tout, dit Machiavel en éclatant de rire. Tu as seulement peur que, pour une fois, il réussisse à séduire une fille! Tranquillise-toi, tu n'as pas grand-chose à craindre, si l'on se fie à ses déboires passés. Tu retrouveras Boccadoro intacte, tu verras.

- Bon, d'accord... Que fait-on, maintenant?

- Allons prévenir Savonarole. Il a peut-être encore le temps de quitter la ville avant que le monastère ne soit attaqué.

- J'en doute. Les voilà déjà.

Au bout de la rue, une centaine de personnes s'avançaient en direction de San Marco. Les cris de haine et les armes avaient remplacé les cantiques et les cierges des processions précédentes. Les pèlerins d'autrefois s'étaient mués en guerriers surexcités.

Juste avant d'arriver au monastère, le groupe s'arrêta devant une maison anonyme et entreprit d'en forcer l'entrée. De l'une des fenêtres du second étage, une silhouette observait la meute qui s'agitait devant la porte.

- Regarde là-haut, Ciccio! Tu le reconnais?

- Valori! Il est resté chez lui. Il pensait sans doute y être plus en sécurité qu'en compagnie de Savonarole.

- Il ne pourra pas leur résister longtemps. Ils vont le massacrer!

Une voix autoritaire s'éleva soudain depuis l'extrémité de la ruelle.

- Arrêtez! Êtes-vous donc tous devenus fous?

L'excitation retomba d'un coup. Bernardo Rucellai s'avança, appuyé sur le bras d'Antonio Malegonnelle.

- Qu'allez-vous faire? Pénétrer de force chez cet homme et l'assassiner comme un chien?

- Il le mérite! Il a aidé le moine à commettre ses crimes!

- Devons-nous devenir à notre tour des bêtes pour venir à bout des loups qui ont envahi la ville? S'il est coupable de ce dont vous l'accusez, il doit être jugé par un tribunal digne de ce nom.

Le respect qui entourait le vieux politicien produisit son effet. Les émeutiers l'écoutaient dans un silence religieux. Quelques-uns s'éloignèrent à pas lents.

Parfaitement immobile derrière sa fenêtre, l'ombre de Tommaso Valori contemplait la débandade annoncée.

- Votre colère est légitime, mais n'oubliez pas que la justice est le fondement de notre cité.

L'orage semblait avoir passé aussi vite qu'il avait éclaté. Il ne resta bientôt plus devant la maison qu'un petit attroupement, au centre duquel se tenait toujours Rucellai.

Habitués aux volte-face de leurs concitoyens, Machiavel et Guicciardini s'apprêtaient à quitter les lieux, lorsqu'un sifflement retentit à leurs oreilles Sans qu'ils l'aient vue passer, une flèche avait traversé le cou de Rucellai, pour finir sa course contre le mur opposé. Le vieillard poussa un hurlement avant de s'écrouler, au milieu d'une mare de sang.

Une exclamation de stupeur monta du petit groupe, tandis que ceux qui s'étaient éloignés revenaient sur le lieu du drame. Chacun cherchait des yeux l'endroit d'où était parti le trait. Un bras désigna la fenêtre derrière laquelle se tenait la silhouette de Valori. L'un des carreaux était brisé.

- Pourquoi a-t-il fait ça? s'écria Guicciardini. Quel besoin avait-il de les provoquer? Ils étaient sur le point de partir!

- C'est incompréhensible... Ils sont furieux maintenant.

Déjà, quinze épaules pesaient sur la porte d'entrée, sans que Valori esquisse le moindre mouvement. Un immense cri de victoire salua l'arrachement de la serrure. D'un même mouvement, dix, puis vingt corps s'engouffrèrent par l'ouverture.

Sans réfléchir, Machiavel s'élança à la suite des assaillants.

- Niccolò, où vas-tu?

- On ne peut pas rester là sans rien faire. Il est peut-être encore possible de sauver Valori! S'il meurt, Savonarole périra aussi!

Guicciardini hésita, puis rejoignit son ami. Serrés l'un contre l'autre, ils se frayèrent un chemin jusqu'au second étage. Les assaillants avaient brisé tout ce qui pouvait l'être. Seule une porte résistait encore, derrière laquelle se trouvait le disciple de Savonarole. De cette mince épaisseur de bois dépendait la vie d'un homme, et peut-être même le destin d'une ville.

Un boucher s'avança, une hache à la main.

- Il faut l'abattre, reculez-vous!

Avec une force décuplée par la colère, il s'acharna jusqu'à ce qu'il ne reste plus que des débris éparpillés sur le sol. Les traits marqués par l'effort, il se déporta aussitôt sur le côté et fit signe à Machiavel d'entrer. Derrière eux, Guicciardini faisait de son mieux pour bloquer les autres assaillants.

Assis sur une chaise au large dossier, l'adjoint de Savonarole leur tournait le dos. Il n'avait toujours pas esquissé le moindre geste.

- Vous devriez vous rendre, dit Machiavel. Nous vous remettrons entre les mains du gonfalonier. Vous serez en sûreté là-bas.

Valori ne répondit pas. Il semblait fixer un point à travers la fenêtre. Il devait être mort depuis longtemps, car le sang était déjà sec dans ses orbites vides. Passée autour de son cou, une corde courait le long de sa poitrine et serpentait sur le sol jusqu'au carreau brisé.

Machiavel n'eut pas le temps de réagir. La corde se tendit brutalement et le corps traversa la fenêtre en faisant jaillir une gerbe de verre.

Une joyeuse clameur monta de la foule. Personne ne douta un seul instant que Machiavel n'ait été l'auteur de cette mise à mort spectaculaire. Les événements s'étaient enchaînés si vite qu'il avait été le seul à se rendre compte de la machination.

Le boucher pénétra à son tour dans la pièce. Il souleva Machiavel par la taille et le porta en triomphe devant la fenêtre.

- Mes amis, voici celui qui nous a débarrassés de cet ennemi du peuple! Acclamez-le comme il le mérite!

Abasourdi par tant de bêtise, Machiavel ne put s'empêcher de songer aux spectacles de gladiateurs qui faisaient la joie des citoyens romains. Dans l'arène, il ne suffisait pas de tuer pour gagner les faveurs de la foule. Les boyaux devaient souiller le sable et la cervelle se répandre sur les premiers rangs, sans quoi la catharsis ne pouvait opérer totalement.

Les assassins de Valori appliquaient des préceptes vieux comme le monde. Ils misaient sur la capacité de la plèbe à reproduire les mêmes comportements, siècle après siècle. C'était cela qui les rendait si dangereux.

Dans la ruelle, la populace s'était déjà désintéressée du cadavre. Loin d'être repue, elle réclamait une nouvelle victime. Le monastère de San Marco lui en fournirait une de choix.

Machiavel se retourna. A présent, il était seul dans la pièce. Guicciardini se tenait toujours en travers de la porte, mais sa masse imposante ne faisait plus barrage à personne.

- Que s'est-il passé, Niccolò? Je n'ai rien vu d'ici. Tu l'as vraiment fait passer par la fenêtre?

Son ami s'assit sur le bord de la chaise en prenant soin de ne pas toucher au dossier maculé de sang. Il se sentait fiévreux et se passa la main sur le visage.

- Bien sûr que non. Valori était mort depuis longtemps. Ils l'ont fait tomber depuis le toit, avec une corde. Ils nous attendaient.

- Mais qui a tiré la flèche alors?

- Le nain, sans doute. Il n'a eu aucun mal à ajuster Rucellai de là-haut. Son acolyte a dû s'occuper de la corde.

- Dépêchons-nous, ils sont peut-être encore sur le toit!

- J'en doute, ils ont dû fuir depuis longtemps. Et puis je n'ai aucune envie de me faire égorger comme un porc. Allons plutôt voir ce qui se passe au monastère.

Les deux garçons sortirent lentement. Rucellai gisait toujours au milieu de la ruelle, abandonné de tous. Machiavel jeta un ultime regard à la dépouille de Valori qui se balançait au-dessus de sa tête. Nul n'oserait la décrocher avant quelques jours. D'ici là, les corbeaux et les vers auraient déjà bien avancé leur travail de destruction. Frissonnant à cette sinistre pensée, il indiqua à Guicciardini la direction du bâtiment où s'étaient retranchés Savonarole et les siens.

La place sur laquelle donnait le monastère portait les traces des violents combats qui s'y étaient déroulés. De larges flaques de sang maculaient la terre. Les portes du lieu saint étaient grandes ouvertes.

Les deux jeunes gens se précipitèrent à l'intérieur. Les rares meubles des moines, rassemblés au centre du jardin, se consumaient déjà. Aucune des statues du cloître n'avait été épargnée par la furie dévastatrice du peuple. Les fresques de Fra Angelico avaient elles aussi été victimes de ce déferlement de violence. Avec tristesse, Machiavel passa sa main sur ce qui avait été une sublime Déposition et n'était plus qu'une vague esquisse à demi effacée.

Le visage recouvert de sa capuche ensanglantée, un moine était appuyé sur le fût d'une colonne.

- Savonarole? demanda Guicciardini.

Machiavel se pencha sur le mort et rabattit sa

capuche vers l'arrière.

- Non, ce n'est pas lui. Ils ont dû l'emmener avec les autres moines.

- Où les ont-ils conduits selon toi?

- Ils veulent conserver une apparence de légalité, je pense. Ils les ont sans doute jetés dans les geôles du Bargello, le temps d'organiser un procès sommaire.

- Que pouvons-nous faire, alors?

- Rien, Ciccio... Nous avons échoué. J'espère qu'Annalisa et Marco ont eu plus de chance que nous.

- J'ai bien peur qu'il ne vous faille revoir vos projets, mes amis!

La voix nasillarde du nain s'était élevée du premier étage du cloître. Tranquillement assis sur le rebord du toit, il contemplait le délicieux spectacle des deux visages décomposés qui lui faisaient face.

- As-tu apprécié ma petite mise en scène de tout à l'heure? demanda-t-il à Machiavel. Tu en as mis du temps pour comprendre!

Ce dernier ne répondit pas, se contentant de serrer les poings.

- J'ai semé sur mon passage plus de cadavres que quiconque sur cette terre, poursuivit-il. Tu ne croyais tout de même pas qu'un minable secrétaire de ton espèce allait pouvoir m'arrêter?

- Que voulez-vous? Pourquoi nous harcelez-vous?

- C'est vous qui n'arrêtez pas de m'importuner! Je ne peux pas faire un pas sans vous retrouver pendus à mes basques.

Guicciardini tendit un doigt menaçant en direction du nain:

- Descends un peu et nous allons régler nos comptes une bonne fois pour toutes! Je t'attends, viens...

- Cesse ces enfantillages, mon garçon! Bien sûr, je suis curieux de savoir de combien de pouces ma lame peut s'enfoncer dans ton lard, mais j'ai mieux à faire pour l'instant. Ne t'inquiète pas, nous aurons d'autres occasions de nous amuser ensemble.

- Tu n'es vraiment qu'un lâche!

Imperturbable, le nain fit un geste agacé de la main, comme pour chasser un moucheron. Puis il déboutonna son pourpoint et sortit de la poche intérieure une feuille de papier pliée en quatre.

- Reconnaissez-vous cela?

- La lettre de change... murmura Machiavel, livide. Comment l'as-tu obtenue? Qu'as-tu fait d'Annalisa et de Marco?

- Ah! La charmante jeune fille et son petit chiot de compagnie? Rassure-toi, ils sont vivants. Enfin, pour le moment du moins...

- Où sont-ils? Réponds!

Fou de rage, Guicciardini avait empoigné un poignard qui traînait sur le sol, mais il fut rappelé à l'ordre:

- Allons, calme-toi! La vie de tes amis ne tient qu'à un fil, alors jette cette arme ridicule et assieds-toi au pied de cette colonne.

Guicciardini obtempéra, aussitôt rejoint par Machiavel.

- Vous allez m'écouter très attentivement. La fille et le petit n'ont pas eu le temps d'arriver jusque chez Soderini. Nous avons la lettre, mais il nous manque encore la preuve la plus importante...

- Boccadoro, je suppose? interrogea Machiavel.

- Tu as l'esprit plus vif que les réflexes, mon garçon. Cela ne suffira malheureusement pas à te sauver si nos routes venaient de nouveau à se croiser.

- Que voulez-vous exactement?

- Un échange: nos deux otages contre Boccadoro. Vous avez une journée pour y réfléchir. Après, je me ferai une joie de m'occuper d'eux moi-même. Je ne sais pas encore si je commencerai par le joli minois de la donzelle ou par les doigts du morveux. Mon imagination est débordante, vous savez!

- Où se fera l'échange?

- Venez demain, à la même heure, dans la cathédrale. Mon maître vous y rejoindra. Soyez à l'heure surtout, et n'oubliez pas la fille!

- Attendez...

Machiavel n'eut pas le temps d'achever sa phrase. Le nain avait déjà disparu sur les toits.

- Nous nous sommes bien fait rouler... soupira Guicciardini. Il faut rentrer maintenant. Je me demande comment nous allons pouvoir annoncer ça à Ficino.

Marsilio Ficino reçut la nouvelle de l'enlèvement de sa nièce comme un coup de poignard en plein cœur. Aussi pâle qu'un linge, il se contenta de murmurer quelques mots d'une voix presque étouffée:

- Mon Dieu, non... Pas Annalisa, ce n'est pas possible!

Il porta la main à sa poitrine, tournoya sur lui-même et s'écroula sans même un gémissement. Machiavel se précipita sur le corps inerte, puis hurla à Vettori d'aller chercher Corbinelli. Guicciardini l'aida à porter le vieil homme jusqu'à son lit.

Une demi-heure plus tard, à bout de souffle, le médecin pénétra dans la chambre. Il examina le vieillard durant de longues minutes avant de remonter le drap sur sa poitrine. Machiavel le suivit hors de la pièce.

- Alors, Girolamo, qu'en penses-tu?

- J'ai fait tout ce que j'ai pu, mais son cœur a reçu un choc trop important. Espérons qu'il s'en tire, mais je doute même qu'il reprenne conscience.

- Que peut-on faire?

- Rien, à part attendre... Et prier, si tu crois encore en Dieu après tout ce que nous avons vécu ces derniers jours. Si tu me disais ce qui l'a mis dans cet état, Niccolò?

En quelques mots, le jeune homme lui rapporta le plus fidèlement qu'il put les propos du nain. Pour la première fois, il vit Corbinelli perdre son calme. Du revers de la main, le médecin balaya les livres entassés sur la table face à lui.

- Que le diable les emporte, ces enfants de putain! On ne va pas se laisser faire comme ça!

- Ne nous affolons pas, dit Deogratias en se penchant pour ramasser les livres. Nous devons réfléchir posément.

Le serviteur aligna avec soin les précieux manuscrits et tendit une chaise à son maître. Corbinelli s'assit, sans que sa colère s'apaise pour autant. Il se redressa presque aussitôt et se mit à déambuler dans la pièce.

- Quelle audace incroyable, tout de même! En plus, ils viennent nous narguer! Quand je mettrai la main sur ces bandits, ils n'auront pas assez de larmes dans le corps pour pleurer toutes les souffrances que je leur infligerai!

- Nous ne sommes malheureusement pas en position de contre-attaquer, souligna Deogratias. Il faut avant tout songer à sauver les enfants.

- Alors nous n'avons pas le choix, conclut Machiavel. Il faut accepter l'échange et leur livrer Boccadoro.

- Ce serait l'envoyer à une mort certaine, Niccolò. Et comment être sûrs qu'ils nous rendront Annalisa et Marco? Nous risquons de tout perdre.

Corbinelli rejeta lui aussi cette éventualité:

- De toute manière, nous ne pouvons pas attendre demain. Le procès de Savonarole est prévu pour ce soir. Enfin, si on peut appeler ça un procès... Ils sont déjà en train de dresser son bûcher sur la Piazza délia Signoria.

- Quoi! s'exclama Machiavel. Soderini n'a pas attendu que les esprits se calment avant de le juger?

- J'ai passé tout l'après-midi avec lui, dit le médecin. Malatesta est intervenu juste à temps pour sauver Savonarole durant l'assaut du monastère. S'il n'avait pas été là, à l'heure qu'il est sa tête serait fichée au bout d'une pique. En échange, Soderini a promis à la foule un procès rapide. Il sacrifie le moine pour sauver sa peau.

Machiavel manqua de s'étrangler de rage:

- Comment peut-il croire qu'il va s'en tirer sans dommages? Il est le prochain sur la liste. J'espère qu'ils ont prévu un bûcher assez grand!

- Ne t'inquiète pas, il le sait parfaitement. Maintenant que Rucellai n'est plus de ce monde, plus personne n'est en en mesure de calmer la foule.

- Et Malegonnelle? Il était son bras droit, il pourra peut-être intervenir?

- Il est bien trop lâche pour prendre le moindre risque. Et puis, la populace est désormais incontrôlable. Si nos charmants concitoyens décident de se soulever contre Soderini, ni Malegonnelle ni les hommes de Malatesta ne pourront s'y opposer. Il faudra alors souhaiter pour le gonfalonier qu'il ait un cheval rapide.

- Leur plan a parfaitement fonctionné. Tout est fini...

- Il reste un mince espoir, Niccolò. Si nous parvenons à démasquer ce Princeps, peut-être pourrons-nous convaincre les juges que Savonarole n'y est pour rien. Nous disposons tout au plus d'une vingtaine d'heures, il faut faire vite.

Boccadoro fit soudain irruption dans la pièce.

- Venez vite! Il s'est réveillé!

Les trois hommes se précipitèrent dans la chambre. Le vieillard entrouvrit les yeux et souleva sa main.

- Niccolò, murmura-t-il faiblement, approche...

- J'arrive, maître, ne vous agitez pas! Restez tranquille...

- Annalisa... Tu dois la retrouver!

- Je vais essayer, mais nous ne savons pas où les ravisseurs la gardent.

- La nonne... Impruneta...

La voix du vieil homme s'éteignit. Sa poitrine se souleva une dernière fois, puis se figea. Ses yeux ne fixaient plus que le vide.

Machiavel referma les paupières du vieillard. La première image qui lui vint à l'esprit fut celle de son père, le corps lardé de coups de poignard, abandonné comme un chien dans une ruelle de Pise.

Incapable de lutter contre l'émotion, Guicciardini s'assit sur le lit en gémissant. Près de lui, Vettori sanglotait en silence.

Debout face au cadavre, Machiavel songeait aux derniers mots du défunt:

- Qu'a-t-il voulu dire?

- Comment peux-tu penser à cela maintenant? lui reprocha Guicciardini. On dirait que sa mort ne te touche pas.

Machiavel le releva brutalement.

- Écoute-moi bien, Ciccio! Ficino est parti et nous n'y pouvons rien. Il sera toujours temps de le pleurer quand tout sera fini, si nous sommes encore en vie à ce moment-là. Pour l'heure, nous avons des problèmes plus urgents à régler.

- Niccolò a raison, intervint à son tour Vettori en séchant ses larmes avec sa manche. On ne peut pas abandonner Annalisa et Marco. Il a parlé d'une nonne. Ce doit être celle qui a été mutilée par ses frères. Il doit bien rester des traces de cette histoire dans les archives du Palazzo Comunale.

- Je vais tout de suite aller y jeter un coup d'œil. J'en profiterai pour me renseigner sur ce nom, Impruneta. Ficino ne l'a pas prononcé par hasard. C'est probablement celui du couvent. Si c'est le cas, nous irons là-bas cette nuit.

- Et nous? demanda Guicciardini. On ne va pas rester là à t'attendre les bras croisés!

- Débrouillez-vous pour trouver des armes et des chevaux.

- De combien de chevaux avons-nous besoin?

- Nous trois, Annalisa et Marco si nous les retrouvons... Cinq en tout.

- Six. Je viens avec vous.

Les trois garçons lurent immédiatement sur le visage de Boccadoro que rien ne pourrait la faire changer d'avis.

Загрузка...